Technique de la Prière

 

Premier cours de la Technique de la Prière de l'évêque Jean.

 

 

Chapitre Premier


LA PRIÈRE-CONVERSATION AVEC DIEU

 

Toute parole est imparfaite lorsqu'elle veut exprimer ce qu'est la prière ; seule l'expérience peut nous en approcher.

Notre époque, malheureusement, ne facilite pas l'expérience de la prière. Comment devenir des âmes priantes dans une vie aussi trépidante que la nôtre ! Notre ennemi numéro un est le manque de temps, mais aussi une agitation telle que nous ne savons plus nous reposer. Même si nous partons en vacances, c'est pour nous baigner, prendre des bains de soleil coûte que coûte, escalader des pics, « faire de l'auto ». Peut-on demeurer en place lorsqu'à quelques mètres quatre roues vous invitent à courir vers des « points de vue », visiter des églises qualifiées de romane ou de gothique, etc. etc. ?

Néanmoins, un certain ascétisme pénètre notre vie. La mode est de manger peu, « naturellement », mais le faisons-nous dans un esprit de jeûne spirituel ? Certes non ! La cause de cette abstinence est plutôt un hindouisme confus ou la maladresse de l'homme qui, ne pouvant échapper à la nostalgie divine, se sert du jeûne de façon saugrenue.

Toutes ces circonstances modernes font que la technique de la prière a changé et que l'on ne peut appliquer à la lettre les leçons des anciens. Quelle sera donc la méthode à proposer à cet homme nerveux du XXe siècle, maladivement nerveux, tendu, bouleversé, changeant sans cesse de sujet ?

Saint Jean Chrysostome, Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et un grand nombre de Pères que nous n'avons pas la possibilité de citer ici, appellent la prière « la conversation avec Dieu ».

Le commerce d'un homme intelligent et bon nous rend intelligent et bon ; la conversation avec Dieu nous « fait dieu », dira saint Jean Chrysostome. Conversation avec Dieu... Une des formes de prières les plus exactes, les plus directes, les plus simples, est précisément de ne jamais penser, mais de toujours parler à Dieu. Prenons un exemple : Nous sommes troublés, envahis par l'angoisse ; en place d'analyser, de nous demander : dois-je faire ceci, agir autrement ? - la pensée est une mise en scène intérieure, un dialogue qui devient souvent une foule où montent les voix des souvenirs et des inquiétudes du passé -, plaçons tout cela devant Dieu. (Saint Augustin et J.-J. Rousseau sont les grands maîtres de la confession, à la différence que l'évêque d'Hippone racontait sa vie devant Dieu et l'écrivain devant lui-même.)

Dès que l'on se situe devant le regard de Dieu, s'ouvrant à Lui sans chercher même de réponse, commence la transformation de l'être. Tandis que si nous nous adressons à nous-mêmes, nous devenons semblables à un serpent qui mangerait sa propre queue. Raconter objectivement, sans passion, ce qui se passe en nous, arracher au cercle tragique du moi nos sentiments et nos pensées, voilà une des étapes de la prière. La psychanalyse le sait bien, qui a volé le principe de cette forme de prière à l'enseignement de l'Église. Il est préférable pour l'âme d'aller jusqu'à accuser Dieu plutôt que de se taire. « Du fond de l'abîme, je crie vers Toi, Seigneur ! »(Psaume 130, 1)

Cette conversation n'est bonne que dans la sincérité absolue : ni excuse, ni humilité grandiloquente. Dieu est l'Ami de l'homme, Il nous connaît avant que nous soyons nés. Et progressivement, par notre propre monologue, nous serons mystiquement aidés, bien que cela nous paraisse encore un monologue psychique et que la voix intérieure ne se soit pas fait entendre. Si nous avons exposé consciemment notre trouble à Dieu invisible, la réponse se dégagera de notre exposé, et même si la voix intérieure ne s'élève pas, l'état de notre âme se sera clarifié, apaisé, harmonisé.

Jean Chrysostome et Maxime le Confesseur comparent cette prière conversation au système nerveux : elle doit prendre la place de notre nervosité, disent-ils, et régler notre sensibilité.

