Homélie du 24 février 1957[1]

 

Ép : 2 Co 11, 19 à 12, 9 ; Év : Lc 8, 4-15.

 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !

La Sexagésime est le deuxième dimanche qui prépare la période de Carême. Hier, nous lisions aux vêpres le récit du déluge ; aujourd’hui, l’Église nous propose l’Introït : « Sois-moi un Dieu protecteur, une forteresse où je trouve le salut », l’épître de saint Paul où l’apôtre se glorifie de ses faiblesses afin que le Christ agisse en lui, et l’Évangile de la semence.

À juste titre, saint Augustin disait que la période de pénitence, de jeûne, de Carême est celle de notre printemps. Et vous entendrez tout à l’heure la préface – l’immolatio – du rite des Gaules rappeler cette analogie entre le printemps, la nature qui s’éveille, la semence évangélique qui porte de plus en plus de fruits, et notre purification que produit le Carême.

Quarante jours de Carême. Cette totale renaissance intérieure de notre âme, ce deuxième baptême que nous renouvelons chaque année, non dans les eaux mais dans la pénitence, est aussi l’époque de la lutte et de la conquête spirituelles, dans lesquelles le dernier mot appartiendra à la Croix du Christ qui nous ouvre la victoire de la Résurrection. Mais si nous voulons ne pas demeurer en dehors de la Résurrection du Christ, ressusciter véritablement en Lui, suivons fidèlement les services du Carême, imprégnons-nous de l’enseignement de l’Église, car chacune de ses paroles, chacun de ses rites nous aideront à poursuivre avec justesse cette lutte et la purification de notre âme.

Le Christ nous propose la parabole de la semence et du Semeur, et, disant ces choses, Il s’écrie : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ![2] » ; plus loin, Il ajoute : « À vous, il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais aux autres il n’est proposé qu’en paraboles[3] ». À vous les apôtres, Je dévoile les mystères du Royaume. Et pourtant, lorsqu’Il explique cette parabole des grains tombés sur la route, en terre pierreuse, dans une terre où poussent les ronces, ou des grains tombés en bonne terre, l’explication nous semble étonnamment simple. Où donc est ce mystère du Royaume de Dieu, cette difficulté qui le voile aux gens du dehors ? Pourquoi notre Seigneur n’a-t-il point parlé ouvertement, comme dans le Sermon sur la montagne ? Car, en vérité, ces symboles d’apparence simple, ne le sont pas dans la réalisation.

Quel est le sens de cette bonne ou mauvaise terre, ce sol qui reçoit les semences de la grâce divine ? Ce sol, cette terre, sont nos âmes. Dieu nous donne la grâce et la parole de vie, Dieu nous donne les sacrements ; à nous de cultiver notre cœur, notre intelligence et notre esprit afin que le grain divin porte fruit. Nous ne réussissons pas dans la vie spirituelle parce que nous n’avons pas compris le mystère du Royaume qui s’épanouit dans le labeur, la lutte intérieure et l’acquisition de la connaissance de nos âmes. Mystère des deux volontés, divine et humaine ; Dieu sème, l’homme cultive. Sans travail personnel, les meilleures paroles du Verbe, les plus fortes grâces de Dieu, ne mûriront pas notre salut.

Le Christ nous indique quatre catégories d’âmes.

Il commence par celles qui tombent sur la route et que le diable ravit. Qu’est-ce, cette image de la route ? Notre Seigneur répond : ce sont les âmes incapables de stopper le vagabondage de leurs pensées, « âmes oisives », selon l’expression de saint Éphrem. Comment agir pour empêcher le diable d’effacer les paroles de nos cœurs ? L’image de la route nous fournit l’explication.

Le premier combat que nous devons entreprendre pour que le démon ne saisisse pas les paroles du Christ dans notre cœur, est le combat avec les pensées. L’ennemi pénètre par les pensées et non par les désirs. Au début de la vie spirituelle, nous ne pouvons mater nos désirs. Que les faux maîtres se taisent ! Peut-on aisément mater un désir charnel, un désir de repos, de sainteté ou de grandeur ?

La lutte commence dans les pensées. Avant tout, mes amis, arrêtons les pensées qui errent de droite et de gauche, chez nous, en nous. Comment y parvenir ? Par le silence intérieur ? C’est trop dur. Nous y parviendrons en fixant une seule pensée, une pensée unique. Essayez, par exemple, de planter une pensée au centre de votre journée et dès que vous vous évaderez, revenez à elle. Car si vous laissez les pensées vous envahir et s’entrechoquer en vous, vous perdez toute défense contre le diable. Et les plus lumineuses paroles du Christ vous seront ravies. Tout être peut nourrir une pensée intense si elle est entretenue par un désir. Admettons qu’un homme veuille gagner de l’argent ou qu’il subisse une quelconque grande passion, bonne ou mauvaise, le désir tenaillera sa pensée et du matin au soir, la nuit et le jour, il pensera à obtenir ce qu’il recherche. Nous ne désirons pas le ciel … ou si peu, que ce désir de Dieu n’a pas la force d’engendrer une pensée unique. Notre pensée doit précéder, soutenir notre désir du ciel. Dans le monde, c’est le désir qui pousse la pensée et le sentiment qui la meut ; dans la vie spirituelle, c’est la pensée qui fait naître le désir. Fixer notre pensée sur un sujet unique, lutter pour que le ou les sujets seconds s’effacent.

