INTRODUCTION

 

Chers lectrices et lecteurs, nous nous sommes employés à décrire, dans un premier tome, une période de la vie d’Eugraph Kovalevsky allant de sa naissance, en 1905, jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ce faisant, nous avons essayé de montrer que Dieu avait, en cette personne, donné à l’Occident un saint missionnaire d’une qualité en tout point hors du commun.

Nous allons, par la description d’une seconde période de sa vie qui nous conduira jusqu’à la fin de son combat terrestre, tenter d’achever notre « démonstration ». Il s’agira ici de dévoiler, nous semble-t-il de manière assez explicite, trois autres traits essentiels de sa personnalité sainte : son prophétisme, son génie et sa folie en Christ. Et nous mettrons également en lumière trois marques particulières de sa destinée, à savoir : la présence permanente d’une persécution cléricale, la solitude du missionnaire et, malgré cela, le dynamisme de son œuvre.

 

Le père Eugraph fut en effet forcé de supporter, toute sa vie durant, les attaques impitoyables de ses pairs. Il endura ainsi, sans relâche, une sourde persécution sortie de l’intérieur même des sanctuaires, à l’image de saint Nectaire d’Égine, sans aucune révolte, jusqu’au martyre total.

En plus de cela, il fut contraint d’éprouver à son tour la solitude ordinaire des missionnaires œuvrant au milieu d’un monde étranger plus ou moins hostile, en l’occurrence, au fond de la confusion désespérée de la modernité occidentale.

Mais il vécut également la solitude paradoxale du saint qui ne peut jamais être seul ; du saint dont les fidèles lui interdisent le retrait dans la sainte solitude des ascètes par exemple, et qui vont jusqu’à le faire revenir de force lorsqu’il s’enfuit, comme ce fut le cas pour d’innombrables figures saintes de la chrétienté. Oui, Eugraph Kovalevsky vécu toute sa vie, muré dans une solitude paradoxale, saturée pourrait-on dire, ou encore « encombrée », « remplie jusqu’à ras bord », de convertis, de curieux, de séduits ainsi que d’ennemis de toutes sortes et de tous calibres. « Dépêche-toi d’aller sur les places et dans les rues de la ville ; les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux, amène-les ici ! » disait le Roi dans la parabole du festin[1]. Parce que le saint missionnaire traina derrière lui une foule de convertis agités et émerveillés, en effervescence pourrait-on dire ; des convertis d’un jour, des convertis pour toujours, qui lui avaient emboité le pas comme ils l’avaient pu, parfois avec passion et présomption, et, pour beaucoup d’entre eux, avec innocence voire naïveté, tout accrochés qu’ils étaient à cet homme saint qui, quant à lui, ne revendiquait aucune paternité.

Sans oublier une foule ô combien nombreuse à entourer, à suivre ou à simplement observer le saint missionnaire. Une foule hétéroclite d’amis, d’anciens compatriotes, de coreligionnaires, de connaissances et de sympathisants de tous horizons, trop étonnés, trop bousculés, trop déconcertés par tant de fulgurances prophétiques, de vérités liées à tant d’anormalité et d’étrangeté, d’inconvenances religieuses, pour s’engager avec lui dans cette œuvre de renaissance de l’orthodoxie occidentale.

À cela, il faut encore ajouter le fait qu’Eugraph n’eut de cesse, toute sa vie durant, de voir nombre de ses compagnons de mission et de ses enfants spirituels, sans parler de ses compatriotes russes, ses amis « de toujours », le quitter. Et même s’il importe de mentionner l’existence, outre une petite poignée de fidèles assidus, de quelques amitiés exemplaires, notamment avec le Métropolite Antoine (Bloom) de Souroge, avec saint Sophrony, le père Lev Gilet, ainsi que l'évêque Séraphin (Rodionoff) de Zurich, pour ne citer que les plus connus, sans compter également l’affection de certaines personnalités comme celle de Monseigneur Euloge ou encore du patriarche Serge de Moscou avec lequel Eugraph entretenait un lien très particulier.

Ainsi, nous montrerons dans quel silence s’est maintenu Eugraph toute sa vie durant et quelle fut la nature de son ascèse, de son silence illogique et paradoxal, alors même que la majeure partie de sa vie se déroula sur une place publique presque saturée d’hommes et de femmes.

