Homélie du 16 janvier 1966[1]

 

Ép : Ro 12, 6-16 ; Év : Jn 2, 1-11.

 

Nous entrons dans la semaine de l’union qui souvent, ces derniers temps, s’est élargie à dix jours ou deux semaines ; et dans toutes les Églises chrétiennes il y aura des réunions de prières. En premier lieu, je veux vous inviter pour la réunion du 24 janvier.

 Il y a dans l’œcuménisme moderne actuel, une défaillance et en même temps une manifestation de la Providence divine. L’initiative des semaines de prières pour l’unité est le fait de l’Église anglicane. C’est une Église qui était à la fois épiscopalienne, traditionnelle et issue de la Réforme, plutôt de tendance calviniste dans beaucoup d’aspects de sa doctrine. Alors elle se considérait comme une sorte de pont entre le monde catholique et le monde réformé évangélique. L’œcuménisme est né de cette idée. Il y avait déjà beaucoup de représentants de cette pensée dans beaucoup de pays, au commencement de ce siècle : ainsi même monseigneur Winnaert a appelé son Église « catholique évangélique ». Le même mouvement s’est propagé en Italie, en Allemagne. Je viens de Zurich où un être de grand charisme, inspiré par l’Esprit-Saint, Bruder Haug, a commencé tout à fait au commencement de ce siècle la recherche de cette unité, la plénitude, mais axée surtout sur l’aspect catholique-évangélique.

D’un côté c’était la tradition hiérarchie-sacrement (catholique), de l’autre côté, le prophétisme de l’Évangile (protestant). Vous avez remarqué que ces deux aspects sont largement représentés dans tous les mouvements œcuméniques. Mais il y a un troisième mouvement qui y prend part, c’est l’Orthodoxie. Et ce qui est caractéristique, c’est que l’Orthodoxie y a pris part, mais elle ne constitue pas pleinement une troisième voie. Ceci provient du fait que l’Occident, dans les derniers siècles, s’est partagé entre les deux confessions et que l’Orthodoxie (à cause des événements politiques) était réfugiée plutôt en Orient. Cet aspect qui n’est plus confessionnel mais culturel et géographique a placé l’Église orthodoxe dans une position tout à fait spéciale. D’un côté elle a apporté une troisième voie qui n’était ni catholique romaine, unique avec cet accent sur la hiérarchie, la tradition, l’autorité, le sacrement, ni cette voie évangélique qu’a apporté le Protestantisme fidèle à la Parole. Elle a apporté quelque chose de différent, étant traditionnelle mais aussi pneumatologique, c’est-à-dire vivant par le Saint-Esprit. Son langage était différent.

Mais la difficulté dans le dialogue des rencontres œcuméniques était que la majorité des catholiques-romains et protestants considéraient la voie orthodoxe comme une voie spécifique enrichissante, apportant un élément tout à fait nouveau pour eux, mais en même temps ils ont trouvé et trouvent encore des excuses pour dire que l’apport de l’Orthodoxie c’est très bien, c’est intéressant, c’est enrichissant, mais que cela ne les engage pas beaucoup, puisqu’ils ne sont pas orientaux. Autrement dit, on confondait et on confond encore l’Église orthodoxe universelle et l’Église orthodoxe locale. Et dans ce sens-là, on entend toujours la voie de l’Orthodoxie dans une tonalité inexacte.

L’initiative de ces prières pour l’unité, venue de l’Église anglicane, acceptée par l’Église romaine et par des Églises protestantes et auxquelles ont pris part des Églises orthodoxes ont été fixées au mois de janvier, symboliquement entre la fête de saint Pierre et celle de la conversion de saint Paul, les deux Apôtres devant symboliser les deux confessions : Rome et la Réforme. Si on voulait vraiment être le troisième témoin, on ne pouvait pas.

