Rapport de la confrérie Saint-Photius

sur l’urgente nécessité de créer une Église orthodoxe locale française sous la conduite du patriarcat de Moscou

 

 

Rapport signé du père Eugraph Kovalevsky, de Vladimir Lossky et de Léonide Ouspensky du 20 avril 1948 au métropolite Séraphin pour le patriarche Alexis de Moscou[1].

Ce rapport, en forme de requête, ne recevra aucune réponse du patriarche de Moscou malgré les nombreuses relances du père Eugraph. Ce qui, hélas, poussera progressivement, les français à refuser les désirs de mainmise de l’émigration russe sur le jeune mouvement de renaissance du Christianisme orthodoxe en Occident, et ce, jusqu’à la consommation, en 1953, d’une rupture définitive avec le patriarcat de Moscou.

 

I. Apolitisme et diaspora : double CARAC­TÉRISTIQUE de l’Église du vingtième siècle

Pour un chrétien, selon la juste remarque de sa Sainteté le défunt [patriarche] Serge, rien ne se passe par hasard. Tout est soumis à la Providence. « Abîme de sagesse qui aimes les hommes et diriges toutes choses en vue du salut »[2]. La Providence a voulu en notre XXe siècle, d’un côté déchirer son Église et les États, séparer ce qui est à Dieu de ce qui est à César, en quelque sorte priver Son Église de ses appuis extérieurs étatiques et quotidiens, la livrer à elle-même, à ses propres forces spirituelles ; d’un autre côté, disperser des millions d’enfants[3] orthodoxes de différentes nationalités aux quatre coins du monde et notamment en France. Dans cette dernière, après une coupure de mille ans, des églises et paroisses orthodoxes ont à nouveau commencé à voir le jour, posant la question, inconnue jusqu’alors, de l’organisation de l’Orthodoxie dans de nouveaux pays, dans de nouvelles conditions, notamment en Europe Occidentale.

Ces deux phénomènes si nouveaux – la libération de l’Église vis-à-vis de la tutelle étatique dans la vie de tous les jours – (après une habitude longue de seize siècles de cohabitation étroite, qui allait parfois jusqu’à une soumission de l’ecclésial à l’extérieur) et la diffusion dans le monde entier de l’Orthodoxie, que l’on s’est hélas habitué, à travers de longs siècles, à inscrire dans le cadre de l’Europe de l’Est et à considérer comme étant la confession des peuples slaves-grecs (« Église gréco-russe », « Église d’Orient »…), naturellement tout le monde n’en a pas pris conscience immédiatement. Nombreux sont ceux qui jusqu’à présent se précipitent de manière désespérée sur la confusion de ce qui est à Dieu et de ce qui est à César, et qui ne peuvent trouver de limite précise entre le système politique et le système ecclésial. Même lorsqu’ils proclament l’ « apolitisme », ils le comprennent confusément. D’autres, plus conséquents dans leur égarement, défendent avec entêtement le caractère politique de leurs activités ecclésiales quotidiennes. En ce qui concerne la question de la dispersion providentielle des orthodoxes, ils ont une compréhension encore moins claire de la volonté de Dieu. Leur attitude routinière paresseuse face à cette nouvelle tâche posée par l’histoire est tragique pour l’Église. Nombreux, voire la majorité, sont ceux qui ferment passivement les yeux, se détournent des problèmes universels, occidentaux, français…

Si, concernant la première question (séparation de l’Église vis-à-vis de l’État, apolitisme de l’Église), on trouve dans le patriarcat de Moscou un exemple brillant – il ne nous reste plus qu’à l’imiter et à prendre des leçons auprès de lui – en ce qui concerne la seconde question, la plus grande part de responsabilité morale incombe à ceux que Dieu a bien voulu jeter comme semence de la vérité dans un nouveau terreau.

