Bulletin « Cahier Saint-Irénée » n°47, 1964.
L’article « Mission de la Femme », paru dans le n° 44 les Cahiers Saint-Irénée et signé A. de Souzenelle, a soulevé autant de critiques que d’éloges. Nous nous réjouissons, d’ailleurs, qu’il ait provoqué diverses réactions, car l’urgent est de réveiller les esprits, afin qu’ils cherchent, réagissent, luttent et se passionnent pour la vérité.
Les Cahiers Saint-Irénée sont une publication orthodoxe et, comme tels, laissent à leurs collaborateurs la liberté d’exprimer leur pensée, sans que cela engage l’Église. L’esprit de dirigisme est étranger à l’Église catholique orthodoxe ; c’est une Église de tradition vivante et non de puissance sociale. Nous reconnaissons volontiers qu’une liberté dans la recherche théologique peut sembler dangereuse à celui qui désire avant tout une organisation solide ; pourtant, son climat est indispensable aux amants de la Vérité.
Dans son article (p. 17), l’auteur vise, sans le nommer, le dogme de l’Immaculée Conception, de Pie IX. En dépit de quelques termes agressifs, il ne fait que rappeler la participation active de Marie à notre salut. « Le oui de Marie, écrit-il, est aussi nécessaire que le message de Gabriel ».
Nous n’avons pas la prétention d’étudier à fond le mystère de la conception de Marie. Notre désir n’est que de présenter quelques remarques.
En premier lieu, rappelons que l’Église orthodoxe ne s’est jamais prononcée dogmatiquement pour ou contre l’Immaculée Conception, c’est-à-dire qu’aucun concile universel n’a traité ce sujet. Est-ce parce qu’il n’y a point de dogme officiel auquel « il faut croire pour être sauvé », que l’on peut penser ce que l’on veut sur l’Immaculée Conception et entreprendre toute spéculation personnelle ? Certes, non. Chaque membre de l’Église orthodoxe, ayant reçu le sceau de l’Esprit-Saint, par le sacrement de la confirmation, est éclairé et responsable de la Vérité révélée, confiée à l’Église.
La vérité ne devient pas telle parce que proclamée dogmatiquement. Les deux natures du Christ en une seule hypostase ne se sont pas révélées deux natures après le concile de Chalcédoine ; elles étaient en Christ, démontrées par les Évangiles, prêchées par les Pères.
Ainsi, un orthodoxe, face au dogme de l’Immaculée Conception annoncé par Pie IX le 8 décembre 1854 (Ineffabilis Deus), n’a nullement l’obligation « officielle » de le reconnaître ou de le repousser, mais il doit, en tant que membre de l’Église, veiller, selon les dons qu’il a reçus, sur la pure Tradition Apostolique.
Le terme « Immaculée Conception » est autant orthodoxe que romain. On le retrouve dans les chants liturgiques.
C’est une expression susceptible de deux interprétations : la Vierge Marie est immaculée lorsqu’elle conçoit le Christ, et immaculée dès sa conception par sainte Anne. Le dogme de Pie IX affirme le deuxième sens, sans nier, « bien entendu », le premier.
L’apparition de la Souveraine des cieux à Lourdes semble souligner qu’elle a conçu le Christ étant immaculée, car elle se nomma « Immaculée Conception » non le 8 décembre, mais le 25 mars, fête de l’Annonciation, le disant à Bernadette point en langue latine, mais en patois : « Qua soy l’Immaculado Conception ».
Remarquons qu’elle ne dit pas : j’ai été immaculée dès ma conception, ni : je suis devenue immaculée ; elle dit : je suis l’Immaculée Conception (« qua soy »), accentuant de cette manière la croyance traditionnelle qu’Elle fut, qu’Elle est et qu’Elle demeure inaltérablement pure, toujours Vierge, Immaculée, Mère de Dieu. Elle qui personnifie l’Église voulait que, par ce nom, les chrétiens se souviennent qu’ils doivent radicalement s’abstenir, en leur « conception du monde » – action missionnaire –, des méthodes impures de ce monde.
La liturgie grecque emploie fréquemment le terme « Immaculée » et parfois l’expression « Immaculée Conception ».
