Extrait

 

Avant-propos du père Eugraph de son livre le "Canon Eucharistique de l'ancien rite des Gaules" (1957)

 

Pressés par la demande de tous ceux qui apprécient ou s’intéressent, à juste titre, au rite des Gaules – et leur nombre va grandissant – nous nous permettons de présenter au public l’analyse de son canon eucharistique.

Ce n’est ni une apologie, ni un panégyrique, car le rite des Gaules n’en a aucun besoin, mais son étude impartiale et comparée avec les autres rites de l’Église.

Il est certain qu’il eût été préférable, afin d’en saisir pleinement la valeur, d’étudier la messe en entier, mais cette brève analyse de l’anaphore nous a déjà entraînés au-delà d’une centaine de pages, et comme nous désirions répondre au plus pressé, nous avons choisi le canon eucharistique qui est la mesure théologique et traditionnelle de la messe, le Credo agissant de la divine liturgie

Nous espérons que notre travail rencontrera l’indulgence des lecteurs car notre tâche était délicate. Nous avons essayé de répondre simultanément à la légitime curiosité des Orientaux orthodoxes, à celle des Occidentaux orthodoxes ou non orthodoxes, aux spécialistes et, enfin, à l’intérêt des personnes non accoutumées à la science liturgique. Ce dosage difficile provoquera sans nul doute des questions auxquelles nous serons heureux de répondre.

Avant d’entamer le vif du sujet, nous avons jugé utile de faire quatre remarques préliminaires sur le terme canon, les sources, le discernement dans les sources et la structure universelle du canon.

 

1)Du terme : canon eucharistique

Le canon eucharistique, selon la théologie romaine, débute par la prière qui suit le Sanctus : « Te igitur ». Dès le haut Moyen Âge, on voit les enlumineurs soigner avec une amoureuse application la lettrine de cette prière et le T richement orné couvre la page entière. Cette thèse romaine n’est pas conforme, pensons-nous, à la tradition universelle. En effet, depuis le dialogue solennel : Le Seigneur soit avec vous ; Et avec ton esprit ; Élevons nos cœurs. Nous les élevons vers le Seigneur, jusqu’à la doxologie finale, nous sommes en présence d’une unique prière eucharistique formant un tout inséparable. Le Père A. van der Mensbrugghe[1] la saisit par une heureuse expression et la nomme : « L’épiclèse » (prière par excellence). Certes, cet ensemble est parfois coupé de chants : Sanctus, Amen, etc... mais ces interruptions n’en brisent point l’homogénéité, laissant la place, à l’exemple du théâtre antique, à la participation des chœurs, voire des fidèles.

Les liturgies des « Constitutions Apostoliques », de saint Jacques, saint Basile, saint Jean Chrysostome, des rites mozarabe, gallican et celtique, sont des témoins de cette unité ; dans toutes, la prière suivant le Sanctus est la continuation logique de la préface et elle prépare les paroles de l’institution. Les rites gallican, mozarabe et celtique l’appellent collecte post-Sanctus. Le P. Le Brun écrit dans son « Explication de la messe »[2] : Le canon était, en général, intitulé « Collectio post-Sanctus ». Comment alors, si l’on en croit les romains, le canon pourrait-il commencer par un « post » quelque chose ?

Le célèbre missel de Dom Lefebvre[3] qui a tant contribué à la renaissance de la conscience liturgique parmi les fidèles, coiffe le dialogue, la préface et le canon romains d’un titre général : « Consécration », partageant ce tout organique en plusieurs paragraphes dont le canon devient un des éléments[4].

Duchesne, dans son « Exposé de la liturgie gallicane » évite le mot canon et nomme cet ensemble : « prière eucharistique »[5].

Il agit de même dans son analyse de la messe romaine, et écrit : « Alors a lieu la prière eucharistique, correspondant à l’anaphore des liturgies grecques. Elle est coupée par le chant du Sanctus en deux parties... dont la première... porte le nom de préface, la seconde s’appelle canon »[6]. Cette manière de présenter les textes, montre que Duchesne n’est pas sans voir l’ambiguïté de la thèse romaine. On ne peut qu’admirer la finesse de la présentation.

La thèse romaine est plus théorique que réelle car le ton solennel est prévu dès le dialogue et se continue jusqu’à l’Amen clotûral[7]. Néanmoins, elle a laissé dans nombre d’églises une fâcheuse influence sur l’attitude des fidèles qui restent assis pendant la préface et ne s’agenouillent qu’après le Sanctus, minimisant ainsi la solennité des actions de grâces rendues à la Sainte Trinité. L’antique appel diaconal : « Tenez-vous debout... » n’aurait plus de raison d’être dans les églises romaines actuelles. Ce rétrécissement du canon eucharistique est parallèle à celui qui, dans la théologie romaine, limite le moment de la transformation, ou « transsubstantiation » selon l’expression scolastique, des Saints Dons, aux seules paroles du Christ. Une saine théologie nous enseigne que tout le canon – ce mot pris dans un sens large – est opératif en son ensemble. Les Pères latins donnaient parfois à la prière eucharistique le nom « d’actio » et appliquaient aux parties mobiles se trouvant à l’intérieur du canon le terme : « infra-actionem » ; ces expressions sont significatives.

Le mystère de l’économie de notre salut s’accomplit par l’action des Trois Personnes de la Trinité, la préface s’adressant au Père, l’institution nous unissant au Fils et l’épiclèse achevant le mystère par l’Esprit-Saint. La conception limitative brise l’unité de l’indivisible Trinité, appauvrit la plénitude de la grâce. En effet, ne sont pas seules opératives les Paroles de l’institution, mais avec elles et ayant la même importance, la prière adressée au Père ainsi que la puissance de l’Esprit-Saint.

Néanmoins, n’oublions pas que dans certains cas exceptionnels, l’action trinitaire n’est pas mise en évidence : nous possédons quelques textes de liturgies primitives où les Paroles de l’institution sont omises et, dans la messe romaine actuelle, l’épiclèse est voilée.

Il faut distinguer la doctrine d’une Église de son expression liturgique, l’action divine dans le Mystère Eucharistique de sa confession par les rites. L’affaiblissement de l’épiclèse dans le rite romain ne signifie nullement que l’action sanctifiante du Paraclet est absente de même que l’omission des Paroles de l’institution dans quelques textes antiques ne supprime ni l’ordre du Christ : « Mangez... Buvez... », ni les Paroles agissantes du Verbe : Ceci est Mon Corps... Ceci est Mon Sang ».

Cette distinction entre la doctrine et les rites locaux permet à l’Église orthodoxe un jugement nuancé vis-à-vis des communautés désirant s’unir à elle. Elle peut tolérer des textes liturgiques dans lesquels manqueraient des précisions théologiques, à condition que les dogmes ne soient pas mis en cause, ni que l’on profite de termes imprécis pour « glisser subrepticement » une fausse doctrine, selon la fine expression du Concile d’Éphèse (8e canon). Dans le cas où la Providence amènerait l’Église de Rome à rejoindre l’Orthodoxie, les plus grandes concessions rituelles lui seraient accordées. L’Église a, néanmoins, la vocation du « bien commun », c’est-à-dire de forger si cela est nécessaire, telle ou telle précision dogmatique[8].

Mais ceci est une parenthèse ; revenons à notre sujet, le terme : canon eucharistique. Nous envisagerons ce dernier sous sa forme traditionnelle et universelle, c’est-à-dire, depuis l’appel diaconal jusqu’à la doxologie finale, sans nous occuper de la théorie romaine qui doit être considérée comme une opinion, un « théologumena ».

Dans la liturgie gallicane, la « prière eucharistique » ou « canon » est appelée : « contestatio » ou « immolatio ».

« Contestatio » avait d’abord un sens juridique : action d’appel en témoignage, ouverture d’un procès par l’appel de témoins. Mais, déjà du temps de Cicéron, « contestatio » prend d’autres significations. Il devient : affirmation, témoignage, instance, prière instante, pressante, assidue, empressé, véhémente suivant le grammairien Gallius et le poète Ennodius, et enfin prière imminente, puissante. « Contestatio » est très proche « d’épiclèse » ou de « precem », ce dernier terme employé par saint Innocent premier et saint Grégoire le Grand, pour la prière eucharistique[9]. Mais, à la « prière par excellence », qu’exprime le mot « precem », « contestatio » ajoute le sens de témoignage, de confession, d’affirmation.

« Immolatio » signifie action d’immolation, sacrifice, offrande, don, oblation, conclusion, quelquefois impôt ; il correspond au terme grec « anaphore », qui veut dire offrande, oblation, hostie, et rappelle en même temps l’expression de la liturgie byzantine : « Sacrifice de louange » (thusia anaiseos).

Saint Grégoire de Tours, parlant de la liturgie de l’époque mérovingienne emploie fréquemment le terme : « contestatio ». Le Sacramentaire de Bobbio[10] lui donne la préférence sur les autres expressions. Les missels gothicum et gallicanum se servent plutôt du terme : « immolatio ».