Nous, les Églises orthodoxes d’Occident, de la France, nous sommes ici providentiellement pour rectifier ce malentendu. L’Église orthodoxe n’est pas uniquement un phénomène historique oriental : c’est une Église universelle. C’est notre devoir de faire entendre la voix orthodoxe authentique dans les rencontres œcuméniques. Car elle n’est pas encore suffisamment écoutée. Voilà pourquoi dans cette semaine de l’unité, nous devons y prendre part, mais d’une manière autre. Nous devons désirer ardemment l’union de tous les chrétiens, désirer cette unité avant tout dans la vérité et l’esprit[2], comme le dit le Christ dans l’Évangile de Jean.

D’autre part je veux souligner un autre élément : la naissance providentielle du mouvement œcuménique entre les confessions catholique et protestante – protestante d’abord et plus tard catholique – et pourquoi cette semaine a été fixée entre les fêtes de Pierre et Paul. Et pourquoi on n’a pas choisi et même pensé (cela est prouvé historiquement) à une date universelle comme la Pentecôte, par exemple. Cela fut pour souligner que le problème de l’œcuménisme est surtout le fait de ces deux confessions. Entre ces deux confessions, l’Orthodoxie a une autre place. Car elle n’est pas mêlée au conflit proprement dit entre l’esprit de la Réforme et l’esprit catholique. Elle est une autre Église, et l’Église même. Psychologiquement, elle n’est pas « anti », elle est un courant d’eau, un fleuve qui traverse les siècles. Les réactions ne sont pas les mêmes. L’Église orthodoxe est un lieu d’union beaucoup plus qu’un participant à l’idée d’unité. Elle est un climat d’union dans la vérité, elle est plus qu’un coopérateur.

Mais il s’agit, bien sûr, de l’Orthodoxie authentique, pas des orthodoxes. Nous les orthodoxes en tant que tels, en tant que participants à des groupes, nous devons réviser notre attitude. Souvent nous sommes trop facilement satisfaits d’appartenir à l’Église-reine. Nous ressemblons souvent au pharisien ou au fils aîné, avec cette attitude d’autosatisfaction où nous confondons le don avec quelque chose que nous possédons, où nous oublions que nous ne possédons pas la vérité, mais que c’est la vérité qui nous possède. Si tel est le cas, nous devons réviser profondément notre attitude, car il n’y a pas de vérité sans charité, comme il n’y a pas de vraie charité sans vérité, et quelquefois, sous prétexte de vérité, notre cœur est bien peu charitable. La pénitence des chrétiens orthodoxes doit être très grande vis-à-vis des chrétiens non-orthodoxes. Il y a un manque d’attention, un manque d’ouverture qui ne signifie nullement la trahison ou le relativisme, car il y a une profonde antinomie qui doit exister réellement : c’est la fidélité à la vérité dans le cœur largement ouvert dans la charité. « Que votre vérité soit humble comme un point géométrique, c’est-à-dire n’acceptant aucun compromis, mais que votre cœur soit large comme l’univers » Voilà pour la semaine de l’unité.

Les Noces de Cana, c’est la fête des « mariés », et il serait bon que les fidèles mariés viennent, à l’occasion de cette fête, apporter les sept dons (cierges, vin, huile, etc. …,) pour rendre grâce pour leur mariage. Le Christ a choisi d’accomplir son premier miracle lors de noces. Il l’a fait, certainement, pour sanctifier le mariage. Pour sanctifier aussi la vie ordinaire, pour sanctifier aussi un événement joyeux et non un événement triste. Il aurait tout aussi bien pu commencer son activité de thaumaturge en guérissant un malade ou ressuscitant un mort, en soulageant des hommes dans la tristesse, en ouvrant les yeux d’un aveugle. Non ! Il a accompli comme premier miracle un acte dans une atmosphère de réjouissance, donnant ce commandement essentiel d’être dans la joie.