Dans tous les cas, le triomphe universel de l’Orthodoxie est conditionné à ces deux thèses : la mise en évidence de la nature originale de l’Église et son enracinement dans de nouveaux terreaux, non seulement orientaux, mais aussi occidentaux. Toute action contraire à ces deux vouloirs divins est désobéissance de la volonté du Sauveur, mise à mort de l’Esprit et est historiquement voué à la mort.

Tel est le visage factuel-providentiel de notre temps.

 

II. Orthodoxie en France. Ses aspects positifs et négatifs

Notamment en France (notre analyse est applicable à tous les pays de la dispersion, l’apolitisme – identité de la nature ecclésiale – et l’enracinement dans un nouveau terreau sont loin d’être atteints. Le patriarcat qui le premier comprendra (et nous croyons que le patriarcat de Moscou non seulement comprendra, mais aussi viendra activement à la rencontre) la nécessité de répondre canoniquement à ces deux tâches sur place, non seulement remplira son devoir sacré, mais sera bénie de longs siècles par les croyants d’Occident.

Mettre en évidence la nature originale de l’Orthodoxie et l’enraciner pour les siècles en France n’est possible qu’au moyen de la création d’une Église orthodoxe locale française sous la conduite du patriarcat.

De ses formes, de son établissement canonique, nous parlerons plus en détails ci-après. Ici sous soulignerons sans tarder ses deux principaux caractères en accord avec les deux vouloirs de la Providence pour notre temps.

a) L’apolitisme et l’identité de l’Église en France ne pourront être atteintes que si elle est construite sur une base d’intérêts purement confessionnels, et non politiques et ethniques. Elle doit être loyale envers les pouvoirs étatiques locaux dans les limites civiles.

b) L’enracinement dans un terreau est conditionné par celles des formes canoniques qui donneront à comprendre aux croyants qu’une formalisation ecclésiale locale a un avenir en France, qu’être orthodoxe n’est pas seulement un souvenir du passé, un lien avec les parents, qu’en devenant citoyens du pays et en demeurant orthodoxe, l’homme n’appartient pas, sur un plan confessionnel, à une religion étrangère.

Toutes les tentatives de faire sortir l’Église, en France, d’un climat malsain de politicaillerie, sans la création d’une Église orthodoxe locale, se terminent inévitablement en fiasco. La raison en est très simple : dans toutes les formes ecclésiales existantes, l’élément inconsistant, relatif à la politique et à l’émigration, prend le dessus, fait pression sur les éléments ecclésiaux. Penser que l’on peut construire solidement l’Église sur des sentiments patriotiques et nationaux est une erreur historique. Le patriotisme, l’amour pour la patrie, à notre époque, sont loin d’être toujours conditionnés par un amour pour son Église nationale. Cela est en partie vrai pour la vieille, génération en cours de disparition. Cela n’est pas vrai en ce qui concerne la jeune génération. Au sein de cette dernière, certains ne veulent plus retourner dans leur patrie, d’autres, dévoués à leur patrie, n’associent nullement cette fidélité avec l’attitude religieuse. Le patriote et nationaliste russe, grec, roumain ne sera pas forcément, à notre époque, un orthodoxe croyant ; il peut être et est souvent un athée. Quant au français ou à celui qui a reçu la citoyenneté française, il ne se fera nullement romain-catholique de manière automatique ; il peut être et est souvent une personne profondément orthodoxe. Les schémas simplifiés des siècles passés doivent être rejetés.

 

III. Les mouvements en France en faveur d’une Église locale

La situation factuelle de l’Orthodoxie en France va dans le sens de ce qui est dit plus haut. Aucun pays d’Europe occidentale n’a connu ni ne connait une si grande accumulation d’orthodoxes que la France. Elle compte environ 150 paroisses. Le nombre de paroisses est loin de représenter tous les orthodoxes du pays. Les ruisseaux de la diaspora orthodoxe se sont déversés sur le territoire français il y a de cela 25 ans. Au début on pouvait penser que ces émigrés ont un caractère temporaire, fortuit. Mais les années ont passé et si une faible partie d’entre eux retourne dans sa patrie, la majorité s’installe de manière pérenne dans le pays, la jeune génération se francise.