Notons que « contestatio » et « immolatio » ne sont pas toujours appliqués au même contenu. Parfois, ils couvrent toute la prière eucharistique, parfois ils correspondent à la préface romaine.

La liturgie mozarabe se sert du terme : « Illatio » dont le sens est semblable à celui du mot grec « anaphore »[11].

Enfin, saint Germain de Paris appelle le canon « mysterium eucharistiae » (Voir note 9).

Il eut été peut-être plus juste de nous servir dans notre exposé de la liturgie gallicane, des formes « contestatio » ou « immolatio » ou « mysterium eucharistiae » mais nous avons préféré, afin de faciliter la lecture, nous arrêter à celles qui sont actuellement en usage en Occident.

Certes, « contestatio » est une heureuse et riche terminologie, « immolatio » est traditionnel, et « mysterium eucharistiae » l’expression même du patron de notre rite, rendant admirablement le sujet mais nous croyons que la beauté et l’authenticité de la liturgie selon l’ancien rite des Gaules ne tiennent pas tant aux termes qui coiffent les rubriques et les différentes parties de la messe qu’à sa noble architecture et au rythme léger et majestueux de ses prières. Les termes connus faciliteront donc dans notre étude la compréhension de sa valeur réelle. Néanmoins, pour l’édition de la liturgie nous garderons les mots anciens.

 

2)De l’abondance de la matière pour la restauration du canon eucharistique de l’ancien rite des gaules

Une étrange opinion a cours parmi ceux qui s’intéressent à la liturgie. Plusieurs prétendent que l’Église ne possède pas assez de données pour entreprendre la restauration du canon eucharistique du rite des Gaules ; en fait, la réalité est l’opposé. Le matériel est si riche qu’il fait naître l’embarras du choix. Que nous manque-t-il, en effet ? Le dialogue : nous l’avons même avec des variantes ; les préfaces : nous en possédons une multitude pour les fêtes, les saints, les dimanches Ordinaires ; le Sanctus : il est universel et saint Isidore nous en donne un avec un ajout. Quant aux mémorial, offrande, épiclèse, post-épiclèse... on ne sait plus lequel choisir ; les paroles de l’institution : en leur forme essentielle, elles sont universelles et le rite des Gaules nous propose, en outre, des particularités.

D’où vient alors cette légende ? Est-ce parce que saint Germain ne nous communique pas le texte complet du canon ? En cela, il imite les Pères[12]. Un saint Innocent Ier, pape de Rome, refuse d’écrire les paroles du Christ, trop sacrées pour être livrées aux hommes du dehors ; saint Cyrille de Jérusalem, saint Augustin font de même et préfèrent les transmettre oralement. Nous oublions trop à notre époque cette conduite patristique[13]. D’ailleurs, saint Germain nous prescrit l’ordo de la messe. Il n’indique pas les parties mobiles du Propre et le canon eucharistique gallican est le plus mouvant de tous. C’est dans les livres renfermant le Propre que nous trouverons la majeure partie du canon, c’est-à-dire, dans les missels, sans parler des richesses parsemées en différentes œuvres liturgiques.

Les trois auteurs les plus connus qui restaurèrent le canon eucharistique du rite des Gaules sont : le Père Pierre Le Brun (en 1777), le Père Vladimir Guettée (en 1874) et Monseigneur Louis Duchesne (en 1925)[14]. Nous avons choisi parmi tant d’autres ces liturgistes éminents, à la manière des trois témoins réclamés par le Deutéronome : « Un fait ne pourra s’établir que sur la déposition de deux ou de trois témoins »[15]. Ils reflètent trois siècles, XVIIIe, XIXe et XXe. Dom Cabrol écrivait que « le Père Le Brun ne fut jamais dépassé ». En dehors de ses qualités de liturgiste, il eut la grâce d’être le défenseur ardent de l’épiclèse se rangeant ainsi dans la lignée des orthodoxes en Occident. Le Père Vladimir Guettée va plus loin que Le Brun et se convertit à l’Orthodoxie, il devient un des précurseurs de la renaissance de l’Église orthodoxe de France. Bolotoff[16], le plus grand historien de l’Église (XIXe) définissait la science orthodoxe par « la loyauté historique » ; Monseigneur Duchesne remplit pleinement cette exigence, imbattable dans la vertu de loyauté sur le plan de l’histoire.

Pour le Père Le Brun, il y a six monuments de la liturgie gallicane : quatre missels (missale gothicum ou gothicum gallicanum, missale francorum, missale gallicanum vetus, missel de Bobbio qu’il appelle : Sacramentorum gallicanum), un Lectionnaire (le Lectionnaire de Luxeu, voir Luxeuil) et l’exposé de saint Germain. À l’exception, bien entendu, du Lectionnaire, tous ces cinq documents lui servent pour restaurer le canon eucharistique et, en plus, il fait appel au célèbre Concile de Vaison et à saint Grégoire de Tours.

Le Père Guettée se base sur trois documente : le Missale Gothicum-Gallicanum, la « Liturgie mozarabique » et le « Vieux missel gallican » (Missale Gallicanum Vetus).

Monseigneur Duchesne classe le Missale francorum parmi les sources de la liturgie romaine et il a raison en ce qui concerne le canon eucharistique. Il assied sa restauration de la liturgie gallicane sur neuf documents : Missale gothicum, Missale gallicanum Vetus, la messe de Mone (cette dernière était ignorée du Père Le Brun pour la bonne raison que Mone la mit au jour et la publia en 1850), le Lectionnaire de Luxeuil, les Lettres de saint Germain, les livres bretons et irlandais (surtout le missel de Stove et différents fragments), le missel de Bobbio (de peu de valeur pour le canon eucharistique), les livres ambrosiens et les livres mozarabes. Pour le canon eucharistique, en particulier, il se réfère à saint Germain, la liturgie mozarabe (Liber ordini), saint Grégoire de Tours, Missale gothicum, missel ambrosien, saint Isidore et fait un emprunt au Sacramentaire Biasca[17].

Il est intéressant de noter que le Père Le Brun se contente des sources gallicanes, que le Père Guettée ajoute les sources mozarabes et que Monseigneur Duchesne exploitant les traditions jumelles de Gaule, d’Espagne et de Bretagne, introduit en plus les documents ambrosiens comme faisant partie du patrimoine commun.

Le Brun, dans son analyse, n’a pas encore vu l’interpénétration des trois rites, gallican, mozarabe et celtique. Guettée savait déjà que ces trois rites frères présentent trois variantes de la même tradition : il tient compte de ce qu’Autun est en relation intime avec Tolède, de ce que l’évêque de Troyes visite la Bretagne, et de ce que les moines bretons descendent en Provence. Cette prise de conscience de l’unité de base des trois rites est une acquisition précieuse pour la science liturgique, mais elle recèle un danger, celui de trop estomper les différences et le Père Guettée tombe dans ce piège.

L’originalité de Duchesne est d’avoir donné la place dans ses travaux sur le rite gallican à l’influence milanaise. Dans sa thèse magistrale qu’il aurait été intéressant de citer in extenso[18], il établit que Milan, ville royale, fut pour l’Occident et particulièrement pour la France, la Bretagne et l’Espagne, le centre, la métropole morale. Les conflits canoniques et liturgiques sont réglés non à Rome mais à Milan. Certes, à cette époque, aucune capitale n’imposait son rite aux provinces mais l’échange était inévitable.

Ces trois auteurs ont-ils exploité tout le matériel ? Non. Ils se sont limités aux documents majeurs et n’ont pas poussé l’analyse jusqu’à la multitude des textes mobiles, ne scrutant ni les œuvres d’Alcuin, ni les prières de Cassandre ce curieux auteur de la Renaissance, ni les secrètes romaines ou les prières de la préparation à la messe parmi lesquelles sont camouflées des épiclèses et des post-épiclèses, ni les vestiges des oraisons gallicanes dans le missel romain, ni les formules gallicanes persistant dans les rites de France des siècles postérieurs, etc...

