Le schisme de 1054 ou la Rupture entre l’Orient et l’Occident chrétiens

 

Article du P. Eugraph dans le bulletin des orthodoxes français, « CONTACTS » n°2, 1955.

 

L’année 1054 marque une date tragique : la rupture entre l’Église indivise et l’Église d’Occident, la fin de l’unité chrétienne, la construction d’un rideau de fer et d’ignorance entre deux mondes.

Ézéchiel, après le schisme de Judas et d’Israël, demande au Seigneur de prendre deux morceaux de bois dur et de les réunir en un ; Dieu seul peut briser la dureté de ces bois et de deux n’en faire qu’un ; lui, Ézéchiel, les réunit et ils restent deux !

Ainsi que le prophète, nous chrétiens désunis, nous sentons incapables de refaire l’union si Dieu Lui-même ne vient à notre secours. Car, même si nous acceptons la formule paradoxale de l’Exultet chanté en Occident, au cours de la divine liturgie de la Nuit de Pâques : « Ô bienheureuse faute qui nous valut un tel Rédempteur !... » Même si nous croyons à cette idée sage et réconfortante qui donne une base positive à la tragédie humaine, à savoir que tout mal conduit à un bien supérieur, il nous reste à pleurer amèrement. Pleurer parce que si le meurtre peut mener jusqu’à la résurrection, il n’en est pas pour autant justifié : si le mal peut conduire au bien, il ne cesse pas pour autant d’être le mal. J’ai honte de l’humanité chrétienne et me considère solidaire du drame de 1054. Essayons, pour voir plus clairement dans l’avenir de prendre conscience de notre culpabilité et d’en pénétrer entièrement notre âme.

Les historiens ont raison, 1054 est une date insignifiante. Les contacts s’étaient déjà affaiblis, peu à peu ; les anathèmes réciproques avaient déjà été lancés. Alors, pourquoi cette date ? Parce que, avant elle, un mince fil de communion reliait encore l’Orient à l’Occident, symbole fragile mais divin qui sauvegardait l’harmonie, faisant du monde chrétien une symphonie universelle. 1054 déchire ce mince fil de communion ! 1054 éteint le lumignon qui fume ! Le cardinal Humbert légat du Pape, coupe le lien qui l’unissait aux autres Patriarches. Rome est soudain seule maîtresse dans l’Occident. Elle perd ses sœurs orientales tandis que l’Orient perd, lui, sa fille aînée : l’Église de Rome.

Cette rupture se serait-elle produite à une autre époque qu’elle n’aurait pas eu les mêmes conséquences. Si ce fait qui peut paraître un fait divers, prend une telle importance et engage tout le monde chrétien, c’est que le christianisme subissait alors, surtout en Occident, une profonde décadence morale. Toutes les classes de la société, jusqu’au haut clergé, avaient glissé dans la déchéance. Lorsque l’humanité tombe, il est normal qu’on cherche à la redresser. Et devant un si misérable état, les hommes les meilleurs et les plus nobles éprouvent un vif désir de réforme, de rénovation, mais souvent dans leur élan sincère qui force l’admiration, ces réformateurs révolutionnaires brisent la tradition. Ce fut le cas en 1054.

Si je voulais nommer toutes les âmes ardentes qui concoururent et concourent à la transformation du monde occidental, il me faudrait citer au moins une quarantaine de personnalités. Grégoire VII, Pierre Damien, Anselme furent les plus marquantes autour de 1054.

Comme le dit un grand historien romain : Une nouvelle phase du christianisme naît à cette époque. En deux siècles, le christianisme se retourne et ne se reconnaît plus.

Certes, à partir du VIe siècle, l’Église d’Orient est de plus en plus éloignée, géographiquement et linguistiquement, du monde occidental ; cependant, avant le schisme, son esprit continue à demeurer présent dans le christianisme d’Occident. Et voici qu’un stupide et mortel anathème déchire le fil de la communion et l’Église orthodoxe se retire. Elle n’est plus là pour tempérer l’ardeur des réformateurs occidentaux.

Est-ce un bien, est-ce un mal ? C’est, en tout cas, autre chose, le début d’un nouveau christianisme. Le monde chrétien commence à parler deux langues — je n’entends point par là le latin et le grec — mais deux langues religieuses différentes qui s’ignorent mutuellement. La tragédie des peuples chrétiens apparaît : la terrible ignorance réciproque !

Comment la première réforme, c’est-à-dire la réforme romaine, se manifesta-t-elle ? Nous ne mentionnerons ici que quelques traits généraux.