L’homme est toute contradiction ; il est angoissé, tranquille, joyeux, il se précipite vers ceci, revient vers cela, il s’inquiète pour sa famille et ses affaires, il est découragé par sa faiblesse spirituelle, triste ou heureux… Une foule de préoccupations, désirs ou pensées s’accrochent en nous, les uns sur les autres. Au début du chemin, tenez compte de vos sentiments, ne les maltraitez pas, mais créez une pensée : Dieu est bon, ou : Il nous sauve, et attachez votre regard intérieur à ce soutien invisible. Un écrivain se maintient aussi longtemps qu’il le faut pour exprimer exactement sa pensée ; imitez-le intérieurement et lorsque d’une certaine manière vous aurez maîtrisé votre esprit, lorsque les va-et-vient de la route ne seront plus vos maîtres, le diable ne pourra ravir la semence de l’Évangile. Voulez-vous y atteindre par une prière perpétuelle : « Jésus, aie pitié de nous » ! Essayez, et vous couperez les bras et les mains au prince d’iniquité et à ses serviteurs.

La deuxième lutte : la terre pierreuse et sèche. Après avoir combattu les pensées errantes et lié votre regard à une pensée unique, ne croyez cependant pas que votre cœur sera aussitôt réchauffé par le désir ardent de Dieu. Oui, vous aurez anéanti les désirs extérieurs, mais ne posséderez pas encore le désir spirituel. Votre âme ne sera pas enflammée, emportée par l’élan de la vie en Dieu. Par contre, la maîtrise de vos pensées, et, par vos pensées, de vos désirs, videra, séchera votre âme, la rendant quasi indifférente car, séparé du monde, vous ne serez pas encore greffé consciemment à la vie éternelle. Attention ! Ici, surgit une lutte sans merci : supprimer les pensées, arrêter les sentiments peut durcir le cœur et ouvrir la porte à une catégorie de sentiments soi-disant moraux, provoquant une certaine dureté pour vous-même et les autres. Cette deuxième lutte doit s’opérer alors contre ce qui durcit l’âme. En plus de la concentration sur une seule pensée, il nous faudra poursuivre l’action de charité, en employant différents moyens : prières, chants, cantiques, pénitence, patience, compréhension, douceur, briser tout ce qui fait de nos cœurs des cœurs de pierre.

La troisième lutte : contre les ronces. Parvenus à la troisième étape, nous sommes devenus une terre molle, un cœur de chair. Nous ressentons la suavité de la grâce divine. Notre âme amollie peut glisser alors vers la paresse ou des plaisirs seconds et, auprès des dons divins, produire les ronces. Ne croyez pas que si la grâce agit efficacement, elle supprime la possibilité des jouissances terrestres. On a vu des gens qui s’étaient élevés à la prière sublime, des thaumaturges, des visionnaires célestes, commettre les péchés les plus vulgaires, parce que la vitalité de la grâce, semblable à l’humidité, fait croître en nous non seulement les plantes célestes, mais, précisément par cette vitalité qu’elle nous confère, si nous ne sommes pas attentifs, elle n’empêchera pas l’ivresse sournoise de ce monde. Pour éviter cette troisième attaque, la sobriété, l’humilité et la simplicité sont indispensables. Que cette troisième période ne nous grise pas !

Ainsi, le premier combat est contre les pensées multiples, qui nous extériorisent et nous jettent sur la route, le deuxième contre cet état de sécheresse, de dureté qui paraît moral… le cœur vide…, le troisième contre la facilité et la paresse spirituelles.

Le mystère du Royaume appliqué inconsidérément à une âme, la perdra totalement. Comment pourra-t-elle, par exemple, cultiver la sobriété si elle est dans l’état de sécheresse, ou amollir son cœur si elle est encore la proie des pensées multiples ? Rien de plus dangereux.

Au seuil du chemin spirituel, il serait insensé de se glorifier de sa faiblesse et de jouer à l’humilité, mais le cultivateur de la bonne terre pourra, après un persévérant effort, s’écrier avec l’apôtre Paul : « Je me glorifie de ma faiblesse afin que la puissance du Christ agisse en moi ![4] ».

Amen !

 


[1] Selon une publication des éditions des Cahiers Saint-Irénée de 1959.

[2] Lc 14, 35

[3] Lc 8, 10

[4] Cf. 2 Cor 12, 9