 

Dans ces deux nouveaux tomes[2], nous nous attacherons également à retracer le plus fidèlement possible l’action proprement dite du saint missionnaire. Nous suivrons pas à pas son œuvre avec la création, sous l’omophore de saint Jean de Shanghaï, du premier diocèse de l’Église catholique et orthodoxe de France, mais aussi avec la création du premier institut de théologie orthodoxe français destiné au rayonnement de l’Orthodoxie en Occident et principalement à la formation des prêtres. Il anima cet institut durant vingt-cinq années sans aucune interruption, assurant une part importante de l’enseignement, recrutant les professeurs, accompagnant les élèves, réglant les questions administratives et matérielles, et ce malgré les pires difficultés financières et ecclésiastiques.

Puis, nous exposerons son œuvre de liturgiste génial, exprimée magistralement dans la restauration et la mise en pratique d’un rite occidental délaissé depuis plus de mille deux cents ans ­– le rite des Gaules. Ce travail de plus de trente années, qu’il accomplit avec les meilleurs spécialistes occidentaux et orientaux en la matière, lui valut de devoir résister, là encore, à un flot ininterrompu de critiques.

Enfin, nous présenterons son œuvre pastorale tout aussi extraordinaire que les autres aspects de sa vie si l’on considère sa solitude ainsi que son manque de moyens matériels et d’appui humain. Même si une mission de re-évangélisation telle que celle-ci ne saurait être une affaire de chiffres, notons tout de même qu’à sa mort, en 1970, le saint missionnaire laissa à la France une trentaine de paroisses en plein développement, servies par 25 prêtres et 7 diacres et rassemblant près de 10 000 fidèles, ainsi que deux jeunes monastères.

 

Mais on pourra également découvrir, dans ces deux volumes, le niveau exceptionnel d’ascèse qu’Eugraph s’imposa, son extrême humilité, son effacement de soi et son sens du sacrifice personnel, tout comme son attachement sans limites à la sainte Tradition de l’Église et à la stricte doctrine des saints Pères. Nous pointerons ainsi le courage exemplaire que représenta sa rigueur dogmatique, au milieu du relativisme occidental triomphant, face à l’intellectualisme religieux en vogue alors et à la floraison exubérante d’ésotérismes de toutes sortes. On touchera ainsi du doigt la force de son action dans et au service de l’Église du Christ que jamais il ne voulut, en quoi que ce fut, réformer ou quitter.

Nous relèverons en outre ses incessants rappels de la définition juste de l’Église, du sens de son histoire, de son rôle et de sa mission voulus par Dieu, de la place du Monde par rapport à elle (et non l’inverse !) comme de la définition précise de la Tradition, du Dogme et de la Règle. Lors d’une homélie prononcée en 1960 le saint missionnaire affirmait : « Et même, dans la bienveillance et la bonté qui sont propres à mon caractère, j’ai toujours préservé la limite lorsqu’il s’agissait de la Vérité. Vous pouvez être tranquilles ! Je préférerais être maltraité, je n’ai jamais trahi, non mes pensées mais les pensées de l’Église[3]. » Et quelques temps avant sa naissance au ciel, il déclarait aux quelques personnes qui lui étaient encore fidèles : « Je ne vous ai jamais dit aucun mot qui ne soit de la Tradition ». Telles étaient sa rigueur et la force de son attachement à la sainte Doctrine.

Nous éclairerons pour finir un aspect de la sainteté d’Eugraph Kovalevsky que presque personne, mis à part son frère Maxime, n’a relevé : celui de sa folie en Christ - et qui a provoqué nombre de méprises grossières à son sujet. Car Dieu, pour confondre, une fois de plus, la fausse sagesse des hommes et guérir ses enfants de leur vanité orgueilleuse, a placé sur leur chemin une figure de la folie en Dieu : Eugraph, le saint missionnaire envoyé par Dieu pour prêcher la renaissance du Christianisme occidental, pour « prêcher l’Église de France, début de la résurrection des Églises occidentales[4] » et pour prêcher cette renaissance miraculeuse « à temps et contretemps[5] ».

 


[1] Luc chap 14, 20

[2] Les tomes 2 et 3.

[3] Homélie du 6 mars 1960 citée dans Eugraph Kovalevsky, Homélies (Pâques, Ascension et Pentecote) - volume II, Forgeville., s.l., 2019, p. 84.

[4] P. Théologue de Foucauld, Mgr Jean, sans date vers 2000, archives Forgeville.

[5] II Tim. 4, 2.