Il a aussi fait ce premier miracle de Cana en Galilée, car le mariage est l’icône parfaite (je n’oublie pas pourtant les défauts moraux personnels des hommes, mais je parle du mystère du sacrement), l’icône des noces de Dieu avec la créature. Du Christ avec l’Église. Le mariage est l’icône de la pensée et de l’attitude essentielle du Créateur en face de sa créature expliquant le problème de notre liberté, de l’existence du mal et des souffrances dans le monde. On dit : « Pourquoi Dieu a-t-Il permis la chute d’Adam et d’Eve ? Pourquoi les hommes sont-ils méchants ? Pourquoi permet-Il les guerres, les maladies, les détresses ? » Cette question souvent posée, le miracle de Cana y répond à travers ce signe de la pensée essentielle de Dieu. S’il y a des maux sur la terre, cela vient de notre liberté. Alors on peut ajouter : pourquoi donner cette liberté, si elle a été si mal employée par l’être humain ? La réponse, la voici : Dieu n’a pas créé le monde pour qu’il soit plus ou moins parfait, plus ou moins harmonieux, reflétant plus ou moins la divinité et la Trinité, mais pour que ce monde dans la plénitude de sa liberté dise à son Créateur : « je T’aime », comme la fiancée dit à son fiancé : « je t’aime ». C’est le dialogue entre deux amours. La présence de toutes nos épreuves nous montre que Dieu ne nous oblige pas, mais qu’Il attend notre libre consentement. Il nous aime, Il nous donne Son Fils. Il abdique sa gloire pour notre existence et attend notre libre consentement. Et pas seulement un consentement de forme de notre volonté, mais un consentement de notre cœur, de tout notre être. Il a créé le monde et tout l’univers, et l’homme au milieu d’eux, pour que l’homme dise de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit : « je T’aime ! » Voilà pourquoi le premier commandement nous dit : « tu aimeras le Seigneur Ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée[3] ».

Et dans cet amour ineffable, il y a une chose merveilleuse : Dieu épouse la création, l’esprit épouse la matière. Le Verbe devient chair, la chair épouse la divinité. Il y a union. Et l’on peut ajouter que lorsque tous les temps seront accomplis, Dieu dira à Adam : « tu es os de mes os et chair de ma chair et aussi tu es de la même nature divine ». Voilà pourquoi ces épousailles, cette recherche de cet amour unique entre la création et Dieu, cette préparation des noces définitives, eschatologiques, c’est le sens du monde. Voilà pourquoi encore, ce n’est pas le Christ qui, en tant que Dieu incarné, prend l’initiative du premier miracle aux noces de Cana ;, non ce n’est pas Lui, Il attend un mouvement spontané, une volonté libre, une nostalgie de l’univers. Et c’est celle qui a dit : « Je suis ta servante[4] » qui, encore une fois, presse son Fils d’accomplir son premier miracle. Elle nous apprend ainsi une merveilleuse prière. Marie demande à Dieu d’augmenter la joie et l’ivresse de l’amour. La Très Pure demande, car le vin manque. Telle doit être aussi notre prière, et cela pour tout l’univers, prière montant vers Dieu transformant notre eau sans goût en ivresse d’amour divin.

Vous avez remarqué qu’au commencement il y avait des eaux au-dessus de l’abîme et l’Esprit planait sur les eaux[5]. Vous êtes devenus chrétiens en vous plongeant trois fois, physiquement et dans votre âme, dans les eaux du baptême. Vous avez aussi entendu dire que, si tout a commencé par l’eau, tout finit aussi par le feu. Et l’apôtre Pierre a écrit que le monde sera purifié par le feu. Le Christ a dit : Ah ! Comme je désire que le feu descende sur la terre, et incendie le monde[6]. Et le Saint-Esprit est descendu sous forme de langues de feu. Sang ! Vin ! Ivresse ! Tel est le dernier mot de la création. Et c’est vers cette ivresse que nous tendons, vers ce feu, vers ces fiançailles, vers cet amour qui va brûler et incendier le monde, afin que Dieu soit tout en tous. Voilà pourquoi le Christ a accompli son premier miracle aux noces de Cana ! Amen.

 


[1] D’après la retranscription d’un enregistrement audio.

[2] Cf. Jn 4, 23 sq.

[3] Mt 22, 37

[4] Lc 1, 38

[5] Cf. Ge 1, 2

[6] Cf. Lc 12, 49