Voici deux exemples tirés du deuxième canon de la fête de la Nativité de la Mère de Dieu :
l) « Nous chantons ta sainte Nativité, nous honorons ta conception immaculée, ô Épouse élue de Dieu et toujours Vierge. Avec nous, te glorifient les ordres angéliques et les âmes des saints » (chant VI, 4ème strophe).
Cette strophe est comprise par plusieurs théologiens orthodoxes dans l’un ou l’autre sens. Il est certain que, grammaticalement, la phrase n’est pas claire ; mais, se rapportant, par opposition, au psaume de pénitence de David (51) : « Je suis conçu dans l’iniquité, et ma mère m’a fait naître dans le péché », et au parallélisme de sainte (nativité) et de (conception) immaculée, il est probable que le poète sacré pensait à la conception de la Mère de Dieu par sainte Anne.
2) « Indicible et indisable, ô Vierge Immaculée, sont ta nativité et ta conception, ainsi que ton engendrement, ô Épouse inépousée. Par Toi, Dieu S’est habillé totalement de moi » (chant V, 1ère strophe).
Elle est immaculée dans sa conception, dans sa naissance et dans sa maternité ineffable du Fils de Dieu. Il n’est pas exclu que le poète parle de la naissance de la Vierge (8 septembre), de la conception du Christ (25 mars) et de l’engendrement du Christ (25 décembre).
Je ne résiste pas au désir de citer ici la prière à la Mère de Dieu de saint Paul, moine du monastère de la Bienfaitrice, prière débordant d’exaltation de la pureté de la Mère de Dieu et lue par les moines d’Orient à la fin des complies :
Vierge sans tache, sans souillure, sans faute, immaculée, chaste, Épouse de Dieu, Notre Dame, qui par ta maternité inexplicable as uni le Verbe divin à l’homme et qui as renoué le contact entre notre nature qui s’en était éloignée et le ciel ; seule Espérance des désespérés, Secours de ceux qui sont attaqués, Intermédiaire toujours proche de ceux qui ont recours à toi, Refuge de tous les chrétiens, n’éprouve pas de dégoût pour moi pécheur, le maudit qui me suis tout entier corrompu par des pensées, des paroles et des actions honteuses et qui, par lâcheté d’esprit, suis devenu l’esclave des plaisirs de la vie. Tout au contraire, comme Mère du Dieu Ami des hommes, sois émue d’humaine miséricorde envers moi, pécheur et prodigue, et reçois ma prière bien qu’elle soit proférée par des lèvres souillées. Appuyée sur ton autorité maternelle, adoucis les regards de ton Fils, notre Seigneur et Maître, afin qu’il m’ouvre, même à moi, les entrailles charitables de Sa bonté, et que, sans voir mes innombrables fautes, Il me convertisse à la pénitence et me traite comme un observateur fidèle de Ses préceptes. Et sois toujours à mes côtés, pleine de pitié, compatissante et bienveillante, protectrice et auxiliatrice chaleureuse, étant en cette vie mon rempart contre les incursions des ennemis et mon guide jusqu’à l’heure du salut, entourant mon âme de ta bienveillance à l’heure du départ, et chassant loin d’elle les mauvaises entreprises des démons, et, au jour redoutable du jugement, me défendant contre le châtiment éternel et me désignant comme héritier de la gloire ineffable de ton Fils, notre Dieu. Puissé-je l’obtenir, ô ma Dame, très sainte Mère de Dieu, par ta médiation et ton intermédiaire, par la grâce et l’amour pour les hommes de ton Fils unique, notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus-Christ. À Lui revient toute gloire, honneur et adoration avec Son Père éternel et Son très saint, bon et vivifiant Esprit, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Amen. (trad. R.P. E. Mercenier).
L’intégrité de Marie était prévue dans le plan divin avant les siècles, car « Anne stérile conçoit la Fille divine, pré-élue avant toutes les générations comme un temple sacré du Créateur, l’Accomplissement de l’économie divine ». « Nommée avant les siècles, Vierge très pure et Mère, le Contenant de Dieu ». « Avant le temps, elle est prévue Mère de notre Dieu et Vase de pureté », car elle est « Paradis de la Grâce », « Ciel et Trône de Dieu », « la Pureté débordante ».
Ainsi l’Église d’Orient chante la Mère de Dieu.
