Le Verbe incarné

 

 

Cours de dogmatique de l'année 1957-58, publié aux éditions Patrimoine Orthodoxe, 1985, mise en forme et présenté par le père Théologue de Foucauld.

 

Introduction : conférence sur "Tu es Pierre et sur..." (Mt 16, 13-28)

[...]Certainement, pour nous orthodoxes, cette phrase n’a pas plus d’importance que les autres phrases de l’Évangile ; pour nous, tout est important dans l’Évangile, tout est central ou plutôt, ce qui est central n’est pas écrit...

On doit le dire : les Occidentaux perdent leur temps à discuter, à analyser les livres sacrés ; les livres sacrés précisément n’ont rien à faire avec l’analyse, avec la critique historique. En toute simplicité, je reconnais les Évangiles pour sacrés dans leur totalité et peu m’importe s’ils ont été mis par écrit au IVe ou au Ve siècle, je sais qu’ils ont été écrits sous l’inspiration. Toute analyse, toute critique historique rétrécit le sens de ces livres merveilleux.

Je ne parlerai pas ce soir de la succession de saint Pierre ni du gallicanisme, je n’entrerai pas dans la polémique, mais je tenterai de pénétrer avec vous le sens traditionnel profond de ce texte de saint Matthieu, qui n’a rien à voir avec l’administration de l’Église, avec son organisation fédérale pyramidale ou anarchique. Ce texte de saint Matthieu, dont on ne peut isoler la seule phrase « Tu es Pierre… » (Mt 16, 18), nous initie aux trois grands cercles concentriques de la révélation pour arriver au plus profond des mystères, mystère que le Christ ne dévoile que progressivement et à ses seuls disciples, en tant qu’eux seuls peuvent le porter. Comme, au moins de nom, nous sommes des chrétiens, nous aussi pouvons porter maintenant ce mystère. Quel est-il ? Lire la conférence en entier

 

Chapitre 3

Donc, le Concile de Chalcédoine a défini que « les deux natures sont dans le Christ, sans confusion, sans mutation, sans séparation, sans opposition ».
Les deux premiers : « sans confusion et sans mutation », c’est la négation du monisme.
« Sans séparation ni opposition », c’est la négation du dualisme. Nous entrons dans le rapport entre les deux natures, entre Dieu et homme, un rapport tout à fait nouveau, profond et exact.
« Sans confusion » : il y a un mystère de sauvegarde, dans leur pureté, de la Divinité et de l’humanité, sans confusion.
« Sans mutation » ou « sans transformation », « sans changement », cette expression est beaucoup plus nuancée : en effet, il peut paraître que tout reste tel quel. Que Dieu ne change pas, cela va de soi, mais que l’homme ne se change pas, ne se transforme pas, cela peut paraître faux. Certainement, quand le concile dit « sans changement », ce n’est pas pour dire que l’homme ne se transforme pas, mais que, divinisée par la grâce, la nature humaine garde ses propriétés.
Nous devons méditer cela : je vous ai cité l’exemple du fer rougi au feu, car la divinité pénètre l’humanité comme le feu fait rougir le fer, et saint Cyrille d’Alexandrie disait que même le crachat du Christ sur l’œil de l’aveugle-né, était divino-humain. Ainsi, quand la nature humaine est touchée par la Divinité, elle se transforme, mais elle ne cesse pas d’être l’humanité, elle garde ses particularités. Dieu ne veut pas absorber la création, mais Il veut la déifier en sauvegardant son caractère propre, afin qu’elle entre en communion avec Lui, et non qu’elle disparaisse en soi.
C’est très difficile à comprendre parce qu’il n’y a pas d’exemple d’une telle union dans le cosmos. Dans le monde chimique ou physique quand nous mélangeons deux éléments, soit ils se côtoient sans s’unir, soit ils s’unissent en perdant leurs propriétés respectives. Le sucre délayé dans l’eau chaude s’y fond : le sucre cesse d’être sucre, et l’eau devient sucrée. D’autre part, nous avons des cas où la distinction entraîne l’isolement : l’huile reste isolée de l’eau dans un même récipient.
Dans le Christ, l’huile — disons la divinité — et l’eau — disons l’humanité — gardent la plénitude de leur caractère, mais non parallèlement, en se touchant seulement l’un l’autre, mais en se copénètrant : « Sans confusion ni mutation », et « sans séparation ». Dans la vie spirituelle et dans l’histoire de l’humanité, vous verrez que c’est justement cette unité sans confusion ni mutation, qui est au cœur des problèmes des rapports des hommes entre eux.
Je vous citerai un exemple très simple : le vrai pédagogue, ou la vraie mère doivent être unis par amour avec l'enfànt pour le transformer, l’éduquer, mais l’éduquer de telle manière qu’il n’y ait pas de confusion de sa personne avec son fils ou avec son disciple, c’est-à-dire sans l’absorber, comme une mère peut absorber son fils, peser sur lui, comme un maître peut déformer son élève, le diminuer en fabriquant un reflet de sa propre personnalité. L’enfant doit garder sa personnalité, son individualité, son propre caractère. Dans les rapports avec les hommes, on peut voir très clairement la force de la définition du Concile de Chalcédoine.
Ce sera la même chose pour des rapports comme celui de la philosophie avec la théologie : Le défaut du Moyen Age est d’avoir mis la théologie et la philosophie côte à côte, sans confusion, mais sans compénétration. De plus, la philosophie devait devenir servante de la théologie. Vous voyez comme c’est délicat : en réalité la théologie doit inspirer la philosophie et la philosophie naître de la théologie, chacune gardant ses qualités, sans confusion ni mutation, dans l’unité.
Voilà les termes qui nous dirigent dans tous les rapports entre Dieu et le monde, et entre les choses supérieures et inférieures : esprit et corps, Eglise et Etat, théologie et philosophie, révélation et intuition... Les deux groupes de mots qui vont nous permettre de définir tous ces va-et-vient, toutes ces « gammes » toute cette recherche de l’humanité à travers les siècles : « ni confusion, ni mutation, ni changement », « ni séparation, ni opposition ».
 