Selon un décompte approximatif, jusqu’à la guerre de 1939, il y avait environ 52.000 citoyens français d’origine étrangère (russe, grecque, roumaine…) et de confession orthodoxe. Les organisations canoniques ecclésiales n’ont jusqu’à présent pas pris en compte ce phénomène.

Dans le sens de ce phénomène, grâce à l’existence de l’Église orthodoxe en France, la croissance des conversions des français à l’Orthodoxie est en cours. L’absence d’une Église orthodoxe française ralentit artificiellement cette croissance. Pour ces français, les exarchats actuels sont des organisations étrangères…

Dans tous les cas, et la fixation d’orthodoxes en des lieux, et l’aspiration à l’Orthodoxie des éléments français démontre de manière suffisamment convaincante qu’il plaît à la Providence que l’Orthodoxie plante de profondes racines en Europe occidentale et notamment en France. La conscience canonique est appelée, en tenant compte des faits providentiels, à co-agir à cette nouvelle implantation, à penser l’Église orthodoxe française, à la réaliser.

 

IV. Évolution historique du mouvement

Au début l’idée d’une Église orthodoxe française semblait étrangère à la majorité des gens. Les émigrés se sentaient comme demeurant temporairement à l’étranger, comptaient les jours jusqu’à leur proche retour. Leur conscience ecclésiale était indéfectiblement liée avec un établissement national-politique ; pour nombre de personnes, l’église, l’office religieux étaient avant tout « un bout de la terre natale », un lien avec la patrie, un souvenir précieux.

Il est vrai que dès 1925 la Confrérie de Saint-Photius et dès 1927 la première paroisse française ont eu conscience de la nécessité d’une Église orthodoxe française, mais leur avis constituait une exception, une goutte dans l’océan.

À partir des années 40, mais surtout ces dernières temps, l’idée d’une Église orthodoxe française commence à pénétrer la conscience des croyants et prend un caractère de plus en plus grand. Une vague populaire instinctive se lève à la rencontre de la conscience canonique.

Les soldats orthodoxes. La période de la guerre. Parmi les mobilisés il y a beaucoup d’orthodoxes. Et les catholiques-romains, et les protestants, et les mahométans, et les israélites ont, conformément à la constitution française, leurs prêtres militaires, leurs communautés religieuses prennent soin d’eux. Les soldats orthodoxes sont privés de cette consolation spirituelle… Ils implorent les autorités ecclésiales et militaires… Mais il n’y a pas d’Église orthodoxe locale qui s’occuperait d’eux ; il y a 6 juridictions agissant de manière désordonnée. Pour les autorités militaires, toutes ces juridictions sont étrangères, et l’Orthodoxie un phénomène venant d’hors-frontières… Il y a des tentatives de fonder un Comité panorthodoxe composé de 6 représentants. Mais on n’arrive pas à créer cette fédération… La nécessité d’un organe non politique, non national mais purement confessionnel, défendant avec autorité les intérêts des orthodoxes en France, d’un organe dont le gouvernement français tiendrait compte, est devenue évidente pour de nombreuses personnes…

Les Français. Dès le moment de la libération et du rétablissement de la communication avec le patriarcat, naturellement, les premiers à avoir soulevé la question de l’opportunité de la création d’une Église locale française ont été les paroisses françaises. Obéissantes ecclésialement et canoniquement et dévouées à leur Primat et à son représentant en Europe, la pénétration, dans la jeune Église française, de troubles purement propres à l’émigration, leur a pesé et leur pèse, ils ne veulent pas porter la responsabilité pour leurs illusions historiques… En 1945, ils demandent filialement au patriarcat de Moscou de prêter attention à leur demande… En 1945, les français orthodoxes représentaient une poignée de personnes. Mais les années passent, la mission croît…

Derrière les français, le souhait d’une Église orthodoxe française se manifeste avec plus d’insistance dans un milieu non russe, étant donné que les orthodoxes non russes (grecs, bulgares, roumains) sont davantage abandonnés et moins divisés par les organisations variées d’émigrés, ils se sont ancrés plus solidement dans le pays.

