Homélie du 20 mars 1955 – 4ème dimanche de Carême

 

Ép : Ga 4, 22-31 ; Év : Jn 6, 1-15.

 

Le mot « métanoïa » se traduit en français par « pénitence » ; ce terme est peu adéquat, car le mot grec exprime parfaitement, au contraire, le changement de l’être, la « transformation », la nouvelle naissance. La vraie pénitence ne consiste nullement, en effet, à s’installer dans le remords ou dans le regret d’avoir commis telle ou telle action.

L’expression et le geste liturgiques qui expriment le mieux la pénitence, sont : « Fléchissons les genoux – Levez-vous » ou : « Prosternez-vous – Levez-vous ». Tel est le rythme. Quand vous êtes tombés, ne restez pas dans la contemplation de votre chute, prosternez-vous devant Dieu, et puis, relevez-vous, rythme de la mort et de la vie.

Je m’élève aujourd’hui contre une fausse doctrine de la pénitence : s’agenouiller intérieurement et ne pas se relever. Oui, il est beau de se sentir pécheur, le dernier de tous, oui, il est beau de verser des larmes de repentir, de se frapper la poitrine comme le publicain de répéter : « Dieu, purifie-moi, pécheur ! » Mais le sentiment d’un publicain ne doit pas exclure le sentiment complémentaire : ne pas douter un instant de la miséricorde divine. Après nous être humblement prosternés, nous ne devons pas manquer de nous relever promptement en confessant l’amour de Dieu pour nous.

Ce double sentiment, humilité et certitude du pardon de Dieu, cette double confession de notre qualité de pécheurs et de la miséricorde divine est une notion simple qui ne se complique que dans les âmes compliquées.

Souvent, ce n’est qu’insouciance : « Dieu est bon, Il pardonne tout, ne nous inquiétons pas ». Cette attitude ne permet pas d’avancer. Les autres ne voient que l’indignité, il leur semble que leurs péchés sont plus forts que le pardon divin, ils ne veulent pas approcher Dieu, ils doutent de Son amour et ce doute ferme, dessèche leur âme.

Sachez que dans cet état, les doutes sur la miséricorde de Dieu viennent du malin, ils sont illusions, tentations. La véritable vie spirituelle est comme une corde tendue entre deux opposés : « Dieu pardonne tout », et « Je ne suis pas digne de m’approcher de Lui ». Fils prodigue, je courbe le front, je n’ai pas le droit de revenir, je n’ai aucun droit et pourtant je reviens, sûr du pardon. Simultanément, je fixe Dieu et j’incline ma tête devant Lui !

Comment réaliser cet état antinomique ? S’habituer, d’abord, au rythme liturgique « Prosternez-vous », je ne suis rien, le dernier des pécheurs... et « Levez-vous », je suis tout en Dieu. L’apôtre Paul nous enseigne : « Je suis le dernier des pécheurs, mais je suis tout en Christ ».

La liturgie chante aujourd’hui : « Je me prosterne devant Ta Croix, et je chante Ta Résurrection ». Apprenons à ne pas nous fixer sur la Croix mais ne l’oublions pas non plus. Nous, orthodoxes, ne pouvons-nous arrêter ni sur l’une, ni sur l’autre. Nous ne pouvons oublier la Croix, ni la Résurrection.

Homme, tu dois mourir à chaque instant et revivre à chaque instant : chaque matin, en te levant, considère ton passé comme mort, sache mourir et ressusciter et, particulièrement à Pâques, que tout meure en toi pour ressusciter, peines et joies, réduis à néant ton passé et renais en Christ à une vie nouvelle ! Deux hérésies ont toujours poursuivi l’Église ; détestez-les. Un enseignement prétend que l’homme n’est que poussière, rien, néant ; l’autre, oubliant la poussière que nous sommes, fait de nous des idoles. Oui, nous sommes poussière, et nous sommes dieux par la grâce et comme l’annonce le psalmiste : « Dieu siège parmi des dieux ![2] »

Lorsque cette opposition naîtra clairement en vous, lorsque les deux tendront votre corde, alors votre cœur chantera les louanges du Seigneur et vous entrerez dans la pénitence réelle. Car, si nous ne sommes que poussière, rien n’importe ; nous ne pouvons que le constater, nous sommes ainsi, que voulez-vous et la vie perdra tout sens. Cependant, bien que tirés du néant, nous sommes tout en Christ, rien sans Lui ! Nous devenons à la fois le dernier et le bien-aimé !

Devant la souffrance, et les épreuves, gardez cette attitude, dites : je suis digne de ces douleurs et non des grâces ! En même temps que l’acceptation et la résignation, ayez cette prière : « Seigneur, je suis Ton œuvre, Tu es venu me chercher comme une brebis perdue, prends-moi dans Ta lumière, dans Ta joie ». Audace et humilité, conscience que nous sommes poussière et de race divine. C’est le plan de Dieu pour l’homme, cet être où les deux extrêmes se rejoignent et qui, dans le déchirement des deux, collabore avec le Seigneur, poursuivant le chemin de la transformation du monde et de son âme.

Ne vous étonnez pas des contradictions que vous rencontrerez sur votre route. Inévitablement, sur votre chemin, vous aurez tantôt conscience de votre royauté, tantôt plus de votre servitude, tantôt conscience de votre liberté en l’Église, tantôt davantage de votre enchaînement par les passions et votre nature déchue. Mais un jour vous découvrirez sur votre corde intérieure la tonalité juste, ce « la » où, en toute pureté, résonnera le cantique au Seigneur.

Point d’évolution de l’être sans ce rythme, sans la connaissance d’écrasement et des moments de résurrection.

Ceux qui poursuivront ce chemin parviendront progressivement à l’étrange ou merveilleux état de bonheur avant le bonheur, de paradis avant le paradis. Ils goûteront la vie éternelle avant la vie éternelle, où nous verserons les larmes de notre indignité, en étant joyeux comme des dieux et grands par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ. À Lui soit la gloire et l’honneur dans les siècles des siècles. Amen !

 

 

 


[1] D’après des notes de fidèles.

[2] Cf. Ps 82, 1 : « Dieu se dresse au conseil divin, au milieu des dieux il juge »