Chapitre 4

[...]C’est une bataille profonde qu’Arius déchaîne en niant la fécondité du Père c’est-à-dire le Premier Rapport, celui que le Père établit avec Son Fils, coéternel et égal à Lui. Tout naturellement, à partir de là, Arius en vient à nier la relation salvatrice entre le divin et l’humain que le Fils a établie pas Son Incarnation, nous appelant à l’adoption, à appeler nous aussi, Dieu, « Notre Père ». Ce qui est hérésie vis-à-vis de la révélation est normal pour les civilisations qui ont l’habitude de vivre un déséquilibre entre l’humain et le divin. Les recherches de Dieu qui surgissent aujourd’hui ne sont souvent qu’une compensation vis-à-vis de l’époque de la Renaissance, qui a expulsé Dieu du monde pour donner de l’importance à l’homme. Et si la Renaissance s’est comportée ainsi, c’est par réaction contre les derniers siècles du Moyen Age. Le seul point commun à toutes ces tendances contraires, c’est la volonté de système, le refus de l’Inconnu au nom de ce qui est connu : nous devons vivre dans le connu en attendant l’inconnu, sinon nous sommes fichus. Et pourtant il y a encore une autre erreur, c’est d’attendre le Christ sans rien faire, en niant toute réalisation humaine. Enfin, il y a le niveau inférieur, qui refuse à la fois la connaissance et l’ignorance, c’est la quiétude, le sommeil de la mort.

 

Chapitre 5

[...] L’Orient, d’habitude, est plus attiré par le Non-Manifesté et l’Occident, au contraire, par la Manifestation : chaque chrétien doit confesser qu’il est plutôt axé sur l’un que sur l’autre, mais accepter d’être complété par celui qui est différent de lui, au contraire de l’hérétique qui exclut l’autre à cause de son propre choix. Le vrai chrétien est ouvert, sans prétention, désireux de réaliser l’équilibre sans rien exclure.

Mais voilà ! le chemin qui va vers l’équilibre est un chemin lent, humble, tandis que les réussites partielles sont rapides, éblouissantes et leur hérésie ne se voit qu’ensuite, et déjà un autre mirage brille au-dessus de l’horizon.

C’est à cause de cela que saint Paul ne craint pas de dire que nous sommes souvent les ordures, les détritus de l’univers (I Co IV, v. 13). En effet, nous chrétiens, nous semblons souvent être des ratés, sans intérêt, un peu dégoûtants, parfois scandaleux, et c’est parce que notre chemin est lent, et si notre chemin est lent, c’est parce que nous cherchons la plénitude : les ratages compensent les fausses réussites. Celui qui choisit un chemin limité va automatiquement provoquer une réaction adverse et l’humanité devra payer le prix du balancement, du rééquilibrage.