Afin de ne pas demeurer parmi les généralités et pour permettre d’entrer en contact avec ce travail d’abeille, nous citerons un exemple tiré d’un recueil de prières pour la piété privée, composé par Alcuin [19] avec des textes liturgiques gallicans : « Memores sumus aeterne Deus... » « Dieu éternel, Père Tout Puissant, faisant mémoire de la passion très glorieuse de Ton Fils, de Sa résurrection et de Son ascension au ciel... nous supplions Ta Majesté, que montent nos humbles prières vers Toi, Dieu très clément et que descende sur ce pain et sur cette coupe la plénitude de Ta Divinité. Que descende aussi, Seigneur, l’insaisissable et invisible puissance de Ton Esprit-Saint comme elle descendait autrefois sur les offrandes de nos pères. Par le Christ notre Seigneur... »[20]. Nous sommes en présence d’une périphrase à peine retouchée d’un mémorial et d’une épiclèse les plus répandus des anciens rites gallican et mozarabe. (On reconnaîtra cette prière dans le texte de notre liturgie, sous sa forme la plus pure). En effet, comment procéda Alcuin ? Il détacha le mémorial et l’épiclèse du canon et, voulant les transformer en oraison, écrivit en place de : « Faisant mémorial de Sa passion très glorieuse... » « Dieu éternel, Père Tout Puissant, faisant mémoire de la passion très glorieuse de Ton Fils... ». De cette façon, les apparences étaient sauvées ; ce n’était plus l’ordo gallican rayé par Charlemagne mais une prière privée de rechange. Car le canon romain, une fois introduit, le mémorial et l’épiclèse gallicans n’avaient plus de place nulle part. Comment transmettre à la postérité le beau texte des Pères auquel Alcuin était attaché autrement qu’en composant une prière inutile et inutilisable en soi mais irremplaçable par son contenu ! Mettons en relief dans cette oraison gallicane l’expression paulinienne : « la plénitude de Ta Divinité » et le nom apophatique : « insaisissable », tous deux chers aux trois premiers siècles chrétiens.

Cet exemple transparent de texte à peine modifié, démontre l’utilité d’explorer les documents mineurs. Nombre d’autres textes réclament une exégèse plus compliquée, à la manière d’un puzzle, mais tous se complétant les uns les autres sont les témoins de l’ininterruption clandestine de la tradition gallicane, de sa ténacité semblable aux herbes qui poussent parmi les pierres des ruines.

Loin de nous la pensée qu’un Duchesne ignorait ces documents mineurs. Nous n’avons pas le privilège de les découvrir et nous profitons, en réalité, du labeur des liturgistes auxquels va notre gratitude, mais pour une restauration intellectuelle et archéologique les documents majeurs étaient suffisants. Le Brun, Guettée et Duchesne sont parvenus, rien qu’avec ces documents majeurs, à remettre sur pied le texte complet du canon eucharistique du rite des Gaules dont l’unité, malgré quelques différences de détail, est frappante. Voici l’opinion caractéristique du liturgiste actuel J.A. Jungmann dont l’œuvre éditée récemment fait autorité : « La liturgie gallicane, en vigueur en France au début du Moyen Âge, forme un ensemble original et achevé. Bien qu’elle ait disparu au VIIIe siècle, elle nous est bien connue, surtout la messe »[21].

Ce bref aperçu montre combien l’abondance des textes comble et déborde le trou imaginaire !

 

3)Du discernement dans le choix des textes du rite des gaules

Ce troisième chapitre nous permettra d’introduire le lecteur dans le laboratoire d’analyse des textes car leur choix ne peut être fait à la légère ; il exige autant de méthode que de tact dans le discernement.

La liturgie n’étant jamais parvenue à se cristalliser définitivement, le choix reste légitime. Mais il est certain qu’une trop grande instabilité risquerait de supprimer le caractère objectif ou de troubler le célébrant et les fidèles. Les conciles ont souvent lutté contre une liberté désordonnée, réprimant les formules de prières douteuses du point de vue dogmatique ou bien de mauvais goût, sans étouffer pour cela la création individuelle et les variantes.

Le Concile d’Afrique, au IVe siècle, auquel assistait probablement saint Augustin, indique les deux critères : le critère dogmatique et le critère de beauté : « On ne récitera dans l’Église que les prières, les oraisons, les messes, les préfaces, les recommandations, les impositions des mains qui auront été composées par des personnes habiles ou approuvées par un concile, dans la crainte qu’il ne s’y rencontre quelque chose qui soit contre la loi, ou qui ait été rédigé avec ignorance et sans goût ! »[22]

Ce double critère a sans cesse présidé à nos travaux. Il complète et rectifie le jugement de valeur basé seulement sur l’antiquité des textes. L’antiquité est de première importance mais ne suffit pas, prise isolément. La liturgie est un art traditionnel en évolution. Des prières postérieures peuvent être supérieures aux précédentes. Le mauvais goût est aussi nuisible à la liturgie qu’une fausse théologie. La liturgie est l’Épouse du Christ, immaculée par sa doctrine orthodoxe « la plus belle parmi les filles de Jérusalem »[23]. L’Esprit-Saint n’abandonne pas la vie de l’Église et à toutes les époques inspire les poètes, les saints, les conciles afin d’embellir et de préciser le culte chrétien[24].

Mais il est nécessaire, dans l’application de ces deux critères au canon eucharistique du rite des Gaules de procéder d’abord à une mise en ordre de l’abondance des matières, c’est-à-dire à la classification des variantes. Distinguons deux types de variantes, celles qui se rapportent au Propre et celles qui se rapportent à l’évolution historique.

Dans le Propre, nous avons deux sous-groupes : celui des prières mobiles et celui des prières de rechange. Les « mobiles » varient selon les fêtes et le temps, les « rechanges » sont proposées pour les mêmes circonstances au choix du célébrant.

Le tableau des parties stables et mobiles du canon eucharistique de l’ancien rite des Gaules est le suivant :

  1. Dialogue : stable.
  2. Préface : mobile.
  3. Sanctus : stable.
  4. Post-Sanctus : mobile.
  5. Paroles de l’institution : stables avec de légères modifications.
  6. Anamnèse : stable avec de légères modifications.
  7. Épiclèse : mobile.
  8. Post-épiclèse ou post-mysterium : mobile.
  9. Bénédiction des éléments : mobile.
  10. Doxologie finale : quelques variantes[25].

Cette extrême mobilité est un caractère spécifique des liturgies gallicane, mozarabe et celtique ; les autres rites sont moins mouvants. Le romain ne change que la préface et n’offre que quelques variantes dans les Paroles de l’institution

Le caractère changeant de l’anaphore ne doit pas déconcerter un esprit oriental, car le Propre de l’Orient est encore plus abondant que celui de l’Occident mais il se déploie dans l’office divin tandis que l’Occident, Rome inclus, l’exprime surtout dans la divine liturgie. Si le byzantin chante la grandeur de la fête en un Tropaire ou un kondakion, le gaulois et le romain la chanteront dans la préface. Nous en donnons un exemple, plus loin, au cours de l’analyse du canon. Le célèbre hymnographe Roman le Mélode aurait, en France, composé des préfaces à l’exemple d’un Venance Fortunat.

Cependant, même la stabilité du canon oriental est plus apparente que réelle. Ce fait apparaît dans la comparaison des canons selon saint Basile et saint Jean Chrysostome. Seuls le dialogue et le Sanctus sont identiques[26] et quelques phrases au sein du canon, corrigées ultérieurement. Byzance pour les messes (non pour l’office divin) n’a gardé que deux auteurs, l’Occident en a préservé un grand nombre. Si nous considérons les autres rites orientaux, syrien, arménien, copte, etc..., nous constatons qu’ils ont aussi plusieurs anaphores ; (ainsi, le syrien a les anaphores des Douze Apôtres, de saint Jacques, de saint Jean le bien-aimé etc...) ils subissent le même sort que le rite des Gaules, le minimum est stable (dialogue, Sanctus, quelques exclamations), le reste est changeant. Notons, cependant, une différence entre le mobile des Gaules et celui des rites orientaux : en général, le premier est lié à la fête le deuxième à l’auteur.,

Une précision s’impose. La mobilité du Propre peut être plus ou moins grande. Ainsi, Rome a une messe spéciale pour chaque dimanche, chaque jour de carême, la semaine de Pâques... mais non pas 365 messes pour l’année. Les jours de férié, elle se sert de la messe du dimanche et pour nombre de saints célèbre le Commun des saints. De plus, au cours de l’histoire, d’admirables préfaces sont tombées. (Voir les sacramentaires léonien et gélasien).

Le rite des Gaules, tout en étant plus riche que le rite romain actuel, n’a pas non plus un « Propre » quotidien.

La mobilité du Propre dans le canon doit être pieusement sauvegardée si l’on désire suivre l’esprit traditionnel et non entreprendre des réformes discutables. De même, pour maintenir l’ambiance liturgique traditionnelle, le rite doit s’enrichir perdurablement. Les nouvelles fêtes, les saints nouvellement canonisés, les fêtes et les saints qui n’avaient pas eu leurs poètes pour les chanter, réclament aussi leurs propres contestatio, post-Sanctus, post-mysterium. Tel est le développement normal des rites orientaux et occidentaux, qu’ils appartiennent à l’Église orthodoxe ou à l’Église de Rome.

Mais toute cette mobilité, cette abondance de textes dans les rites d’Occident et particulièrement des Gaules n’est rien auprès de la surabondance de la poésie dans le rite de Byzance. (Douze volumes contenant le Sanctoral de chaque jour de l’année, quatre couvrant le Temporal des 52 semaines)[27].