Les bulgares. Avant tout, la colonie bulgare, n’ayant pas sa propre Église et ne souhaitant pas organiser une communauté politique ecclésiale (beaucoup sont mariés à des françaises), s’adresse à la paroisse de saint Irénée en lui demandant d’organiser une communauté ecclésiale bulgare près de l’église française dans la juridiction du patriarcat de Moscou.

Les roumains. La colonie roumaine, déchirée par les disputes politiques, cherche également à se déterminer ecclésialement dans le cadre de l’Église française.

Les Grecs. Mais la plus grande colonie orthodoxe est d’origine plus économique que politique. Quantitativement, elle dépasse considérablement la colonie russe. Il s’agit de la colonie grecque (environ 20.000 en France). Toutes les couches sociales sont représentées au sein de celle-ci, mais en majorité ce sont des ouvriers ou de petits commerçants.

Malgré le chauvinisme inhérent aux Hellènes, déchirés par la situation politique de leur patrie, habitués à la nouvelle patrie (beaucoup sont implantés en France depuis déjà 50, 100 ans), devenus ses citoyens, ils ont pris conscience que l’issue ecclésiale normale, c’est l’Église locale française.

N’ayant pas trouvé la compréhension chez l’exarque grec, ils regardent avec espoir le patriarcat de Moscou et son exarque, espérant avec confiance qu’ils seront entendus et que l’Église orthodoxe française sera bénie et mise en place.

Les délégués des grecs-français chez l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, chef du centre de Saint-Irénée.

Le 1er novembre des représentants de la colonie grecque se sont adressés à la Confrérie Saint-Photius en la personne de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky avec la demande de s’occuper d’eux. Ils ont exprimé leur souhait d’être membres de l’Église orthodoxe française. Le projet de cette Église, qu’ils ont présenté, comportait les principales dispositions suivantes :

  1. l’Église est construite non sur un principe national, mais sur un principe territorial ;
  2. Elle doit être dirigée par trois Archevêques Diocésains. L’un des 3 doit être de culture grecque, un autre de culture russe et un autre de culture française ;
  3. L’Église locale française doit être sous la conduite du patriarcat de Moscou. Son exarque en Europe Occidentale sera soit à la tête de l’Église orthodoxe locale, ou l’instance suprême sur place pour elle.

Le 7 janvier une nouvelle délégation, à la tête de laquelle l’archimandrite Lucien (Lukian) Depoundis, est venue vers l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky avec la même demande. Elle représentait cinq communautés orthodoxes (4.542) du Sud de la France. Leur demande a trouvé compassion auprès de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky et auprès de la Confrérie Saint-Photius à laquelle il en a fait part. Temporairement, jusqu’au règlement par le patriarcat de Moscou et par son exarque de la question de l’Église française locale, la Confrérie, pour ne pas laisser un si grand nombre d’ouailles orthodoxes sans pasteurs, les a pris sous sa protection comme une organisation missionnaire…

Tout ce qui est exposé plus haut a été porté à la connaissance du patriarcat et de son exarque, le métropolite Séraphin, par la Confrérie.