C’est d’abord la théologie qui se transforme radicalement, de patristique elle devient scolastique. Elle introduit le « Filioque » et le dogme de la rédemption juridique. Ce dogme, inconnu de l’antiquité et du christianisme primitif envahit toute la scolastique. En effet, le Credo universel ne connaît pas le rachat à la justice divine, le monde de la satisfaction juridique. C’est en 1054 que la souffrance tend vers une justification et non vers une libération. Idée totalement étrangère à l’Évangile et à la doctrine des Apôtres. Si le divin fil de communion avec l’Orthodoxie n’avait été rompu, les théologiens orientaux auraient élevé leur voix pour dire à leurs frères : Ne vous lancez pas dans l’idée de rachat, de justice. Ils auraient tempéré l’Occident et ses ardeurs par leur notion de l’harmonie universelle et de l’équilibre. Ils auraient sauvegardé la déification auprès de la rédemption. Mais le fil était brisé, leurs paroles ne pouvaient plus se faire entendre...

Un Anselme prétend alors prouver Dieu par des arguments ontologiques : on cesse de prouver notre raison par Dieu, pour expliquer Dieu par notre raison !

A la même époque, avec les attaques dirigées contre les prêtres mariés traités de « nicolaïtes[1] » surgit la question du mariage des prêtres. Dans l’Église primitive, comme dans l’Église orthodoxe jusqu’à nos jours, un prêtre peut être marié ou célibataire. St-Paul demande qu’un évêque ne soit marié qu’à une seule femme. St-Pierre fut marié, St-Hilaire aussi, de même que St-Paulin de Nole. Il est peut-être préférable qu’un missionnaire ne soit pas marié, mais qu’un prêtre de paroisse le soit, l’expérience l’a démontré. En effet, une femme qui comprend la vocation pastorale de son mari, le seconde efficacement. Elle est souvent appelée « mère » dans le monde orthodoxe et donne avec son époux et ses enfants l’exemple de la famille chrétienne. Bien entendu, le mariage ne présente pas que des avantages : un prêtre célibataire, sans charges familiales, peut se consacrer plus entièrement à ses fidèles. Chaque cas demande à être envisagé et résolu en particulier. Mais les réformateurs mettent en doute la pureté des rapports physiques entre mari et femme. Certes, il fallait lutter contre la corruption des mœurs de l’époque mais ne point tomber, par contre, dans une autre erreur aussi nuisible : la crainte, l’horreur de la chair, le mépris du monde physique, perdant de vue la recommandation de saint Paul de ne pas lutter contre la chair et le sang (Eph 6 ; 12). Ce problème « moral », mal posé, prenait ainsi dans la doctrine de l’Église d’Occident et l’esprit de tous, prêtres et fidèles, une place que ni l’Écriture, ni la Tradition universelle, ne lui avaient jamais assignée.

D’autre part, Grégoire VII, cherchant à imposer sa réforme, est naturellement poussé à centraliser et sitôt, — la contrainte provoquant la révolte, — aux côtés du Catholicisme romain, se développe une nouvelle confession, le Protestantisme. Ce dernier, venu au grand jour au XVIe siècle, prend en réalité naissance à la séparation de l’Église romaine d’avec l’Église orthodoxe. Il n’est pas encore organisé, il est caché mais présent et agissant, se découvrant, par exemple, en des figures comme celle, aussi pathétique que tragique, de Bérenger de Tours, qui professe dès le milieu du XIe siècle les grandes idées protestantes (négation de la présence réelle dans le sacrement etc...).

À celui qui veut lutter, tous les moyens semblent bons. Pour sauver l’Église, Grégoire VII la centralise ; pour asseoir l’autorité du Pape, il décrète que celui-ci ne se trompe pas. Mais il va plus loin et proclame que celui qui désobéit au Pape n’est pas sauvé. Nous touchons ici le renversement des valeurs, dont nous subissons encore les conséquences sans même en prendre conscience ; là est la racine de la lutte entre l’Église et l’État, entre la science et la religion, entre César et Dieu. Pourquoi ? Parce que, avant Grégoire VII, lorsque le Roi ou le Prince commettaient des actes contraires à l’enseignement de l’Église, ils étaient excommuniés par les Évêques, par les Patriarches, mais ces derniers n’en demeuraient pas moins leurs loyaux sujets en ce qui concernait le pouvoir temporel. Ainsi, un Jean Chrysostome se permettait de fermer la porte de l’église à l’impératrice Eudoxie qui avait commis une injustice ; en l’excommuniant, il agissait selon la plénitude de ses droits canoniques mais il restait son loyal sujet vis-à-vis des problèmes civils.