Faisant écho à la liturgie orthodoxe, un mariophile inspiré du XXe siècle écrit, dans son « Gloria in excelsis Deo », des paroles vibrantes de contemplation lumineuse et céleste du Mystère de Marie ; nous en donnons deux extraits :
Beaucoup sont venus avant Elle, vivants messagers de la « forme future du Christ » que Marie devait rayonner au monde, et l’univers tout entier nous parle de ce « mystère caché depuis l’origine du monde », et préparé avant que ne s’écrive, pour en chanter les louanges, le grand livre de la Création. Marie était déjà là éternellement avec Jésus dans la Pensée Divine, avant que celle-ci, atteignant l’extrémité de Sa course, découvre les abîmes qui s’ouvriraient sous les pas de ceux qui refuseraient de pénétrer avec Jésus dans ce paradis de Lumière et d’Amour qui est l’âme de Marie.
À l’encontre des œuvres humaines qui cherchent leurs fondements sur la terre et s’élèvent ensuite selon la mesure de leurs forces, Dieu établit d’abord les Siens dans les hauteurs du « firmament » (A summo coelo egressio Ejus) et Se penche ensuite avec miséricorde. C’est ainsi que la Sagesse Divine dans Son éternel rayonnement, atteint d’abord le mystère du Christ et de Marie dans les hauteurs où Il Se tourne vers Dieu, avant d’en disposer la surabondance et la gloire au milieu du déploiement de la fragilité des autres créatures appelées à l’existence pour Lui et pour Elle.
Tout en Marie. « Omnia in Ipsa condita sunt », peut-on dire de Marie comme de Jésus, puisque le « Seigneur est avec Elle ». En Elle est renfermée avec Jésus toute la synthèse des oeuvres divines extérieures, de Son rayonnement « ad extra » de Sa Gloire. De tout ce plan divin magnifique, de cette symphonie des Épousailles Divines qu’est le rayonnement du mystère de l’Incarnation en toutes choses, le mystère du Verbe qui vient rompre le « pain » d’une même nature avec une créature qu’il ravit ainsi au sein de la Divine Trinité dans le plus sublime des modes possibles, ce mystère est bien le thème essentiel, la première et la dernière note de cet accord Divin, le Nom ineffable dont se renvoient l’écho toutes créatures avec mille et mille timbres nouveaux qui en diffusent toute la richesse cachée en Dieu...
De l’Infini Divin le Verbe s’élance vers le néant, pour y écrire en une synthèse magnifique toute la profondeur du plan Divin. Dieu a conçu éternellement un temple dont l’Architecture serait le « livre aux 7 sceaux » de Sa Gloire. Cette « Jérusalem Céleste », c’est Marie en Qui habitera Jésus.
Mais attention ! l’attribut « Immaculée » ne signifie pas « exempte du péché originel », il signifie que, par la puissance de la grâce surabondante, Marie n’a pas succombé au péché. Ève prête l’oreille à Satan, Marie vérifie les paroles de Gabriel. La première est naïve et impudique, la deuxième est sage et pudique. Écouter le serpent, c’est déjà commettre un adultère spirituel. Un triple désir macule Ève : luxure, possession, orgueil. Marie est immaculée dès sa conception, avant sa conception, non maculée par ce triple désir, les repoussant par la Grâce divine qui la remplit dès sa conception, et par la triple vertu : pureté-abnégation-humilité.
Si la première Ève tombe, la deuxième résiste à la tentation. Un acte libre ne peut être effacé que par un acte libre ! et si Ève a désobéi, Marie devait, en son obéissance totale à Dieu, convertir la volonté humaine, pécheresse de la soumission au prince de ce monde, en obéissance à Dieu. Cette conversion – ce retournement – ne pouvait être réalisée que par une fille d’Ève, Celle qui résume en sa personne la race adamique.
Voilà l’aspect essentiel qu’A. de Souzenelle voulait faire ressortir, s’opposant à une dogmatisation d’où la synergie est exclue.
L’accotement des deux termes « Immaculée » et « Conception » nous ravit, car il contient les deux portes royales ouvrant le mystère marial : pureté et fécondité, opposées à l’impureté et à la stérilité, au péché et à la mort.
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Nos remarques sur le terme « Immaculée » seraient incomplètes si nous n’insistions pas sur la relativité des noms, même les plus élevés. Rien n’est plus admirable que le nom « Fils de Dieu » ; il doit pourtant être enrichi par : Dieu de Dieu, Grand Dieu, Verbe, Image, Christ... sans oublier les noms de l’Incarnation : Fils de l’Homme, Jésus, Serviteur... et ceux de l’œuvre du salut : Rédempteur, Sauveur, etc.