Le premier fruit de la prière, pour Isaac le Syrien, est l'amour de Dieu. Celui qui prie ardemment élève son esprit, atteint la contemplation, et dans la contemplation naît le désir d'aimer Dieu. L'amour de Dieu s'acquiert dans la prière et c'est elle qui fournit les motifs d'aimer Dieu, car aimer Dieu est presque impossible. Soyons sincères ! Sans le don de la grâce, nous ne verrions pas pourquoi aimer Dieu (je parle des êtres en général). Notre destinée est difficile, souvent désagréable, et si elle est agréable nous ne sommes pas satisfaits, car c'est le propre de notre nature, l'insatisfaction. Alors, ne devrions-nous pas être plutôt agacés par cette Providence que nous sommes appelés à prier (je parle toujours de la majorité). L'athéisme a souvent pour racine la révolte de l'homme contre l'injustice. Notre sens inné de la justice n'essaie pas de résoudre le problème de la justice en soi - qu'est-ce que la justice ? - Nous nous jetons dans le dilemme angoissant de la bonté divine et de l'injustice apparente du monde et, ne pouvant pas rester dans la lutte entre ces deux pôles, nous préférons voter pour l'absence de justice, plutôt que de dire : je ne comprends pas, peut-être, la bonté de Dieu, ni la vraie justice.

Le Christ savait si bien que ce problème se poserait à l'humanité, qu'Il nous prévient : «Que votre lumière brille devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient le Père céleste» (Matthieu 5, 16), c'est à dire qu'ils reconnaissent en Dieu la paternité. La plupart des hommes ont besoin de la bonté des disciples pour discerner la bonté ineffable du Maître. Si l'image est bonne, pensent-ils, la Proto-Image le sera d'autant plus. La compassion d'un chrétien fait accepter la miséricorde du Dieu des chrétiens. Ne nous leurrons pas : Dieu n'est saisissable que par l'expérience intérieure.

C'est pourquoi la prière, nous explique saint Isaac le Syrien, est le seul moyen susceptible de fournir à notre cœur les motifs d'aimer Dieu. Je le répète, je ne parle pas des êtres chez lesquels elle jaillit spontanément. Je m'adresse à ceux qui ne possèdent pas ce don et pour lesquels la technique de la prière est nécessaire. Même ceux qui aiment sans effort sont soumis à la variation.

Comment donc la prière fera-t-elle éclore le désir d'aimer ? Parce qu'elle est la source de la connaissance de «plans multiples et immatériels» comme dira saint Isaac, et que la connaissance qui fournit la réponse à nos problèmes a pour conditionnement la prière. La plus grande vision de la gloire divine, la Transfiguration, est venue pendant la nuit, au cours d'une longue prière.

Mais suivons la route indiquée par Isaac le Syrien : «Demeurer avec patience dans la prière, signifie pour l'homme se renoncer à soi-même», et plus loin : «La prière ininterrompue gardera l'intelligence de toute impureté».

«Demeurer», voici le mot-clé. Il y a, certes, des prières où l'âme est emportée par un élan, où elle appelle ; il y en a d'autres qui durent une, deux, trois heures. Demeurer signifie s'installer dans la prière comme dans sa maison, entrer en son ambiance et y demeurer.

«Avec patience» - pourquoi ? La prière, nourriture de l'âme, est traversée, au début, de nombreux troubles. Il semble qu'elle ne nourrisse pas, ou bien, si elle nourrit, qu'elle devienne soudain inefficace et nous ennuie. Rappelez-vous Thérèse d'Avila écartant légèrement les doigts pour regarder l'horloge et voir si le temps d'oraison touchait à sa fin. La prière nous fait découvrir âprement le va-et-vient de notre salle des pas perdus intérieure. L'essentiel alors est « de demeurer avec patience », et lentement mûrira le fruit d'où la prière s'écoulera comme une eau fraîche et tranquille. Ce fruit est le renoncement à soi-même. Les moralistes se pressent trop pour dépister dans l'âme l'orgueil, la vanité, l'égoïsme ou l'humilité... C'est juste, mais ces divers sentiments sont tellement mêlés dans l'être humain qu'un attentif examen de conscience risquera le plus souvent de l'égarer ou de le faire tomber à côté.

