L’ÉGLISE ORTHODOXE EN FACE DE L’ŒCUMÉNISME

 

Ce texte est issu d’une « prise de note » d’une conférence du père Eugraph dans les années 50 publiée aux éditions de Forgeville n°5.

 

L’œcuménisme pour nos contemporains apparaît surtout comme un mouvement moderne jailli du Protestantisme. C’est en effet le docteur John Mott, suivi d’une phalange de grandes personnalités anglicanes et protestantes, qui en fut le magnifique et persévérant promoteur. Mais l’œcuménisme a pour but l’union et la collaboration des Églises. Ce désir est son âme et son guide. Et c’est là, au cœur même de la question que nous rencontrons l’Église orthodoxe.

Depuis toujours elle demande à ses fidèles, pendant la liturgie, de prier le Seigneur « pour la prospérité des saintes Églises de Dieu et l’union de tous ». Et, au cours de son histoire, nous la retrouvons souvent dans cette même attitude fraternelle.

En 1723, « les Patriarches catholiques orthodoxes de Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem » déclarent dans leur encyclique à l’Église anglicane : « Nous avons pris connaissance du désir de l’union des Églises qui trouve chez vous sollicitude et dévouement. Cette union est la fortification des croyants et, par elle, notre Seigneur et Dieu Jésus-Christ est le bien servi. »

En 1895, le Patriarche Anthime de Constantinople écrit dans son encyclique aux évêques : « Chaque chrétien doit être rempli du désir ardent de l’union des Églises, et par excellence les fidèles orthodoxes doivent être enflammés par l’ardeur de retrouver l’unité dans la foi, à la base de l’enseignement des Apôtres et des Pères, Jésus-Christ étant lui-même la pierre angulaire. Mais pour atteindre cette unité, nous devons revoir ensemble la foi commune de l’Orient et de l’Occident avant notre séparation... Si l’Église d’Occident peut nous prouver que sur tel ou tel point elle est plus fidèle à la tradition antique, au nom du but sacré et de l’union des chrétiens, l’Église catholique orthodoxe d’Orient est prête unanimement à la recevoir. »

En 1948 dans son discours d’ouverture à la grande Conférence Ecclésiastique de Moscou où prenaient part les Églises d’Alexandrie, d’Antioche, de Géorgie, etc., le Patriarche Alexis de Moscou dit : « Le mouvement œcuménique, c’est-à-dire le mouvement universel pour l’union de toutes les Églises est presque centenaire. Son admirable idée contient les meilleures espérances des chrétiens de toutes les Églises. L’Église orthodoxe prie pour la réalisation de cet espoir… Oh ! si le Seigneur daignait nous accorder de voir le jour glorieux de l’union des évêques qui sont tous égaux et frères entre eux... cela servirait de début à la paix dans le monde entier et de terme à l’usage honteux du Christianisme par les maîtres avides des ténèbres du siècle présent dans le but d’exciter la flamme de la guerre. »

Vis-à-vis du mouvement œcuménique de ces dernières années, l’Église orthodoxe n’a pas adopté une conduite unilatérale. Deux opinions, deux courants semblent la départager.

La première tendance accepte la collaboration avec les autres Églises chrétiennes sur le plan pratique, sans croire que l’unité de la foi puisse être réalisée dans l’état actuel des communautés chrétiennes. Le Patriarche de Constantinople, dont l’exarque pour l’Europe, le métropolite Germanos de Thyatire est un des présidents du comité central œcuménique, accepte ce point de vue.

L’autre tendance met l’accent sur l’unité de la foi. Elle insiste sur la nécessité d’un travail dogmatique en commun – si l’on veut atteindre l’unité de la foi – et la pose comme base, comme condition de collaboration. La conférence de Moscou de 1948 est le porte-parole de ce sentiment et jugement.

Mais ces deux tendances, si différentes quant à la tactique qu’il ne faut pas d’ailleurs prendre dans un sens absolu, ne brisent pas l’unité intérieure de l’Orthodoxie : ces deux manières d’agir renferment une seule opinion. Aucun compromis dans le plan dogmatique, retour à la Tradition du premier millénaire de l’Église indivise et d’autre part le minimum d’exigences formelles suivant en cela le principe canonique : « entre la rigueur et la miséricorde, choisir la miséricorde ».

L’Église orthodoxe est violente et tendre, traditionnelle et en perpétuel mouvement, basée sur un roc, le Verbe incarné, agitée par l’Esprit prophétique, le Paraclet. Elle est ouverte parce qu’absolue. Elle peut participer aux réunions œcuméniques, aux rencontres interconfessionnelles, parfois aux prières en commun et, si des Occidentaux désirent devenir orthodoxes, elle sait montrer une compréhension profonde de leur mentalité, de leurs rites, de leurs coutumes qu’elle leur permet de garder.

Dans l’épître de 1723 citée plus haut, nous lisons à ce propos : « Pour ce qui concerne les différents rituels et coutumes ecclésiastiques, ainsi que la manière de célébrer la Sainte liturgie, tout cela l’union une fois réalisée – et avec l’aide de Dieu, – deviendra facile et simple à harmoniser, car, si l’on s’en rapporte à l’histoire de l’Église – le fait est connu de tous – certaines coutumes différent selon le lieu, le temps et l’église, mais l’unité de la foi, l’unité dans les dogmes doit rester inébranlable ». Et dans l’Encyclique de 1895 : « Les différences existent bien dans l’Antiquité et ne peuvent nuire à l’unité de la Foi. » Saint Photius le Confesseur déclare : « si les différences et même les déviations ne touchent pas la foi et les décisions conciliaires universelles, par exemple lorsque les uns s’en tiennent à telle règle canonique ou tradition liturgique et les autres à telle autre, on doit justement et logiquement reconnaître que ceux qui gardent une coutume particulière ne font rien d’injuste et que ceux qui ne l’ont point ne pèchent pas contre l’Église ».

Les rapports de l’Église orthodoxe avec l’Église romaine, en reconnaissant que cette dernière est une sœur très proche de l’Église orthodoxe, sont hélas compromis par un raidissement réciproque, nous ne pouvons pas le cacher. Sans parler des différences dogmatiques, l’Orthodoxie se refuse à toute centralisation extérieure, non seulement sur le plan hiérarchique mais aussi dans le domaine de la pensée. Elle n’accorde pas de primauté à un quelconque système philosophique ou métaphysique, ni à une culture, qu’elle soit grecque, latine ou slave. Elle les considère tous comme relatifs au niveau de l’évolution humaine et appelés à être transfigurés par la révélation du Verbe. Mais vis-à-vis de sa sœur, l’Église romaine, elle est toujours prête à « revoir ensemble », sur un plan d’égalité, la possibilité de retrouver l’unité de la foi, dans une seule communion.

Les temps modernes ne sont guère propices à l’œcuménisme et pourtant c’est à notre époque qu’il est né, c’est à notre époque troublée par les méfiances entre les peuples, les rumeurs de guerre confuses, qu’il apparaît comme un signe divin de contradiction…

« Mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies, dit le Seigneur. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées.[1] »

L’œcuménisme est la parole divine de notre siècle et : « Ainsi en est-il de ma parole qui sort de ma bouche, elle ne revient pas à moi sans effet, sans avoir exécuté ce que j’ai voulu et accompli ce pour quoi je l’ai envoyée[2] ».

 


[1] Is 55, 8-9

[2] Is 55, 11