Chaque jour possède environ 75 à 80 strophes poétiques ; par exemple, la fête de l’Exaltation de la Croix : 75 strophes, l’Assomption ou Dormition de la Vierge : 79, les Quatre Docteurs de l’Église Russe : 86... Chaque dimanche à environ 160 strophes, le jeudi de la 5e semaine de Carême bat les records avec 412 strophes. L’idée même de la réforme d’un Agobart[28] ou celle des jansénistes du XVIIIe[29], dont le but était de supprimer toute poésie ecclésiastique « plebeios psalmum » en faveur des seuls textes de la Sainte Écriture, serait inconcevable en Orient. Le clergé, les moines, le peuple aiment les strophes et les connaissent souvent par cœur et ces réformateurs liturgistes seraient considérés comme des plaisantins ou des fous[30]. Ceci, d’autant plus, comme l’oratorien Louis Bouyer le dit si judicieusement dans un numéro de « Dieu vivant », que cette poésie est par sa force dogmatique et la qualité de son verbe, le sommet de la culture chrétienne[31].

Le deuxième sous-groupe dans le Propre est composé des prières « de rechange ». Une fête gallicane peut présenter plusieurs messes à notre choix. Cette prolixité provient de ce que les auteurs sacrés ne se lassaient pas d’écrire prière sur prière pour un saint préféré ou une fête que leur âme pieuse se plaisait à exalter. Un vieux missel occidental renferme à lui seul 9 messes de Noël, 14 de saint Laurent, 28 de saints Pierre et Paul, etc...

Jusqu’à notre époque, l’Église de Rome a gardé le principe « d’oraisons de rechange », laissant la liberté de choix au célébrant. En Orient, un chantre placé devant une trop grande quantité de Strophes au cours de l’office divin, suit spontanément ce principe deu choix[32]. Principe romain, coutume orientale ne peuvent s’appliquer que dans des cadres relativement restreints car, imprimer à la file une vingtaine de « Propre » de canons eucharistiques serait, en vérité, coûteux, encombrant, et singulièrement troublant pour le prêtre ! Il nous semble donc que le double critère du Concile d’Afrique s’impose dans ce cas précis, nous invitant à choisir à l’avance et, dans ce choix, à tenir compte de la plénitude dogmatique ainsi que de la beauté du verbe.

En résumé, le « mobile » doit être sauvegardé, le « rechange » trié. La Tradition impose le mobile, le rechange est facultatif. Aucune des « neuf messes de Noël » n’a plus de droit que ses sœurs, chacune plaide pour elle par sa qualité intérieure.

En soi, le problème des variantes, est-ce le « mobile » ou est-ce le « rechange », ne fait pas partie directement de cette étude qui s’occupe de l’Ordinaire de la messe et non du Temporal ou du Sanctoral ; pourtant il nous intéresse par son rapport avec les passages stables de l’Ordinaire de la messe et son influence sur elle.

Les variantes qui se rattachent à l’évolution historique nous introduisent dans le vif du sujet. Elles proviennent de l’évolution intérieure du rite des Gaules, des coutumes provinciales et des rites étrangers. Il ne s’agit pas là d’une originalité du rite gallican : cette particularité se retrouve aussi bien dans la liturgie romaine que dans la byzantine[33]. Sans doute, l’Église de France n’a pas eu de grands réformateurs tels que Chrysostome de la Nouvelle Rome, Grégoire de l’ancienne Rome, ou Isidore de Tolède pour essayer de cristalliser le canon eucharistique – sans y parvenir totalement – ; elle a eu ses Cassien, ses Loup, ses Mamert, ses Sidoine Apollinaire, ses Césaire d’Arles, ses Nicétas de Trèves, ses Aurélien, ses Germain de Paris... mais aucun n’a prédominé. Ajoutons que la France ne connaissait pas un centre autour duquel tout gravite : Lyon, Arles, Tours, Vienne, Autun, Die étaient autant de centres liturgiques, à diverses époques. Ni Rome, ni Milan, ni Constantinople, ni Tolède ! Ce caractère gaulois a toujours persisté et renaît souvent d’une manière inattendue, donnant jusqu’à notre époque du « fil à retordre » aux successeurs de Pierre. L’absence de centralisation et de fixation n’empêcha pas cependant le rite des Gaules d’avoir son homogénéité, tout en tolérant la liberté dans les détails, et la négation de cette unité par les réformateurs carolingiens ne fut qu’un argument de bataille[34].

Disons et redisons que toutes ces variantes ne transforment en rien l’essentiel du canon eucharistique de l’ancien rite des Gaules dont la construction rigide et nette est parvenue jusqu’à nous, mais dans une liturgie célébrée et vécue la moindre virgule doit être soigneusement étudiée et fixée.

Notre travail a consisté à surmonter les variabilités historiques, locales ou d’importation dans un même texte afin d’atteindre à la stabilisation dans toutes les parties n’appartenant pas au Propre. Voici immédiatement un exemple – plusieurs seront fournis au cours de l’analyse du canon :

« Ceci est Mon Corps ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous et un grand nombre ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous en rémission des péchés ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous et pour un grand nombre en rémission des pêchés ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous en rémission des pêchés et la vie éternelle ».

« Ceci est Mon Corps rompu pour vous et pour un grand nombre en rémission des péchés et la vie éternelle ».

 

Parmi ces sept formules, laquelle doit-on adopter ? Toutes ont varié à travers le temps dans différents rites. Le rite romain qui influença quelques Églises gallicanes des VIIe et VIIIe siècles, donna la formule brève : « Ceci est Mon Corps ». D’autre part, l’antique formule romaine, si l’on en croît Dom Botte était : « Ceci est Mon Corps Qui sera rompu pour un grand nombre » ; la même formule avait cours à Milan, à l’époque d’Ambroise[35]. Milan, aux IVe et Ve siècles, patronnait l’Église des Gaules et par conséquent y laissa cette phrase. La Syrie, en contact intime avec les Gaules, transmettait parallèlement : « Ceci est Mon Corps rompu pour vous et un grand nombre en rémission des péchés » ...

Rappelons, en passant, que l’antique texte de Jean Chrysostome contenait seulement : « Ceci est Mon Corps rompu pour vous » ; « pour la rémission des péchés » s’est rattaché beaucoup plus tard, vers la fin du Xe siècle. Ces variantes sont neutres en elles-mêmes mais il était nécessaire de choisir et le double critère du Concile d’Afrique ne suffisait pas : ni la foi, ni le verbe n’étaient en cause.

Notre jugement s’est appuyé, alors, sur le triple principe du Concile de Vaison (529) : universel, provincial et local[36]. Il introduit, par exemple, le « Kyrie eleison » et ajoute à tous les « Gloria Patri... sicut in principio » pour être en accord avec le principe universel, disant : « telle est la coutume du siège apostolique, de l’Orient et de la Province italienne »[37]. Pour donner l’unité aux Églises de la province des Gaules, il ordonne de chanter à toutes les messes, même durant le Carême, le Trisagion et, enfin, il tolère les détails des coutumes locales, propres à certaines villes.

Dans les cas discutables, nous avons préféré l’universel au provincial et le provincial au local.

Si notre rite, en réalité, n’avait pas été arrêté par la réforme carolingienne, une des formules aurait imperceptiblement prévalu sur les autres et la découverte de l’imprimerie aurait achevé l’unification.

Ne nous imaginons pas que les formules simples précèdent toujours les compliquées. Brièveté ne veut pas dire antiquité. L’exemple : « Ceci est Mon Corps », montre, au contraire, que la brièveté suit parfois le compliqué[38].

Le discernement dans les textes de l’ancien rite des Gaules a exigé un labeur de dizaines d’années, basé sur l’enseignement des Conciles d’Afrique et de Vaison[39].

Dans nos études et nos choix de textes, nous avons voulu surtout prier, invoquer l’aide des grands Docteurs de l’Église comme saint Basile et saint Hilaire, ou le Patron de notre liturgie saint Germain, plutôt que de nous fier à notre seul jugement. Que ces gardiens invincibles de la tradition indiscutable soient nos défenseurs ! Notre œuvre n’est pas principalement d’ordre archéologique mais pastoral. Elle a en vue le salut des âmes qui réclament le pain supra-essentiel et non des pierres taillées par les orfèvres de la critique historique.

 

4)De la structure du canon universel et de la structure de l’ancien rite des gaules

La structure du canon eucharistique de l’ancien rite des Gaules appartient à la structure universelle, conforme en cela au rite de Byzance et s’éloigne du rite romain qui forme un cas isolé. Mais en quoi consiste la structure universelle de l’anaphore ?

Elle est un de ces problèmes qui sont simultanément « réalistes » et « nominalistes », dépassant les faits historiques par la vision idéale sans faire abstraction des données précises et positivement vérifiables. Nous avons touché cette question dans notre article sur la Quadragésime[40] mais nous reconnaissons qu’elle exige un développement plus approfondi qu’il ne nous est possible de le faire ici. En tous cas, nous sommes persuadés qu’un travail uniquement basé sur les documents ne pourrait nous mener bien loin ; l’unité vivante de la Tradition lui échapperait certainement et, comme dit la sagesse populaire : les arbres cacheraient la forêt. D’autre part, se lancer sous sa seule intuition, sans boussole historique, nous entraînerait dans un jardin d’illusions. Cet état d’âme est contagieux à notre époque ; il traduit l’opposition aux méthodes universitaires qui se sont avérées inefficaces dans la recherche de la Tradition vivante. Devant ces deux attitudes adverses, nous avons choisi celle de la discrétion conseillée par saint Cassien[41].