Il est, de même, périlleux de séparer « Immaculée » de noms tels que très Sainte, très Pure, sans tache, toujours Vierge, irréprochable, sans souillure, sans corruption, intègre... Ils forment un cortège autour de la virginité-pureté de « l’immaculité » de Marie. Isoler un nom des autres, lui conférer un sens strictement spécifique est prendre une fausse route.
Retournons au langage de la prière précitée du moine Paul. Il s’extasie : « Vierge sans tache, sans souillure, sans faute, immaculée, chaste » ; ce n’est pas un verbiage, une tautologie, c’est la conscience qu’aucun nom-signe ne peut couvrir le signifié.
Il est déficient aussi, en magnifiant Marie, de nommer sa virginité sans la faire suivre des noms exprimant sa maternité. Le moine Paul ajoutera : « Épouse de Dieu, Notre-Dame qui, par ta maternité inexplicable... ».
Reine des cieux, Souveraine, Avocate... amplifient, épanouissent la théorie des noms.
Lisons quelques mots de ceux qui s’opposent à la doctrine de l’Immaculée Conception.
L’argument le plus répandu contre l’Immaculée Conception est que tous ont péché, hormis le Christ et que l’Immaculée Conception affaiblit la foi dans le Fils de Dieu, notre seul Sauveur et Rédempteur. Certains voyaient même dans l’exagération du culte marial un péril de séparation entre Marie et l’humanité, et la tendance à en faire une déesse. Souvenons-nous de cette anecdote : lorsque le dogme fut proclamé à Notre-Dame de Paris, un prêtre se dressa en criant : « À bas la déesse ! ». Nous pensons que l’esprit protestant rejoint le cri de ce prêtre, sa crainte de voir Marie diminuer l’Image du Christ et devenir comme une quatrième « personnalité » de la Trinité. Répondons tout d’abord à ce cri d’alarme, avant d’envisager le premier argument, plus important théologiquement.
Admettons que la Vierge Marie est « exempte du péché originel », suivant la pensée romaine. Qu’est-ce que l’absence du péché ? une qualité divine ?
Non, une qualité humaine. L’homme n’est pas pêcheur de nature, il a chu dans le péché, contre sa nature créée. L’humanité, en soi, est immaculée, c’est un acte libre qui l’a rendue pécheresse. Je suis toujours profondément choqué lorsque, venant me voir, on me déclare : Que voulez-vous, mon père, nous sommes tous des humains ! sous-entendant par le qualificatif « humains » que nous sommes nécessairement des pécheurs. Confondre l’humain et le péché est offenser l’Artiste Divin qui a modelé ce chef-d’œuvre l’homme, et c’est faire, du même coup, bon marché de notre culpabilité.
Si donc Marie est « exempte du pêché », elle apparaît comme un être humain authentique et aucunement une déesse. Mais, rétorquera-t-on, l’homme peut-il être sans péché, de par ses propres forces ? Je répondrai : Même le pécheur n’est pas sans Dieu, étant Sa créature. L’homme authentique, l’homme sans péché est rempli de grâce.
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Considérons maintenant l’argument que nous avons tous péché, hormis le Christ.
Un des textes fréquemment cités par les opposants à l’Immaculée Conception est le suivant :
« Car, puisque la mort est venue par un homme, c’est aussi par un homme qu’est venue la résurrection des morts. Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ, mais chacun en son rang, Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ, lors de Son avènement » (I Cor 15, 21-23).
Ce texte ne nous semble pas convaincant, « tous » (meurent en Adam) n’a pas un sens total : Énoch et Élie ne sont pas morts. Nous pourrions donner de nombreux exemples où la totalité, dans les Écritures, n’entraîne pas arithmétiquement tous les membres.
On cite aussi des passages de l’apôtre Paul sur l’universalité du pêché, dans les chapitres III et V de l’épître aux Romains ; ils ne sont pas plus persuasifs.
« Les Pères des premiers siècles du christianisme gardaient un profond silence relativement à la question de la Conception de la Sainte Vierge », reconnaît le cardinal Lambruscini, l’ardent défenseur du dogme de 1854, dans sa « Dissertation sur l’Immaculée Conception ».