Confesser la vérité chrétienne et ne jamais absolutiser son expression, chercher l’équilibre. Des êtres différents entre eux, qui ont conscience qu’ils ont besoin les uns des autres, voilà les catholiques, les hommes universels.

Chez les hérétiques, le contemplatif se sépare de l’homme d’action et ils se méprisent réciproquement, ou bien s’ignorent au lieu de s’unir pour former l’Eglise chrétienne.

Le mystique doit chercher la réalisation, l’homme d’action doit chercher la contemplation, mais on n’acquiert pas du jour au lendemain la possibilité de réaliser les deux chemins. Le plus souvent on vit dans la lutte, cette lutte dont parle saint Isaac le Syrien : « Longtemps tourmenté à droite et à gauche, souvent éprouvé des deux côtés, couvert de plaies innombrables par l'adversaire, mais comblé en secret... »

 

Chapitre 6 Théologie et Science

C’est dans les problèmes modernes que nous devons projeter les grands principes de l’Église dans sa lutte avec l’arianisme, pour voir « sur le vif », les conséquences de l’orthodoxie et de l’arianisme, et ce que veut dire l’Église en combattant l’arianisme.

Étudions un exemple concret : les rapports de la théologie et de la science, qui reflètent d’une certaine manière les rapports entre le Divin et l’Humain. Quels sont les rapports actuels entre la théologie et la science ? Ils sont quelquefois méprisants, haineux, mais le XIXe siècle a expérimenté une solution : chacun vit de son côté. Est-ce la vraie solution ? C’est la solu­tion d’une théologie d’un Dieu transcendant, qui ne s’incarne pas. C’est une solution arienne. La vraie atti­tude de la théologie, c’est de s’engager dans la science, de se mettre au service de la science. Non pas diriger la science, ce serait un retour à la formule du Moyen Age selon laquelle la philosophie — donc la science — est servante de la théologie. Or, cette formule, « philosophie servante de la théologie » est radicale­ment hérétique. Que signifie cette formule du point de vue dogmatique ? Que l’homme doit servir Dieu, L’aider, L’alimenter, parce que la philosophie — ou la science — devait expliquer et soutenir la théologie.

Le Christ n’est pas venu du tout pour servir Dieu. Dieu est devenu homme pour servir l’homme: « Je suis venu pour servir, mais non pour être servi » (Le XXII, v. 27). Ce qui veut dire : « Je suis venu vous sauver, mais non être sauvé. » Il a pris la forme de l’humanité, Il est devenu Fils de l’homme, pour vivre notre vie et nous servir, tout est là. C’est pourquoi on l’appelle le Serviteur. Isaïe l’appelle le Serviteur. Librement Il est devenu notre Serviteur, Il a pris nos peines, Il est venu sous forme d’esclave, comme dit l’apôtre Paul.

Alors, qu’elle doit être l’attitude de la théologie vis-à-vis de la science? C’est de se mettre au service de la science. Je ne sais pas si vous réalisez la transfor­mation de la vision. Parce qu’en général, qu’est-ce qui se passe : la théologie est là, elle est installée vis-à-vis des arts, de la philosophie, de la science, comme un dieu transcendant, et elle dit : «Matisse, arts modernes, venez me servir !» Mais jamais de la vie ! C’est elle qui doit servir Matisse, mais ce n’est pas Matisse qui doit être serviteur de leur chapelle ! Dieu S’engage dans l’étoffe de notre vie, tout ce qui est supérieur doit s’engager dans l’inférieur et devenir un des serviteurs. Le Christ est venu comme un parmi les autres, un dans la chaîne des prêtres, un dans la chaîne des générations : « Fils de tel, fils de tel... » pour devenir Père du siècle à venir. Il est entré dans un moment donné historique. Et la vraie attitude d'un théologien à partir d’une révélation, d’une initiation, ou d’un enseignement de l’Église, quand il entre dans une branche quelconque de la civilisation des hommes, doit être tout d’abord, se mettre au service. [...] lire la suite

 

Chapitre 7

[...]Il y a ici une fausse conception de l’esprit humain. On doit distinguer deux hérésies, dont les tendances sont plus ou moins précises.