Baumstarck fut le premier parmi les autorités de la science liturgique à mettre en relief la structure de l’anaphore universelle[42]. Frappé par la discontinuité du canon romain, il rechercha la courbe, l’ordre, l’archétype de la prière eucharistique et suivant cet archétype voulut restaurer le canon romain d’avant la réforme des quatre papes[43]. Cette messe romaine hypothétique fut vivement combattue par les autres liturgistes mais elle eut l’avantage de poser nettement le problème de la structure universelle du canon eucharistique. Baumstarck prend pour document-base de son archétype la liturgie décrite dans les « Constitutions Apostoliques ». Cette œuvre du IVe siècle qui, d’après la majorité, plonge ses racines dans les premiers siècles, est un apocryphe où l’Église sut distinguer le noyau apostolique des amplifications postérieures, Voire même des influences impures[44]. La liturgie des Constitutions Apostoliques ne se célébrait pas au IVe siècle, ce document prétendant déjà nous communiquer le culte de siècles reculés. Quand et où était célébrée cette liturgie ? à Jérusalem ? à Antioche ? Nous l’ignorons. Nous savons peu de choses, d’ailleurs, sur les rites apostoliques qui se transmettaient oralement de bouche à oreille depuis les Apôtres[45].

Mais si nous ignorons les détails de la ou des liturgies Apostoliques, nous savons qu’elles n’étaient pas des improvisations à la manière du culte de certaines sectes libérales et rationalistes ; elles étaient rituelles, symboliques, strictes dans leur rythme tout en laissant une large place à l’inspiration et aux variantes, Pas d’à peu près en elles. Celui qui sait lire entre les lignes du Nouveau Testament doit se rendre à l’évidence : l’Église Apostolique n’était pas que prophétique ou moraliste mais l’Église des mystères et des Sacrements, n’en déplaise à ceux qui ont perdu le sens du sacré[46]. La liturgie des Constitutions Apostoliques, bien que n’étant pas à la lettre celle des Apôtres, appartient cependant à la même lignée, au même courant.

Baumstarck, partant de sa composition comme de celle d’une anaphore-type, la compare aux autres anaphores antiques, aux anaphores orientales actuelles, aux anaphores occidentales : gallicane, mozarabe, celtique et parvient alors à une unité structurale parfaite de ces diverses anaphores.

Voici, d’après lui, le schéma de l’anaphore universelle :

  • Le dialogue.
  • L’action de grâces pour la Création.
  • Le Sanctus.
  • L’action de grâces pour la rédemption.
  • Les paroles de l’institution.
  • Le mémorial.
  • L’offrande.
  • L’épiclèse.
  • La prière pour obtenir les effets de la communion.
  • Les Diptyques.
  • La conclusion ou doxologie finale.

Baumstarck n’était pas le seul à parler de canon universel. Le célèbre liturgiste anglican, le défenseur de l’épiclèse, M. W.C. Bishop[47], l’indiqua en quatre points :

L’action de grâces rendue à Dieu pour la Création et l’incarnation.

Le récit de l’institution.

L’anamnèse.

L’épiclèse[48].

Dom Cabrol, de son côté, ayant passé en revue plusieurs théories (Baumstarck inclus) présente, en pesant chaque mot avec maîtrise, une description ramassée du canon universel, « On doit admettre, que la forme de l’anaphore primitive formait comme une oraison unique qui consistait en une prière d’action de grâces sur la création et la rédemption (préface actuelle), avec le récit de la Cène accompagnée des rites de consécration, de l’anamnèse, de l’épiclèse et qui se terminait par une formule de doxologie à laquelle le peuple répondait : « Amen »[49].

Prenant en considération les anaphores primitives[50], la quasi-totalité des anaphores des rites existants[51], le témoignage quasi-unanime des liturgistes, nous sommes obligés d’envisager l’anaphore idéale, universelle, l’anaphore « une, sainte, catholique et apostolique ». Certes, les canons s’expriment en termes, eu expressions, en tournures de phrases différentes mais, comme l’écrit Dom Cagin : « Les mots changent le protocole reste[52] ».

Nous possédons en la prière eucharistique de l’ancien rite des Gaules un spécimen racé de l’anaphore universelle et c’est là sa première supériorité sur le canon romain.

L’unité de l’anaphore étant posée, une certaine classification à l’intérieur de cette unité devient utile.

La place des diptyques partage les canons en deux familles ; l’orientale et l’occidentale[53]. En Orient, ils suivent l’épiclèse, en Occident, ils précèdent le canon. C’est le cas des rites gallican, mozarabe, celtique et romain d’avant les réformes, selon l’opinion de la plupart des liturgistes[54]. Baumstarck, faisant trop confiance à la liturgie des Constitutions Apostoliques, n’a pas su apercevoir l’élément oriental (diptyques après l’épiclèse) dans l’anaphore universelle[55]. Dom Cabrol et Bishop nous donnent dans leurs formules concises, une structure plus exacte.

En dehors de cette différence essentielle, d’autres détails plus relatifs et même discutables séparent l’Orient de l’Occident. Premièrement, nous l’avons déjà vu, c’est la stabilité de la préface dans le rite oriental et sa variabilité selon le Propre dans l’occidental. Puis, en Orient, l’action de grâces pour la création est rendue à Dieu avant le Sanctus et pour la rédemption après ; en Occident, les deux actions de grâces sont placées avant le Sanctus. Cette deuxième distinction est plus théorique que réelle. En effet, la liturgie de saint Jean Chrysostome entame déjà l’économie de notre salut avant le Sanctus (la même réflexion est applicable aux autres rites d’Orient) et parmi les messes gallicanes, plusieurs développent la rédemption après le Sanctus[56]. Les historiens de la liturgie notent une troisième particularité. Les rites orientaux commencent les Paroles de l’institution par : « La nuit où il fut livré », les occidentaux par : « Qui, la veille de Sa passion » différence exacte. La dernière caractéristique est que les rites occidentaux ont une bénédiction des éléments avant la doxologie finale ; l’Orient ne la connaît point mais dans diverses églises orientales, le célébrant bénit simplement de la main les offrandes des fidèles (pain, argent...).

Le rite copte, continuateur de l’antique rite d’Alexandrie, garde de belles prières de bénédiction sur les éléments et les saisons à la fin du canon[57], rejoignant ainsi la famille occidentale.

Voici, selon l’archétype de l’anaphore universelle, le tableau des canons oriental et occidental avec leurs légères différences :

                     

ORIENTAL

OCCIDENTAL

 

(Diptyques avant le canon)

Dialogue

Ibid.

Préface

"

Sanctus

"

Post-Sanctus

"

Institution (La nuit où...)

Ibid. (Qui, la veille...)

Anamnèse

"

Épiclèse

"

Post-épiclèse

"

Diptyques

Néant

Bénédiction des éléments
(sans prière)

Ibid. (avec prière)
a

Doxologie finale

Ibid.

 

Le représentant le plus dépouillé et le plus classique de la famille orientale est sans discussion le rite de saint Jean Chrysostome et de l’occidental : l’ancien rite des Gaules.

Cette mise à jour de l’anaphore universelle sous ses deux aspects serait incomplète, si nous ne la comparions pas au canon romain qui représente un cas unique, une énigme pour la majorité des liturgistes occidentaux.

Le canon romain est le plus local de tous les canons. M. W. V. Bishop écrit que « La liturgie romaine forme à elle seule un groupe à part, ayant dans les premiers siècles une influence très renfermée dans un cercle géographique réduit »[58]. Le canon romain n’est donc ni occidental, ni latin mais celui de la ville de Rome ; à quelques kilomètres de là, les Églises suivaient la structure universelle. Le Concile de Vaison, comme nous l’avons déjà indiqué, distingue au VIe siècle les rites de Rome et ceux de la Province italienne.

Quelles sont ces énigmes du rite romain ? Jusqu’au Sanctus, tout se passe normalement ; après le Sanctus, tout est renversé. En premier lieu, notons la place inhabituelle des diptyques qui ne sont ni avant le canon, selon la tradition occidentale, ni après, selon les orientaux, mais en partie entre le Sanctus et l’institution et en partie après l’épiclèse, brisant l’ordonnance et l’unité du « Mystère eucharistique »[59]. Jusqu’au Ve siècle, ils étaient avant le canon, comme dans le rite gallican. Ce fut sur l’initiative d’innocent Ier, qu’ils entrèrent dans le « precem[60]. De quelle manière y entrèrent-ils ? nous l’ignorons.