L’opinion du cardinal est, elle aussi, trop rapide et trop radicale. Autour du dogme de 1854, tout se passe comme si l’Orient chrétien n’existait pas ; nous reviendrons là-dessus à propos de Bernard de Clairvaux.
Voici, enfin, les textes patristiques sur lesquels s’appuient les critiques du dogme :
« Jésus-Christ seul a été exempt du péché, quoiqu’il ait paru avec la ressemblance du péché » (saint Irénée, Adv. Haereses, lib. IV, C, XVI).
« Tout enfant qui vient au monde par la génération, contracte le péché de notre premier père et est assujetti à l’arrêt de mort qui a été prononcé contre Adam et Ève » (saint Cyprien, Epist. de Baptism. parvul.).
« Jésus-Christ a été saint d’une manière toute singulière, car il y a eu cette différence entre Lui et les autres saints qu’il a reçu la Sainteté avec la nature » (saint Athanase, patriarche d’Alexandrie. in Luc.).
« Nulle créature humaine, provenant de la semence de l’homme et de la femme, n’est exempte du péché originel ; Celui-là Seul n’est sujet à ce péché, Qui est né de la Vierge par opération de l’Esprit-Saint » (saint Ambroise).
« Parmi tous ceux engendrés humainement, seul Jésus-Christ est, dans Sa nativité, gardé hors du péché, car Il était le seul conçu hors du désir de la chair » (saint Léon le Grand, Sermon 1 : in Nativ. Dom.).
« Lui seul est né vraiment saint, afin de vaincre la nature déchue. Il était conçu d’une manière ineffable » (saint Grégoire le Grand, Job, livre XVIII).
Ajoutons à ce texte celui de saint Eusèbe : « Nul n’est exempt du péché originel, ni même la Mère du Rédempteur du monde ; Jésus seul est étranger à la loi du péché, quoiqu’il soit né de la Femme qui était sous la loi du péché » (Orat. 2, « de Nativ. Dom. », Homo II).
Certes, le dogme romain ne précise pas clairement la différence entre le Fils de l’homme, seul hors du péché « par nature », et Marie, sans péché par la grâce. Le dogme est indistinct là où nous aurions aimé la précision. Le Christ est le soleil, Marie la lune recevant du Soleil de Justice sa pureté rayonnante.
Saint Eusèbe s’oppose plus directement à l’exemption chez Marie du péché originel : quoique le Christ « soit né de la Femme qui était sous la loi du péché » ; mais être « sous la loi du péché » ne sous-entend pas que la Vierge ait péché.
Le Christ était « étranger », selon l’expression des Pères, elle était « préservée », selon le dogme ; rappelons surtout que la doctrine romaine actuelle ne contredit pas les paroles de saint Cyprien et de saint Ambroise :
« Tout enfant qui vient au monde par la génération... » (saint Cyprien).
« Nulle créature humaine provenant de la semence de l’homme et de la femme, ni est exempte du péché originel » (saint Ambroise).
En effet, la doctrine romaine actuelle professe que la conception de la Vierge par saints Joachim et Anne était sous le joug du péché originel, mais que Marie était préservée « in primo instanti » de sa conception. Cette définition est discutable, car la piété chante « conçue sans péché », bien que, formellement, le dogme ne contredise pas saints Cyprien et Ambroise.
La véritable et enragée polémique « pour » ou « contre » se déclenche après la séparation de l’Église de Rome de l’Église orthodoxe. L’Église orthodoxe, elle, en parlera sans climat passionnel.
Anselme de Canterbury attaque le premier la thèse de l’Immaculée Conception.
Bernard de Clairvaux, pur amant de Marie, se déchaîne en ses longues épîtres aux Lyonnais ; non seulement il rejette l’Immaculée Conception, mais aussi la fête du 8 décembre que Lyon avait inaugurée. Il ignorait que l’Orient fêtait déjà la conception de Marie par sainte Anne, depuis le Ve siècle environ. Le Typicon de saint Sabbas (VIe) indique la fête de la Conception (8 décembre) et de la Nativité (8 septembre) comme des fêtes traditionnelles. Notons en passant que la conception (23 septembre) et la nativité (24 juin) de saint Jean-Baptiste étaient aussi fêtées.
Voici l’opinion de deux grands papes du Moyen Âge.