Lorsque l'on demeure avec patience dans la prière, on s'aperçoit qu'il est impossible d'épingler les sentiments, et que cette jeune fille lunatique et capricieuse qu'est notre « moi », nos « moi » plus exactement, perd peu à peu son autorité. Derrière sa tyrannie, nous la voyons telle qu'elle est.

La prière situe l'homme dans la conscience brutale des choses objectives.

Prenons la prière plus simple, celle du Nom de Jésus : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi». Mettons-la en face de notre moi ; elle n'a rien à faire avec lui.

«Aie pitié de moi» : le moi mental s'écriera de suite : « Mais c'est de l'égoïsme - Pourquoi ne pas dire : aie pitié de nous ? Pourquoi désirer mon salut, mon pardon, sans inclure les autres ? » Ou bien, il pensera : « Oui, je suis pécheur, mais je n'ai pas besoin d'apitoiement ». Le pécheur ressent plus la blessure de l'amour-propre causée par le péché que le désir de la pitié divine. Les prêtres connaissent cette attitude chez leurs pénitents. Ces derniers sont surtout frappés par les fautes qui touchent leur dignité et ne prêtent guère attention aux péchés réels. Les pères spirituels demandent parfois d'écrire les péchés, et presque toujours les pénitents sont profondément surpris de voir indiquer comme grave un péché qu'ils considéraient à peine. C'est ce qui fera dire à saint Paul : «Je ne juge personne, mais vous, ne vous jugez pas vous-mêmes, car vous ne le pouvez».

La prière patiente nous force à nous objectiver. Ces six paroles : «Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi», seront tout d'abord étrangères. Un de ces mots peut-être nous touchera, mais n'exprimera pas pour autant la totalité de la prière. Certaines âmes se plairont à répéter : «Aie pitié». D'autres ressentiront une certaine exaltation à redire le Nom de Jésus, mais la prière en elle-même doit dépasser les états de l'âme.

C'est en la répétant, en demeurant patiemment près d'elle, avec elle, que nous surmonterons notre moi limitatif, nous identifiant, au début, aux paroles ; puis, sortant de nous-mêmes, notre « noûs », notre intelligence intérieure, se décantera des mélanges multiples.

Il en est de même pour la prière liturgique. Elle apprend au fidèle à maîtriser son humeur capricieuse et lunatique. Un fidèle est triste, pris à la gorge par des soucis d'argent, malade : il vient à Pâques et il lui faut chanter la Résurrection ! Il est heureux de vivre, le cœur plein de joie : c'est le Vendredi Saint et il lui faut chanter les plaintes devant Dieu crucifié par les hommes ! Entrer dans le rythme liturgique, c'est s'habituer à ne plus vivre dans son petit mythe à soi, évoluant suivant ses impressions, mais à vivre l'homme unique, le Deuxième Adam, à se réjouir et à pleurer avec l'humanité.

Attachons-nous patiemment au rythme de la prière. Les formes liturgiques modèlent et transforment.

Notre société a su fort bien se servir de ce principe en construisant sa liturgie profane. Quelle heureuse liturgie que celle des grands magasins, et combien grande est son influence ! Elle a inauguré la saison des jouets et des cadeaux inutiles, la « saison du blanc », la saison des arts ménagers et des cadeaux utiles... Les « iconographes » des vitrines soignent avec travail et imagination leurs étalages.

Par contre, dans nos églises, les périodes liturgiques se sont affaiblies. On trouve une crèche souvent défraîchie, un cierge pascal pudiquement caché derrière l'autel, et les fêtes chrétiennes, la mémoire vivante des événements de la vie du Sauveur, servent de vacances.

Saint Isaac continue l'analyse de la prière : «La prière est la racine de la connaissance multiple et immatérielle. Dieu introduit dans l'esprit de celui qui prie cette connaissance ».