Et pourquoi, à l’heure actuelle, les vivants sont-ils nommés avant l’institution et les morts après l’épiclèse ? ceci est une autre énigme. L’indiscutable est que les diptyques romains sont un cas isolé, en désaccord avec la structure classique. La deuxième particularité, plus importante que la première, est l’imprécision de l’épiclèse. Il en possède deux sans en avoir une seule complète. La première « Quam oblationem », inachevée, est avant l’institution ; la deuxième « Supplices te », incomplète aussi, est à la place normale de l’épiclèse[61]. Sans entrer dans une interminable discussion sur des hypothèses et des pourquoi, constatons que lorsqu’un prêtre orthodoxe, imprégné de la tradition ininterrompue de l’antique liturgie, célèbre le rite romain il se sent mal à l’aise en disant : « Quam oblationem » ; son âme priante la reçoit comme une épiclèse bien qu’elle précède les Paroles de l’institution et que la Troisième Personne, l’Esprit-Saint Qui agit dans l’épiclèse n’y soit pas nommé. L’opinion bienveillante de Nicolas Cabasilas[62] voulant voir l’épiclèse du rite romain dans « Supplices te » ne pouvait être émise que par un orthodoxe n’ayant ni célébré, ni vécu la liturgie romaine. Le patriarche Serge de Moscou, qui fut à l’origine de la renaissance du rite orthodoxe occidental, considérait que « Quam oblationem » était véritablement une épiclèse[63].

En plus de ces deux changements importants, la triade d’oraisons dépourvues de lien entre elles : Te igitur[64] ; Hanc igitur[65] ; Quam oblationem[66] qui suivent le Sanctus, la refonte de l’anamnèse antique en trois prières (Unde et memores ; Supra quae ; Supplices te[67], les interpolations personnelles des papes[68] et les « Amen »[69] inattendus au long du canon, continuent à isoler le rite romain et lui impriment le caractère provincial.

Loin de nous la pensée que le rite de Rome soit a-traditionnel ! Sanctifié par le temps, il se forma bien avant le schisme de 1054 ; il nourrit des phalanges de saints et de peuples, il demeure le rite de la Ville Éternelle, de l’Église « présidente dans la charité »,[70] ; il est la liturgie des Damase, des Innocent, des Léon, des Gélase, des Grégoire ; il est traditionnel, sacré, vénérable mais non universel. C’est pour cette raison qu’il rencontra tant de difficultés dans son histoire, qu’il provoqua tant de contradictions et disputes entre liturgistes et qu’il engendra tant de mouvements en vue de le réformer et de l’universaliser. S’il ne s’était pas trouvé une autorité extérieure pour l’imposer, il serait resté normalement la liturgie de la ville de Rome. Son réformateur principal, Grégoire le Grand, le sentait d’une manière aiguë. Il s’efforça de le rapprocher des autres liturgies, particulièrement de celle de Constantinople et conseilla à ses missionnaires de préserver dans leurs organisations les autres rites plus universels[71].

De ce point de vue, le Mystère Eucharistique de l’ancien rite des Gaules présente une valeur inestimable. Il est universel et occidental. Son avenir peut être immense. Il répond à l’exigence catholique des fidèles.

Avant de clore ce chapitre, jetons un coup d’œil rapide sur quelques rites orientaux actuels : arménien, syrien, maronite, chaldéen et copte[72].

Les ajouts, les exclamations diaconales, des chants de prière et de piété sont une particularité commune aux cinq rites ; elles les distinguent de la sobriété des anaphores de saint Jean Chrysostome et de l’ancien rite des Gaules.

En dehors de ces ornementations, l’arménien et le syrien gardent la structure universelle de type oriental avec les diptyques après l’épiclèse. Pourtant sur un détail l’arménien se rapproche de l’Occident : il développe l’idée de la fête sous forme d’un hymne précédant le Sanctus et rappelle les préfaces du Propre occidental.

Le rite maronite, tout en appartenant au type universel oriental, possède deux curiosités : la préface est adressée au Fils au lieu du Père, compromettant ainsi l’action trinitaire, et il intercale la mémoire de Marie entre l’anamnèse et l’épiclèse.

Le rite copte serait du pur style universel s’il ne demandait pas, de façon anormale, au Fils et non au Père, d’envoyer l’Esprit, coïncidence fortuite avec le rite slave qui intercale la demande au Fils avant l’épiclèse. Par ses belles bénédictions sur les éléments, il est occidental, par la place des diptyques, oriental ; on pourrait le qualifier de rite occidental orientalisé.

Le rite chaldéen présente une exception à la règle. Il place les diptyques entre l’anamnèse et l’épiclèse, donnant ainsi la main par son particularisme au rite romain.

Tous ont l’épiclèse à sa place légitime. Ajoutons que sur nombre de points, le syrien est un intermédiaire entre la Gaule et Byzance, et le copte s’apparente au romain.

En résumé, nous avons l’anaphore universelle qui se partage en deux familles : l’orientale et l’occidentale. La liturgie de saint Jean Chrysostome est le pur type oriental. Les liturgies de saint Jacques, des Constitutions Apostoliques, arménienne, syrienne et maronite sont de la même famille. La liturgie gallicane est le pur style occidental. Les mozarabe, celtique, milanaise, antique romaine ainsi que celle de saint Hippolyte appartiennent à la même famille. La chaldéenne est un cas particulier en Orient, la romaine actuelle en Occident. La copte, enfin, est une occidentale orientalisée.

Ces quatre remarques préliminaires sur le terme, les sources, le discernement dans les sources et la structure du canon nous aideront à mieux comprendre, nous l’espérons, le Mystère Eucharistique de l’ancien rite des Gaules.

 


[1] A. van der Mensbrugghe : « La liturgie orthodoxe de rite occidental » (Essai de restauration p. 81) MÉLANGES DE L’INSTITUT SAINT DENIS. Éditions Setor, 1948.

[2] R.P. Pierre Le Brun : « Explication de la messe ». p. 259. Le célèbre livre de Le Brun fut plusieurs fois réédité. Nous citerons dans notre œuvre l’édition de 1777. Il traite de la liturgie gallicane dès le troisième tome, dans la « Quatrième Dissertation », p. 228 à 271, sous le titre « d’Ancienne liturgie des Églises des Gaules ». Les trois volumes de « l’Explication de la messe » furent édités la première fois en 1716-1726 et réédités tout récemment. Abréviation : E.M. (Voir note 605).

[3] Missel quotidien et Vespéral par Dom G. Lefebvre, Bruges, 1922.

[4] Voici le titre complet : « CONSÉCRATION (de la préface au Pater) ou l’amour qui s’immole avec Jésus. Acte d’espérance ». Sous-titres de ce chapitre : « 1. Préface du canon. — 2. canon ou règle de la consécration. — 3. Lecture des diptyques. — 4. Prière préparatoire à la Consécration. — 5. Transsubstantiation et grande Élévation. — 6. Formules d’Oblations de la Victime à Dieu. — 7. Lecture des Diptyques. — 8. Conclusion du canon et petite Élévation ou rite d’Oblation de la Victime à Dieu ». Sans parler de la théologie déficiente exprimée par ces titres, remarquons que le mot canon se trouve dans la subdivision 2 et qu’il réapparaît dans le paragraphe 8. Ces subdivisions compliquées et confuses, très peu orthodoxes, pas même très romaines, ne mettent guère en valeur la structure de l’anaphore. Notons que dans l’actuelle réédition de ce Missel, les titres sont autres ; les rédacteurs essaient de justifier la thèse rétrécie du canon dans l’Église romaine. Les éditions se succèdent en donnant chacune une formule différente.

[5] « Origine du culte chrétien » par L. Duchesne, Paris, 1925, p. 225. Abréviation : O.C.C.

[6] O.C.C. p. 186.

Les anciens auteurs latins employaient le mot « canon » pour toute l’anaphore. Consulter : Tommasi ; Opéra Rome, 1751, tome VI, p. 172 ; Amalaire : De eccle, cff. tome IV, p. 27 P. L. tome CV, col. 1146 ; Micrologue : P.L. t. CLV col. 984. En étudiant le recueil des manuscrits d’Autun des VIII et IXes siècles, dans lequel se trouvent les Lettres de Saint Germain, nous avons rencontré aussi un canon romain de la même époque commençant par : Dominus vobiscum, et la lettrine était D et non T (Te igitur), ff. 123.

[7] L’amen clôtural se place-t-il avant ou après le « Notre Père » ? Cette question doit être étudiée dans le chapitre traitant du Pater.