Innocent II, dans son sermon sur l’Assomption : « La Très Glorieuse Vierge Marie était conçue dans le péché, mais son Fils, elle L’a conçu sans péché ».
Innocent III, dans un sermon sur l’Assomption aussi : « Ève fut créée sans péché et a conçu dans le péché. La Vierge Marie a été conçue dans le péché, mais elle a conçu hors du péché ».
Ne nous étonnons pas trop de ce que les papes de Rome se contredisent, ce cas se retrouve en de nombreux points de la doctrine chrétienne.
La polémique s’aggrave au cours des siècles et, après saint Thomas qui prend nettement position contre l’Immaculée Conception, cependant que Dun Scott et les franciscains adoptent la position pour, nous pouvons dire en simplifiant que la lutte s’installe entre les deux ordres : dominicains et franciscains.
Les grandes Écoles de l’Église romaine se séparent sur plusieurs points de théologie, que ce soit l’état de l’homme avant le péché originel, le caractère du péché ou l’Incarnation. Nous ne pouvons ici effleurer même leurs différends ; ils projettent pourtant sur l’Immaculée Conception un éclairage singulier.
Si nous analysons, à présent, le dogme de 1854, nous constaterons que sa terminologie et ses précisions sont plus un compromis pacificateur entre les deux Écoles qu’une réponse à la Tradition universelle. Ce dogme, pour l’esprit orthodoxe, apparaît comme « une affaire de famille » romaine, une ratification papale retardataire : rassurant les dominicains – Marie n’a pas été conçue sans péché –, rassurant les franciscains – mais Marie a été préservée « in primo instanti » –, et le Christ demeure le seul Sauveur du monde, car la Mère de Dieu a eu le privilège particulier d’être exemptée du péché par les mérites du Christ Jésus, Sauveur du genre humain – intuiti meritorum Christi Jesu Salvatoris humani generis.
Nous avons essayé d’analyser objectivement, le plus objectivement possible, la doctrine romaine de l’Immaculée Conception. La pensée orthodoxe fait des réserves quant au dogme. Pourquoi ces réserves et quelles sont-elles ?
Ce dogme ne peut être universel, étant tributaire en ses définitions d’une École théologique discutable. Sa terminologie, plus juridique qu’ontologique : « in primo instanti », « privilegio », « intuiti meritorum », « praeservatam », nous éloigne du langage authentique du mystère de notre salut. Elle est absente de la pensée grecque patristique et ne se profile timidement en Orient qu’au XVIIe siècle, sous l’influence de la scolastique. En vain nous avons cherché, par exemple, le mot « mérites » (mérites de notre Seigneur, mérites des saints) ; il ne se trouve ni dans les Écritures, ni dans la liturgie orientale, si riche théologiquement. On rencontre le verbe « mériter » au sens négatif : « il a mérité la mort », « Pour nous, c’est justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos crimes » (Luc 23, 41). Sans repousser définitivement le mot « mérites », nous regrettons sa présence dans un dogme qui se veut catholique. Inexistant au sein de la théologie orthodoxe, il demeure la pomme de discorde entre catholiques romains et protestants, excitant leur polémique sans issue.
Et que dire de « in primo instanti » ! Tout en pacifiant théoriquement les polémistes par sa fausse précision chronologique, il entraîne le dogme dans une impasse. Les commentateurs distingueront alors la « conception active » du corps de Marie par Joachim et Anne, dans le péché, et la « conception passive » de l’âme de Marie, sans péché. Ce « distinguo » nous conduit à un dualisme fâcheux de l’âme et du corps, du passif et de l’actif, brisant l’unité de l’homme et nous écartant de l’anthropologie patristique.
Et que dire de « privilegio » et de « praeservatam » ! qui suppriment la synergie, la rencontre des deux volontés, employant Marie comme un instrument passif de la Grâce, au lieu de proclamer qu’elle est immaculée, pure et sans tache par l’action de la Grâce surabondante, et son humilité extrême, son amour grandissant pour son Créateur et Sauveur. Son amour intègre de Dieu n’était pas, d’ailleurs, son œuvre personnelle seule, mais aussi l’acquis de ses ancêtres, des prophètes et, en dernière étape, celui de la patience de ses parents, Joachim et Anne, nommes par l’Église « Parents de Dieu Incarné ». Marie est le dernier mot de l’humanité pécheresse, le premier mot de l’humanité sauvée, la Personnification de la créature amoureuse de son Créateur.