Celle qui est de style oriental confond notre esprit avec Dieu Lui-même comme si notre esprit était d’essence divine. C’est la suppression du dialogue avec Dieu : le salut de la créature est de se confondre avec Dieu, de façon totalement passive et même au-delà, en perdant toute distinction. Par rapport à la double négation de Chalcédoine, « sans séparation, sans confusion », c’est la confusion. On trouve cette atmosphère, par exemple, aux Indes, ou chez Plotin, ou chez les idéalistes allemands.

L’hérésie de style occidental voit l’homme en dehors de Dieu. Tout ce qui est divin en l’homme lui est surajouté par la grâce. « L’homme naturel » est sans la grâce, la grâce est surnaturelle. D’où la théorie que sans la grâce, il n’y a pas de foi. Et pourtant, avant même d’être touché par la grâce, l’homme est en communion inconsciente avec Dieu, et toute chose est en communion inconsciente avec Dieu.

L’hérésie orientale confond le cœur du monde, où habitent l’Esprit et le Verbe, avec l’Esprit et le Verbe eux-mêmes. Chaque chose, chaque être sont du Verbe et de l’Esprit, mais ne sont pas le Verbe ni l’Esprit. Saint Cyrille dit : « Dieu est partout et nulle part. Intou­chable et partout présent. Tout est image de Lui, rien n'est sans Lui, rien n’est Lui. »

L’hérésie occidentale expulse Dieu du monde : Dieu est créateur, ordinateur et, en plus, Il distribue de temps en temps Sa Grâce : la crainte du panthéisme empêche de voir l’indispensable et incessante présence de Dieu.

Confusion en Orient, coupure en Occident : deux conceptions statiques, deux schémas. Deux pseudo­civilisations aussi. [...] lire la suite

 

Chapitre 8

Le monde est confronté à ce mystère : il peut choisir la communion ou la destruction, le parallé­lisme entre le divin et l’humain n’est plus qu’un rêve. Mais c’est un rêve très courant : quand nous avons coupé notre vie en deux, vie profane et vie chrétienne, nous avons déjà un peu nié l’Incarnation du Christ.

Dans le fond, le système papal est aussi un exemple de nestorianisme inconscient : d’un côté le Christ invisible ; de l’autre côté un homme visible, le pape, successeur de Jésus, « Vicaire du Christ ».

Vous vous rappelez l’expression si frappante de saint Cyrille d’Alexandrie : « Même le crachat du Christ est pénétré de la divinité ? » Pour les chrétiens « psychologiquement nestoriens », la religion a son domaine propre mais « les affaires sont les affaires » et on arrive à une multiplicité de consciences : une cons­cience familiale, une conscience religieuse, une cons­cience d’homme d’affaires, une conscience civique, une conscience pour les loisirs, etc.

Oui, il y a deux natures en Christ, oui « il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » : mais distinguer ne veut pas dire séparer.

Distinction des natures, mais aussi union et har­monie. Distinguer mais réunir dans une seule conscience.

Les nestorianismes de tous ordres nous révèlent que l’homme n’a pas acquis l’unité de conscience. En nous, bien souvent, il y a une multitude de petits « je », de petits « moi » qui se bousculent comme dans la salle des pas perdus d’une grande gare.

Comment acquérir l’unité de conscience ? Elle doit être acquise dans la plénitude de l’être : vers le bas, à droite, à gauche, en hauteur et en largeur. « Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, la Lar­geur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ... »(Ep. III, v. 18.)

 

Chapitre 9

[...]Qu’est ce monde nouveau ? Ce monde nouveau, c’est deux natures, divine et humaine, la nature humaine et toute la nature créée, déifiées, deux natures coexistantes. Et comme dira saint Cyrille d’Alexandrie, chez le Christ, même le crachat était divino-humain. Il n’y a pas en Lui Dieu par ici et un homme par là. Tout est copénétré, sans confusion, sans que le divin écrase l’humain. Nous arrivons ici au problème du monophysitisme, qui prétend que la présence de Dieu détruit la créature. Et si vous voulez savoir ce qu’est l’Eglise, sachez que c’est justement une femme enceinte. Qu’est-ce qu’elle porte dans ses entrailles ? Le monde. Elle engendre ce monde uni à Dieu, les « cieux nouveaux et la terre nouvelle », le monde transfiguré. Je pense qu’elle doit apprendre aux hommes ce qu’est le monde uni à Dieu [...]