[8] N. Ouspensky, professeur de l’Académie de Théologie de Léningrad, poussé par son esprit irénique, ne distingue pas suffisamment dans son récent article sur « La liturgie orthodoxe de rite occidental », paru dans les numéros 8 et 9, 1954, du « Journal du Patriarcat de Moscou », le travail liturgique qui doit rechercher la perfection de l’expression, et « l’économie de l’Église » vis-à-vis de communautés cherchant à s’unir à elle. Cet article qui montre l’intérêt sincère de l’Église de Moscou pour le rite occidental, réclamerait une étude spéciale. L’Église d’Orient s’est prononcée plusieurs fois durant ces derniers siècles sur la légitimité des rites occidentaux dans l’Orthodoxie, « Contacts », Revue française de l’Orthodoxie, n°10, Janvier-Février 1950, cite les deux grands documents : de 1723 « Épître des patriarches catholiques orthodoxes »... adressée aux anglicans, et de 1895 « Encyclique du patriarche Anthime »... à propos de l’encyclique du pape Léon XIII. Ajoutons : 1) La décision du Saint-Synode de Russie à propos de l’affaire « Overbeck ». Le Saint-Synode, sans toucher au problème liturgique occidental, accepte la demande de rite romain en latin et n’impose que des changements minimes : la suppression du terme « mérite », l’intercalation du Trisagion (agios), la suppression du « filioque » dans le Credo au cours du canon eucharistique : la suppression des génuflexions et de l’élévation pendant les paroles de l’institution, l’ajout de l’épiclèse, la prescription d’une génuflexion et de l’élévation des Dons face au peuple après l’Epiclese et enfin, la prescription de donner la communion aux fidèles sous deux espèces ; ce rite prend le titre de « Liturgia Missae Orthodoxo-Catholicae Occidentalis ». 2) Le célèbre Décret de 1936 du Patriarcat de Moscou (16 juin 1936, n° 1.249) permettant le rite occidental avec les conditions suivantes : usage du pain levé, l’épiclèse après les paroles de l’institution et non avant afin d’écarter tout malentendu et la communion sous les deux espèces. La particularité de ce Décret, c’est qu’il prévoit une évolution liturgique progressive.

[9] Saint Innocent Ier : P.L. t. XX col. 553. Saint Grégoire le Grand : P.L. t. LXXVII col. 956. L’expression « precem » confirme la thèse de Van der Mensbrugghe, citée plus haut.

Nous trouvons dans l’antiquité latine d’autres expressions pour le canon, par exemple : « secretum », « secretam ».

« Secretum » ne veut pas dire en secret, à voix basse, ni « mis à part » selon le sens que lui prêtent les liturgistes modernes, mais « mystère », indiquant la partie de la messe cachée aux profanes. « Secretum » est souvent remplacé par « mysticam precem » ou « mysterium » (voir par exemple saint Augustin, P.L. t. XLII col. 874). « Secretum » ou « mysterium » sont tellement synonymes que les livres gallicans les emploient indifféremment. Ainsi, dans le Missale Gothico-Gallicanum (M.G.G.), nous trouvons que les prières de la fin du canon sont appelées : « post-mysterium » (Vigile de Noël), « post secreta » (Noël), « post mysterium » (Saint Etienne) – les messes de saint Jean et des Innocents n’ont pas de prières spéciales pour la fin du canon – « post secreta (Circoncision) etc... Dans les Lettres de saint Germain (note 6), le canon est appelé « Mysterium eucharistiae » ; il aurait pu être appelé « Secretum eucharistiae ».

[10] Le terme gallican « contestatio », employé par le Sacramentaire de Bobbio, a fait placer ce dernier par des Tommasi, Mabillon, Le Brun (XVIIIe siècle) parmi les documents gallicans « pur sang ». La science a rétabli les choses : le Sacramentaire de Bobbio est autant romain que gallican.

[11] La présence des termes « contestatio » et « immolatio » dans le même Missel, pourrait indiquer que nous sommes en face de deux origines, partageant les messes en deux groupes de type gallican.

Pour le terme « Illatio », consulter par exemple « De ecclesia offici » de saint Isidore : « Quinta denique infertur illatio in sanctificatione oblationis, in qua etiam et ad Dei laudem terrestrium creaturarum virtutumque caelestium universitas provocatur et Hosanna in excelsis cantatur, quod Salvatore de genere, David nascente salus mundo usque ad excelsa pervenerit ». Saint Isidore partage la messe en plusieurs parties ou prières. La préface et le Sanctus forment la cinquième, l’épiclèse la sixième.

[12] Saint Germain (f. 117), dans ses Lettres où il expose l’ordo de la messe, résume le canon eucharistique en une seule phrase et passe de suite à la fraction du pain. Pourtant, entre le « sonus » et « laudes », il s’échappe et parle assez longuement de la Consécration, citant les Paroles du Christ. Ce problème sera traité dans « l’INSTITUTION ».

[13] Sur ce sujet, consulter Dom Guéranger : « Institutions liturgiques ». Consulter aussi l’ouvrage : « Du secret des mystères » Le Lorrain (Paris 1710), ainsi que notre ouvrage : page 49. Mais il est évident que le texte classique est celui de saint Basile (P.G. t. XXIX, col. 188) que nous citons dans « l’EPICLESE ». Saint Basile insiste sur le fait que les rites sacrés étaient transmis oralement et qu’on ne les trouve ni dans les Écritures, ni dans les écrits des Saints, démontrant par cela le caractère ésotérique de la liturgie.

Le « Traité des Sacrements » (P.L. t. XVI, col. 436-443), si discuté par la science et réattribué aujourd’hui à saint Ambroise (éd. Les Sources Chrétiennes, Paris 1950, et la remarquable analyse de B. Botte), fait exception et n’hésite pas à citer ouvertement les Paroles de l’institution et de l’anamnèse, mais il n’était destiné qu’aux prêtres ; néanmoins, il tait l’épiclèse. Le « Traité des Sacrements », considéré définitivement par le prudent Duchesne, en 1925, comme un pseudo-ambrosien, montre la relativité de la critique historique. N. Ouspensky (voir note 7) parle encore, en 1954, de ce Traité comme d’un ouvrage pseudo-ambrosien ; cela illustre le manque de contact de la Russie actuelle avec la science occidentale.

[14] Entre Guettée et Duchesne, se place en 1922 l’œuvre du P. Jean-Baptiste Thibaut : « L’ancienne liturgie gallicane ». Rendons-lui hommage car il fut pour nous un guide précieux dans les années 30 à 40, complétant sur beaucoup de points les autres auteurs, en particulier saint Cassien de Marseille et saint Césaire d’Arles dont il souligne l’influence sur la liturgie gallicane. Nous désirons consacrer une étude critique et complète aux auteurs traitant du rite des Gaules.

[15] Deut. XVII ;6 Matt. XVIII ;16 I. Tim. V ;19.

[16] V.V. Bolotoff : « Cours d’Histoire de l’Église primitive » (Pétersbourg 1908). Voir aussi : Lecture chrétienne (Khristianskoé tchtenié) 1913.

[17] Voir E.M. p. 234 à 241 ; O.C.C. p. 158 et 225 ; « l’Union chrétienne » (Paris 1874), liturgie gallicane par W. Guettée (p. 529).

[18] O.C.C. p. 33 à 36. Rappelons que le célèbre Concile de Turin, présidé par l’Archevêque de Milan, s’occupa de juger certains cas canoniques de l’Église des Gaules et ses décisions furent insérées dans les collections canoniques des Gaules.

[19] Alcuin, originaire d’York, vers 735, est appelé en France par Charlemagne qui le place à la tête de l’École Palatine et le charge de la réforme liturgique. Guizot le nomme : « le premier ministre intellectuel de Charlemagne ». En accédant au désir de l’Empereur d’introduire le rite romain à la place du rite gallican, Alcuin de plus en plus amoureux de ce dernier rite, au fur et à mesure qu’il l’étudie, s’emploie à garder au maximum le vieux texte sous forme de messes votives, engageant les moines à recopier les anciens textes qu’il glisse parmi les autres. Nous sommes convaincus que le manuscrit actuel des Lettres de saint Germain, conservé à la Bibliothèque Municipale d’Autun, fut recopié et inséré parmi des dissertations sur les vertus, le péché originel, le canon romain, les Instructions d’Alcuin, par un moine disciple d’Alcuin lui-même. Ce grand liturgiste, par humilité, demeura diacre jusqu’à sa mort.

[20] Alcuin P.L. T.L. XXXV col. 449 (Voir : EPICLESE et notes 637, 639).

[21] J.A. Jungmann : « Missarum Sollemnia » (Aubier 1953, p. 72). Nous citerons à plusieurs reprises cette œuvre en trois volumes, riche en renseignements, mais nous formulons quelques réserves quant aux thèses de cet auteur autrichien qui prononce « le dernier mot » de la science liturgique. Tout en saluant en lui le défenseur de l’unité du canon, de la participation des fidèles à l’Oblation et du retour à la conception eucharistique du Sacrement, nous regrettons qu’en s’opposant à la « magie » sacramentelle du Moyen Âge il n’ait pas vu la valeur centrale de l’épiclèse. L’épiclèse ne contredit pas sa thèse mais la complète et la renforce. Jungmann ne nie pas l’épiclèse, il ne la sent pas.

[22] Conc. Milev. Labb. t. II p. 1.540.