Étapes suivantes. Vers la fin du mois de mars, le « service » missionnaire temporaire des communautés gréco-françaises auprès de la Confrérie a donné les résultats suivants :

  • La proposition du métropolite Germanos de les prendre dans son exarchat a été déclinée par eux en février.
  • Les 5 communautés, 4.500 membres, ont connu une croissance jusqu’à 10.000 membres.
  • 3 nouvelles églises temporaires ont été organisées.
  • A été reçu, de la part de la ville de Marseille, un terrain pour la construction de la cathédrale du Sud de la France…

Les Russes sont à la traîne. À part les bulgares, les roumains et les grecs, le même état d’esprit, quoique de manière moins insistante, se manifeste dans le milieu russe. Cette certaine lenteur de la croissance de la conscience d’une Église locale parmi les russes s’explique avant tout par le fait que les citoyens soviétiques attendant, d’un jour à l’autre, le retour désiré dans leur patrie. Parmi eux il y a beaucoup de prêtres énergiques. Les non soviétiques se sont habitués, en 25 ans, à une vie ecclésiale-émigrante anormale, artificielle et, bien que les paroisses s’affaiblissent de jour en jour et qu’il devient de plus en plus clair qu’il n’est plus possible de continuer à exister ainsi, ils s’en tiennent, par inertie, à des formes dépassées.

La crise des paroisses russes. Illustrons avec quelques exemples à quel point les formes les formes ecclésiales de l’émigration n’ont pas d’avenir :

La cathédrale de Nice (sous la conduite du métropolite Vladimir) est la plus grande église orthodoxe en Europe Occidentale. Pour cette cathédrale on ne peut trouver, depuis déjà une année, entière, ne serait-ce qu’un jeune garçon-acolyte pour porter le cierge. La jeunesse quitte l’Église, désintéressée des problèmes dépassés de l’émigration.

Il y a 4 paroisses à Grenoble, 2 dans 2 juridictions. Elles portent un caractère politique appuyé. La majorité des croyants cesse complètement d’aller à l’église. Deux églises n’ont pas de chantres, car ces derniers refusent de chanter tant que n’adviendra pas la réconciliation…

Trois églises d’usine en province sont fermées par l’administration de l’usine qui ne souhaite pas se plonger dans les débats des émigrés et qui conditionne l’ouverture de l’église à l’arrivée d’un prêtre orthodoxe français.

Etc. …

Dans la juridiction du métropolite Vladimir. Toutefois, un état d’esprit favorable à une Église orthodoxe française croît dans le milieu russe aussi, et si [une telle Église] est fondée par le patriarcat de Moscou, alors une partie significative de l’exarchat artificiel du métropolite Vladimir sera attirée à elle.

En parlant du milieu de métropolite Vladimir, nous devons y distinguer 2 types : un type ecclésio-politique, principalement de l’ancienne génération, du style de l’évêque Cassien, et un type ecclésio-apolitique, principalement de la jeune génération. Entre eux il y a une tension d’hostilité intérieure. L’Église locale française sera l’ancre du salut pour les personnes du deuxième type.

Encore en automne six jeunes prêtres de la juridiction du métropolite Vladimir se sont adressés, dans un ordre inattendu, à l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, avec la proposition de mener conjointement l’idée d’une Église locale française. Sans mâcher leurs mots ils ont stigmatisé, comme étant nuisible, la vieille génération et ont demandé au milieu français de les soutenir dans la lutte pour la liberté de l’Église vis-à-vis de buts qui lui sont étrangers.

Les jeunes professeurs de Saint-Serge agissent également dans ce sens, bien que craintivement, mais sincèrement. Sur l’initiative de S. Verkhovski, une réunion semi-publique a été organisée le 21 mars dans le but de tâter le terrain pour une Église orthodoxe locale.

Naturellement, le milieu du métropolite Vladimir ne peut être le noyau de l’Église orthodoxe française, mais elle peut tendre vers un noyau déjà renforcé. Nous parlons là de ses éléments sains.

Les groupes de province. Nous ajouterons qu’est apparu, dans 22 petites communautés provinciales n’ayant pas de prêtre permanent, un souhait caractérisé d’avoir une Église locale française. Ayant appris qu’il existe à Paris une paroisse française et une école française de théologie orthodoxe, ils se sont mis à adresser des demandes écrites afin qu’on leur envoie un prêtre ou qu’on les visite. Mais ils ont demandé des prêtres jeunes et comprenant bien la vie française « pour nos jeunes ».