La réserve essentielle orthodoxe vis-à-vis du dogme se rapporte à son caractère limitatif.
Nous disons et nous répétons que l’unicité, la splendeur, la gloire de Marie résident en l’union ineffable et merveilleuse de son état toujours vierge, immaculé et de sa maternité. Tout isolement de l’une des deux qualités antinomiques de Marie est faux. Nous n’avons pas le droit de chanter sa pureté sans exalter sa maternité divine, ni annoncer sa maternité divine en taisant sa virginité, ceci au même titre que l’on ne peut séparer la croix de la résurrection, bondir par-dessus la Passion pour entrer dans la Joie pascale, ou parler de l’humanité du Christ sans confesser spontanément Sa divinité. Solenniser l’immaculée sans solenniser la Mère de Dieu cache le plus grand danger spirituel.
Nous sommes atterrés. Le saint Père a osé promulguer un dogme dans lequel il a oublié de nommer Marie, même en passant, Mère de Dieu ; il l’appelle « Virginia », « Beatissimam Virginem Mariam ». Sans doute le Pape et l’Église romaine confessent la maternité avec la virginité, néanmoins le dogme s’applique à ne rehausser Marie que par sa pureté. Celui qui célèbre la virginité en oubliant la fécondité, ou qui place la virginité au-dessus de la maternité, est hors de la pensée catholique et orthodoxe.
Notre Dieu, Saint, Parfait, est aussi Créateur, Fécond de Sa propre divinité, Père engendrant Son Fils Pré-Éternel. La fécondité n’est pas une qualité de la créature, encore moins du péché ; elle est divine.
La création elle-même, issue de la volonté divine, était immaculée sans être figée dans sa perfection, féconde, supra-productrice, épanouie et progressant vers la Ressemblance de son Créateur.
Et la Vérité, pure, intègre, infaillible, est aussi vivante, transformante, fécondante, semence divine sans péché. « Je suis le chemin, la vérité et la vie », dit l’Unique Engendré.
La moindre séparation, chez Marie, entre sa pureté et sa maternité est une hérésie latente. Avant les siècles, la Divine Trinité a prévu l’immaculée Mère. Les vierges ne sont pas mères, les mères ne sont pas vierges ; Marie, elle, et en cela éclate son mystère qui ravit notre esprit, réunit inséparablement et sans confusion virginité et maternité.
Ceci posé, limitons notre pensée et arrêtons notre piété, sur une étape de la vie de Marie : sa conception par sainte Anne.
La clef de voûte de la mariologie est l’immaculée concevant, la Toujours Vierge engendrant le Verbe. Rien ne nous empêche, bien entendu, de placer les pierres de l’arc et de nous réunir pour fêter sa Conception, sa Nativité, son Entrée au temple, préludes de l’Incarnation. De même que le péché s’est développé progressivement, de même notre salut se conquiert progressivement.
Quel est donc le contenu de la fête du 8 décembre, enchâssée dans l’Avent, période où l’Église revit l’antique et patiente attente du Messie ?
Cette fête renferme les prémices de la Résurrection. La stérilité, par la Bénédiction divine, a donné un Fruit, et quel Fruit ! l’Immaculée. De rien, Dieu crée l’être, du rocher Il fait jaillir l’eau pour le peuple assoiffé, de la stérilité Il tire la vie, de l’impure Il produit la Pure, enfin de la mort sur la croix, le Christ fait resplendir la résurrection de notre nature.
Que reste-t-il de cette glorieuse économie divine dans le dogme de 1854 ?
Comment peut-on séparer artificiellement la pureté de Marie de la fécondité chaste de ses parents, comment peut-on oublier, dans le dogme qui veut « ornementer » le 8 décembre, la victoire de la vie sur la mort ?
Rendons au 8 décembre son sens plénier et chantons avec Roman le Mélode :
« En ta sainte conception, ô Immaculée, Joachim et Anne ont été délivrés de l’opprobre de la stérilité, et Adam et Ève de la corruption de la mort. C’est sa fête que célèbre également Ton peuple libéré de l’asservissement à ses péchés, en Te criant : la Stérile met au monde la Mère de Dieu, Nourricière de notre Vie ».