Avec Grégoire VII se produit quelque chose de nouveau ; lorsque le Pape ouvre le conflit qui le sépare du Prince, il se permet de libérer les sujets du Prince de leur obéissance envers celui-ci. Or, le Christ n’était-il point loyal sujet de César, saint Pierre de Néron, saint Basile d’un empereur aryen ? Même si les évêques, avant Grégoire VII, en lutte avec les princes en arrivaient à les excommunier, ils ne reniaient jamais leur obéissance en tant que sujets et ne forçaient point leurs fidèles à la désobéissance. Grégoire VII inaugure un nouveau combat, posant un dilemme. Un insoluble cas de conscience au citoyen chrétien : obéir au Pape et désobéir au Prince ou obéir au Prince et être excommunié. Risquer de perdre son salut ou être infidèle à son roi ! Conflit redoutable qui engendra d’autres contradictions et d’autres guerres. Lutte inexistante en soi mais qui ne s’en posera pas moins au chrétien d’Occident. Inimitié entre le sacré et le profane, l’autorité et la conscience, entre l’esprit et la lettre. Oui, elle est douloureuse cette date qui vit naître cette opposition !

Une erreur persévérante entraîne d’autres erreurs et pour défendre l’autorité de l’Église, Grégoire VII se verra contraint de diminuer le prestige des rois, et diminuant le pouvoir des rois, de s’appuyer sur les peuples.

Mais il ira plus loin encore : il lancera cette nouvelle doctrine que le pouvoir des rois n’est pas divin, mais vient du diable et de la vanité humaine, supprimant tout sens du sacré dans ce qui n’est pas l’Église, oubliant l’harmonie des deux volontés, volonté de Dieu et volonté de l’homme s’unissant dans le monde, oubliant que ces deux volontés sont aussi présentes et nécessaires chez le laïc que chez le clerc.

Saint Grégoire le Grand, Pape de Rome, affirmait au VIe siècle que « même le pouvoir de l’antéchrist vient de Dieu, car tout pouvoir vient de Dieu »[2]. Cinq siècles plus tard, Grégoire VII annoncera que tout pouvoir qui ne reconnaît pas l’Église vient du diable.

Cet acte entraînera la rupture de l’équilibre du monde occidental. Le pouvoir temporel, jugulé tout d’abord à la suite de l’action vigoureuse de Grégoire VII, se reprend trois siècles après et l’on sait, en particulier, comment Philippe le Bel s’affranchit de l’emprise de l’autorité spirituelle. Dès lors, l’extension grandissante du domaine profane amènera la désacralisation de la vie en Occident, la descente atteignant son point le plus bas aux environs de 1900.

Peut-on critiquer ou juger Grégoire VII ? Nous devons critiquer son altitude, certainement, mais ne jugeons point l’homme. Je priais un jour, près de Montpellier, dans une église déserte, âpre, où il avait lui-même longuement prié, et soudain je sentis vivement la noblesse du désir de bien de cette âme, son élan profondément sincère et devant cet élan dont les conséquences pèsent si lourdement sur les destinées du monde chrétien, je compris qu’on ne pouvait faire autre chose qu’implorer notre Dieu pour lui et son œuvre.

Mais, de son coté, que fit l’Église orthodoxe durant cette période de séparation ? Ce fut pour elle un moment difficile. Elle se replia, recherchant avant tout l’unité intérieure et faisant passer au second plan l’unité extérieure. Elle chercha un centre et le trouva dans la république monastique du Mont-Athos qui réunit des moines de tous les pays, y cultivant la prière du cœur, la prière pure où tous les peuples orthodoxes se retrouvent. Du Mont-Athos sortiront de grandes figures, des communautés et des couvents monastiques nouveaux. Le Mont-Athos sauvera l’unité intérieure.

De même que dans ses églises le sanctuaire était caché derrière un rideau, l’Orthodoxie désormais, soucieuse avant tout de vie intérieure et d’unité avec Dieu, tirera le rideau sur elle, abandonnant à leur sort ses frères occidentaux engagés dans la déviation et perdra le contact avec eux.

Sa responsabilité, bien qu’extérieure, est grave. À elle, l’honneur d’aller au-devant, de faire la moitié du chemin et d’ouvrir les bras à la sœur prodigue. Avant de songer aux multiples séparations secondaires, il s’agit de refermer l’abîme de 1054.

 


[1] On sait que ce terme, dans l’Apocalypse, désignait les hérétiques gnostiques (Ap. 2, 6-16). Au XIe siècle, on en vint en Occident à appliquer cette désignation à tout prêtre n’observant pas le célibat.

[2] « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19, 11).