Voici une des déclarations typiques, par un vieillard russe de province, colonel de l’Armée Blanche, marguillier de la communauté :

« Si le patriarcat de Moscou organisait une Église orthodoxe française, alors nous irions là-bas. Ici nous sommes seulement 140 orthodoxes : russes, grecs, roumains. Beaucoup sont des citoyens français. Ma fille est médecin et mariée à un français converti à l’Orthodoxie. On ne peut organiser ni une paroisse russe ni une paroisse grecque… Les disputes de l’émigration n’intéressent pas les jeunes »… Et effectivement, la fille médecin écrit en français (elle parle le russe mais ne sait pas l’écrire) au sujet de la manière dont, d’un point de vue orthodoxe, elle doit traiter ses obligations en tant que médecin. Tel est son problème ecclésial.

L’exemple du doyenné occidental. Nous citerons un exemple caractéristique, issu de la vie de l’exarchat de Moscou, durant la période d’existence du Doyenné occidental, cet embryon, ou plus exactement ce soupçon d’organisation locale : l’église de Grosrouvre située dans une ferme-pensionnat russe. Le propriétaire, un homme russe profondément dévoué au patriarcat de Moscou, ayant appris l’existence du Doyenné occidental, a demandé à l’exarque d’inclure son église et sa communauté précisément dans le Doyenné occidental. Pourquoi ? Mais pour la simple raison qu’accueillant chez soi des pensionnaires de toutes opinions ecclésiales et politiques, il a senti que l’unique moyen de mettre fin à tous les débats pathologiques serait d’avoir une église de « coloris » orthodoxe local en dehors du trouble de l’émigration.

Telles sont, dans les grandes lignes, les mouvements en faveur d’une Église orthodoxe française dans le milieu des orthodoxes de France.

Naturellement tous ces mouvements sains, pour éradiquer les troubles, se sont adressés dans la majorité des cas au centre Saint-Irénée en la personne de l’archiprêtre Eugraph Kovalevsky, capable de les comprendre.

V. La formalisation canonique de l’Église orthodoxe française

L’évolution de ces mouvements dépend de la forme canonique que leur donnera l’autorité ecclésiale. Si les formes canoniques ne sont pas justes, si elles ne correspondent pas à la tâche, alors la renaissance de la conscience d’une Église locale soit échouera, soit empruntera une fausse direction. Elle peut être saisie par des démagogues. Les formes canoniques doivent précéder le mouvement, en lui indiquant le chemin, comme si elles construisaient les alvéoles des rayons de miel, dans lesquelles les bâtisseurs déposeront le miel de l’Orthodoxie.

Il faut prêter attention à deux phénomènes : c’est la maladie de l’autonomie-manie – source d’anarchie, et la situation du système exarchal comme insuffisante.

La manie de l’autonomie

À travers le dernier passé, une nouvelle maladie canonique s’est propagée. Avec une frivolité inadmissible et sans aucun fondement, des parties de l’Église orthodoxe exigent qu’on leur donne l’autonomie, l’autocéphalie, libertés et indépendances. Cette manie de l’autonomie est dictée, dans la majorité des cas, par des intérêts qui ne sont nullement ecclésiaux, mais par des passions politiques, chauvinistes et même personnelles mal cachées. Les « autonomomaniaques » sont insensibles non seulement à l’égard de l’unité de l’Église Universelle, mais également à l’égard de l’unité sur place. Si la Mère-Église ne satisfait pas leurs exigences illégitimes ou semi-légitimes, alors ils se saisissent de droits sans aucune gêne. Habituellement, sous prétexte de libérer leur Église d’influences extérieures indésirables, ils rompent avec les autorités cléricales légales et tombent eux-mêmes dans l’esclavage / l’asservissement à des influences loin d’être ecclésiales, ils deviennent les instruments des « éléments[4] du monde ».