Toute notre connaissance est compromise par les vagues passionnelles qui se précipitent de l'intérieur et de l'extérieur, s'entrecroisent et bouchent notre regard. Le caractère de ces éléments passionnels est d'alimenter notre pensée et notre action par quelque chose de matériel, de compact, d’une part et, d'autre part, par quelque chose de faussement unique, une idée ou un sentiment qui s'impose à nous. A l'opposé, l'intelligence formée dans la prière devient immatérielle, une dans cette immatérialité, tout en ouvrant maintes possibilités qui libèrent notre intelligence, alors que les passions l'enchaînaient. La prière est la racine de cette connaissance immatérielle, parce qu'elle nous habitue à ne pas penser, plus exactement à ne pas être pensé.

Comment agir avec les sentiments et pensées qui nous assaillent malgré nous ? Les laisser passer comme un film de cinéma, les considérer comme des objets dans une vitrine, ne pas tenir compte de ce que nous ressentons : «demeurer avec patience dans la prière».

La nouvelle connaissance qui naîtra de cette prière n'aura plus de rapport avec nos pensées et nos sentiments. Elle sera donnée par Dieu, directe, et rappelant ce que l'on pourrait nommer la « connaissance-ignorance », sans curiosité, ni possession des objets qu'elle connaît, à l'image de cette prière patiente qui marche vers l'ineffable Trinité.

 

Exercices pratiques

Le « JE » divin

 

L'idée centrale du premier chapitre est le « JE » divin qui se conquiert par la «prière-conversation». Son but est de retrouver le centre du monde : DIEU.

Actuellement, en Occident surtout, tout est centré sur l'homme. La civilisation moderne est anthropocentrique, cependant que l'a.b.c. de la vie spirituelle est le théocentrisme. Voilà pourquoi les exercices pratiques de ce chapitre, étant donné l'état de la conscience humaine à notre époque, exigeront plus d'efforts qu'au temps passé, lorsque la civilisation était théiste et non humaniste.

Que le lecteur ne se décourage pas !

1. a) Pratiquer une auto-analyse loyale en notant par écrit les problèmes ou les désirs réels, immédiats qui s'imposent à la conscience (santé, métaphysique, famille, Dieu, carrière, etc.), et les formuler de la façon la plus précise.

    b) S'efforcer de les hiérarchiser en soulignant les plus urgents ou les plus persistants (ne pas hésiter à reconnaître, s'il le faut, que le «beefsteak» préoccupe plus que Dieu).

 

2.  Discerner sur quelle puissance on s'appuie spontanément pour résoudre les problèmes ou satisfaire les désirs : l'intelligence, la volonté, l'intuition, la prière, ou une aide extérieure telle que l'Église, un maître, un père spirituel, L’Évangile, la science...

 

3. a) Ayant ainsi déblayé le terrain, exposer à Dieu les problèmes et les désirs, le plus amplement et le plus consciemment possible, en se plaçant devant Lui, en se mettant à Sa disposition, en se soumettant à Sa volonté et en Lui demandant de Se servir - malgré leur relativité - des puissances sur lesquelles on s'est appuyé.

b) Ainsi orienté vers Lui, répéter sept fois au moins cette action, sans chercher de résultats immédiats. Après la septième fois, noter les résultats et reprendre cet exercice chaque jour, ou une fois par semaine, ou une fois par mois, ou même une fois par an (plus il est fréquent, plus il est efficace). Que tout acte, toute pensée, tout sentiment gravitent autour du Centre universel : DIEU.

 

4.   Ne pas oublier que l'essentiel est d'exposer les problèmes à Dieu et non de les résoudre.

 

Auto-questionnaire

1 - Quels sont mes problèmes et mes désirs urgents ?

2 - Sur quelle puissance m'appuyé-je en définitive ?

3 - Ai-je réalisé sept fois mon «exposé» à Dieu ?

4 - De quelle manière ?

5 - Quels résultats ai-je obtenus ?

 

(fin du premier cours à suivre)