Ce qui est encore pire, ils jouent avec les canons sacrés, masquant leurs aventures par des citations truquées…

Cette anarchie canonique contagieuse a créé des corps errants/égarés tels que l’église ukrainienne de l’émigration, le concile de Munich, etc. Un exemple de ces derniers temps nous montrera clairement la malveillance des « autonomomaniaques ». C’est lui qui nous aidera à comprendre plus exactement et plus précisément la tâche et les difficultés de l’Église orthodoxe française. Nous voulons dire le doyenné Théophilien nord-américain.

Si le groupe Théophilien désirait sincèrement l’élimination des schismes et la liquidation des divisions de l’Orthodoxie aux États-Unis, il orienterait ses efforts avant tout vers la réalisation de l’unité dans deux directions : 1) sur place, 2) avec la Mère-Église. Sur place il chercherait des formes réunissant tous les orthodoxes, indépendamment de leurs convictions politiques et origines nationales. Mais cette unité purement ecclésiale territoriale était étrangère à ce groupe, il s’est habitué à la scission camouflée sous le mot de « liberté ». Ce n’est pas tous les orthodoxes que veut unir M. Théophile, mais seulement les siens, russes, et encore, seulement ses partisans dans le sens non-ecclésial de ce terme. En d’autres termes, il cherchait non à unir mais, principalement, à se détacher…

Mais ce groupe devrait rechercher non seulement l’unité sur place mais, au-delà des frontières de l’État, l’unité universelle. Elle s’atteint avant tout par le renforcement et le cimentage de l’unité canonique avec la Mère-Église. Dans ce sens, malgré la compréhension de la part de la Mère-Église, le groupe de Théophile était en dessous de toute critique…

La tâche de l’Église orthodoxe locale française est de riposter contre cette maladie nuisible de la manie de l’autonomie, de redresser la conscience canonique déformée. Avant tout, souligner et renforcer le lien non seulement spirituel, mais aussi canonique avec la Mère-Église et, dans le même temps, proposer les formes qui répondent aux besoins du moment et peuvent arracher le peuple orthodoxe local aux influences non ecclésiales et étrangères.

Si l’ « autonomisme » détruit l’unité de l’Église en fractions ennemies, la non-formalisation canonique sur place, quant à elle, menace l’Église de mort.

Le système de l’exarchat

Ici nous abordons une autre question. L’expérience, de 25 années, nous montre que le système des exarchats n’est capable ni de venir à bout de la manie de l’autonomie, ni de donner un coup de pouce au développement de l’Église sur place. Cela ne concerne pas uniquement l’exarchat de Moscou mais également l’exarchat de Constantinople.

Il y a de nombreuses raisons à cela. Avant tout, l’exarchat est toujours vu aussi bien par le gouvernement du pays que par les habitants locaux comme un représentant – pour parler en termes occidentaux, comme un légat – du patriarcat. Il est vrai que les exarchats ne sont pas seulement des représentants, ils dirigent aussi les paroisses, c’est-à-dire qu’ils sont des évêques diocésains. Mais leurs diocèses ne sont pas des diocèses territoriaux, mais seulement des diocèses temporaires, fortuits. L’unique base est la reconnaissance par telle ou telle communauté de tel ou tel exarque.

Il en résulte un phénomène absolument inadmissible d’un point de vue ecclésial : le conseil paroissial ou le recteur lui-même se choisissent un exarque pour des raisons qui ne sont absolument pas ecclésiales. Il arrive que la communauté règle cette question en se laissant guider par ses sympathies personnelles. Si l’on prend les orthodoxes français ou une nouvelle communauté en formation, alors la question de savoir à qui se soumettre, à quel évêque s’adresser reste ouverte. Sur quel fondement préfère-t-on tel ou tel exarque ? Cet arbitraire, cette anarchie, créé un terreau propice aux schismes, à la destruction de la conscience alphabétique de l’obéissance ecclésiale, et sape l’autorité de l’épiscopat.

Seulement une Église locale, fondée sur le principe territorial, peut sauver l’Orthodoxie de sa décomposition en Occident.

Mais l’Église orthodoxe française ne doit nullement détruire l’exarchat. L’exarque demeure le premier représentant du patriarche, sa voix officielle et pour les Orthodoxies, et pour les hétérodoxes. En outre, il se trouve être l’instance suprême. Le volume de son pouvoir est plus large que celui de l’Église orthodoxe française ; il est l’évêque de toute l’Europe Occidentale ; sous sa conduite peuvent aussi bien se trouver des paroisses en France non incluses dans l’Église orthodoxe française, extraterritoriales.

Les relations entre l’Église orthodoxe française et l’exarchat peuvent être doubles : une organisation distincte ayant l’exarque pour instance suprême et soumise à travers lui au patriarcat ; une organisation distincte et l’exarque, en sa personne, réunit deux fonctions : celle d’exarque en Europe Occidentale et celle de chef de l’Église locale.

Dans tous les cas, il est indispensable de distinguer clairement les fonctions d’exarque représentant et d’exarque chef de l’Église locale, en une ou en deux personnes.

Situation générale de l’Église orthodoxe française

Principaux traits de la construction de l’Église orthodoxe française :

1) Elle doit être porteuse d’un caractère apolitique prononcé.

2) Elle doit admettre dans sa composition non seulement des communautés françaises, mais aussi des communautés russes, grecques et autres ; mais la langue officielle doit être la langue du pays. À la gouvernance doivent être appelés des citoyens du pays. Sans cette condition, elle aura toujours un caractère étranger et ne sera capable ni de surmonter les divisions ethniques, ni de planter des racines dans le pays, ni de satisfaire la jeune génération.

3) La formalisation canonique doit, dès le tout début, comme nous l’avons déjà dit, prévoir son évolution ultérieure. Autrement dit, son statut doit tenir compte non seulement des faits établis mais également des tâcher à venir, être un programme de construction. Cela est indispensable pour, d’un côté, se préserver des possibles fractures et instrumentalisations à des fins non ecclésiales et, d’un autre côté, acquérir la confiance des membres de l’Église.

Le statut normal d’une Église locale, capable de se développer et d’apporter un riche fruit, c’est le système de la métropolie selon les règles apostoliques.

Du point de vue de l’Église orthodoxe française il faut prévoir le minimum : trois diocèses territoriaux (par ex. du Sud, centrale et du Nord). Naturellement, ces trois diocèses peuvent se mettre en place progressivement, en corrélation avec la croissance de l’Église. Mais ils doivent être prévus dès le tout début. C’est la forme structurelle minimale.

La forme indispensable, urgente, de l’Église orthodoxe française doit être manifestée dans les dispositions minimales suivantes :

1. Le patriarcat de Moscou donne sa bénédiction de principe à l’Église orthodoxe française.

2. Un Centre de l’Église orthodoxe française est créé sous la conduite ou sous l’observation de l’exarque, dont la tâche est de l’organiser. Ce Centre se compose de trois représentants du clergé et de trois représentants laïcs.

3. On projette la constitution administrative de l’Église orthodoxe française, mise en place par le patriarcat de Moscou sur la base de rapports. Son entrée en vigueur se fait par l’exarque avec celui du Centre de l’Église orthodoxe française.

Élevant à Votre Éminence le présent rapport, nous vous demandons filialement, avec les documents qui y sont joints, de le porter à l’examen de Sa Sainteté notre père le patriarche Alexis.

 


[1] Lettre traduite du russe issue des archives nationales de la fédération de Russie (GARF)

[2] Note du traducteur : extrait de l’office des défunts.

[3] Dans le sens de « fidèles ».

[4] Note du traducteur : référence à Col. 2, 8 et 20 et Ga. 4, 3 et 9.