[23] Cantique des Cantiques VI, 9.

[24] Seul celui qui a pris contact avec les révolutions, les mouvements, les déviations, les renaissances et les décadences liturgiques à travers le temps et l’espace, pourra apprécier à sa valeur cette définition du Concile d’Afrique. En effet, la liturgie traditionnelle, autant que les dogmes de l’Église, reçoit de toutes parts les attaques et possède ses propres hérésies. Une vigilance permanente est indispensable aussi bien contre les fausses réformes que les « mauvaises habitudes » qui prennent le masque du traditionalisme. L’intellectualisme, le rationalisme, le purisme, le « biblicisme », le popularisme, le piétisme, le moralisme, le sentimentalisme, le modernisme, le snobisme archéologique ou ésotérique etc... sont toujours prêts à faire dévier le courant royal de la Tradition. L’analyse de ces tendances appelle d’urgence une étude dans la lumière des deux critères de ce Concile mais ces derniers, tout en nous préservant de cette multitude d’hérésies et en nous indiquant la route infaillible à suivre, exigent eux-mêmes des précisions. Le critère de la foi, proclamé par le Concile d’Afrique, a aussi ses pièges. Certes, en face des hérésies de toutes les époques, l’Église doit enseigner la vérité par le dogme et la liturgie – N. Oupensky (note 7) l’a magistralement exposé – mais la lutte contre l’hérésie du temps ne doit pas envahir le texte traditionnel. La liturgie qui ne refléterait qu’un aspect de la vérité serait hérétique, non par ce qu’elle affirme mais par ce qu’elle n’affirme pas. Le piège du critère de la beauté réside lui dans le fait que la beauté liturgique est autre chose que la beauté profane, mystique, personnelle etc... Ainsi, une messe basse romaine accompagnée en sourdine par la musique de Bach peut communiquer à l’âme un sublime élan de prière, sans être pour autant liturgique. Néanmoins, ces pièges sont subtils et 99 % des dangers proviennent d’une théologie boiteuse et d’une absence de goût.

[25] Ce ne serait pas commettre une faute envers la Tradition que de stabiliser le canon, excepté les trois oraisons : préface (contestatio), post-Sanctus et post-mysterium car la plupart des livres mérovingiens nous fournissent dans la majorité des cas ces trois oraisons, laissant le reste à l’Ordinaire. Dans la pratique, à l’instar du rite romain, les Paroles de l’institution ne changent que rarement ; l’anamnèse n’a que de légères retouches pour les grandes fêtes ou les périodes de l’année ; les nombreuses épiclèses, sauf pour les fêtes de la Pentecôte et de l’Épiphanie, ont plutôt un caractère de rechange ; la Bénédiction des éléments est liée aux éléments eux-mêmes, huile, blé, fruits etc...

Le problème assez complexe des post-mysterium sera étudié dans l’ANAMNÈSE.

[26] Soulignons cette identité entre le rite des Gaules et le byzantin : dans tous les deux, seuls le dialogue et le Sanctus sont stables.

[27] Les Douze volumes sont appelés : Mynée ; les Quatre volumes sont composés du : Triodion de Carême, du Triodion fleuri (périodes de Pâques et de Pentecôte) et des deux volumes de l’Octoïkon qui se rapportent au reste de l’année.

[28] Agobart naquit en Espagne vers 779. Il est élu patriarche de Lyon en 816, puis exilé. Sur la demande de son remplaçant Amalair, il réforme la liturgie. Il supprime la poésie ecclésiastique, mettant à sa place les textes scripturaires. Ainsi, a-t-il barré l’antique agraphe (texte à caractère biblique ne se trouvant pas dans la Bible) : l’Introït du XIXe dimanche après la Pentecôte, repris le Jeudi de la troisième semaine de Carême, et substitué un verset de psaume. Mille ans après, les Jansénistes font de même.

[29] On peut lire avec fruit les ouvrages pleins de verve et d’arbitraire de Dom Guéranger (Note 13).

[30] Les enfants, en Orient, connaissent par cœur les tropaires et les kondakions des grandes fêtes. Un tailleur grec de Clichy à qui je venais de commander un costume me chanta avec enthousiasme les stichères ou strophes de la Théophanie, déposant pour quelques minutes son mètre et ses ciseaux.

[31] Il serait avantageux d’épanouir les rites occidentaux, sans toucher à leur structure et leur sobriété personnelles, par la poésie de Byzance. Nos « Matines Pascales » (Librairie Œcuménique Sétor, Paris 1948) en sont un exemple.

[32] Les chœurs de l’Église d’Orient, hormis les monastères de stricte obédience « typiconique », ne chantent que deux ou quatre strophes sur les dix du Psaume lucernaire. En Serbie, les tropaires du canon matinal ne sont pas chantés en entier.

[33] Consulter : « La sainte messe selon l’ancien rite des Gaules Chap. II (Ed. orthodoxes Saint Irénée, Paris 1956).

[34] Le grand paradoxe est la fixation du rite romain. En effet, c’est le canon – dans le sens romain de ce mot – qui se cristallisa et s’imposa définitivement et, pourtant, ce groupe de prières est le plus discutable, le plus local, le moins universel ! Par contre, en dehors de ce groupe de prières, nul rite n’a subi autant de réformes.

Dom Guéranger, indigné de l’instabilité des missels et des bréviaires de France qui variaient selon les siècles et les diocèses, entreprit de tout ramener à de bons sentiments ultramontains. Ce retour obtint son succès, les vieux missels français furent supplantés par les romains mais... à notre époque, nous assistons de nouveau à nombre d’initiatives privées, demi-privées, de réformes, de modifications, d’améliorations. Chassée par la porte, l’originalité individualiste de la France rentre par la fenêtre.

[35] Voir les détails dans l’INSTITUTION.

[36] La hiérarchie de valeur dans laquelle le local doit céder la place à l’universel, s’il est en conflit avec lui ou tend à le prédominer, fut très souvent confessée par l’Église. Nous en trouvons la définition classique chez Vincent de Lérins, touchant les dogmes, chez Balsamon pour le Droit canon et chez saint Photius le Grand pour les coutumes liturgiques locales.

[37] Par cette phrase nous remarquons qu’au VIe siècle, ce n’est pas le siège apostolique (Rome) qui décide de l’universalisme mais la concorde entre Rome, l’Orient et l’Italie. Le critère de saint Vincent de Lérins est en pleine vigueur. En même temps, nous voyons que la « Province italienne » est distincte de Rome. Ceci prouve que le rite romain était à l’époque limitée à la ville Éternelle ; les thèses de Duchesne et de Bishop sont justifiées. Au VIe siècle, le rite romain est loin d’envahir l’Occident et ceci témoigne de la santé de l’Église de ce temps, car le rite romain, splendide en vérité, est intransportable, étant le rite d’un Pontife romain avec ses stations, ses saints, ses préoccupations propres.

[38] Un autre exemple est la formule lapidaire de saint Jean Chrysostome : « Et sur la Coupe, disant : ... » introduite par lui à la place de la formule traditionnelle et universelle : « Après le repas, prenant la coupe, Il rendit grâces, la bénit... etc. ».

[39] En effet, la liturgie gallicane fut célébrée la première fois, sous sa première rédaction dans l’Église orthodoxe, en 1875, par le Père W. Guettée et il faut attendre jusqu’en 1925 pour voir reprendre l’initiative de la restauration de la liturgie gallicane par la « Commission française » sous la présidence de l’archiprêtre Sakharoff avec la bénédiction du Métropolite Euloge. En 1929, elle est célébrée à nouveau dans une chapelle privée et, enfin, en 1944, elle est reprise publiquement, le jour de la fête de saint Irénée, dans l’église orthodoxe occidentale saint Irénée.

[40] « La Quadragésime » par l’archiprêtre E. Kovalevsky (Messager de l’Exarchat, Paris 1949).

[41] Pour le terme : discrétion, consulter les Conférences de saint Jean Cassien. Les Sources Chrétiennes les ont rééditées. Nous conseillons à toutes les personnes avides de trouver un « staretz », un « gourou », de se procurer les œuvres de saint Jean Cassien (ancienne édition : Saint Maximin, Var). Elles auront en Cassien un maître authentiquement orthodoxe.

[42] « Liturgia romana e Liturgia dell’Esarcato » (Roma 1904).

[43] Les quatre papes sont Damase (366-384), Léon le Grand (440-461), Gélase (492-496), Grégoire le Grand (590-601). Le vrai réformateur de l’antique rite de Rome était selon Propst : Damase, selon Bumsen : Léon le Grand, selon Drews : Gélase, et pour Baumstarck : Grégoire le Grand.

L’hypothèse de Propst (« Die abendlandische messe », « Liturgie des vierten Jahrhunderts und deren Reform ») est discutable. Il prétend que Damase, influencé par les préfaces mobiles, a bouleversé le canon eucharistique. Pourtant les rites occidentaux (gallican, celte, mozarabe) qui contiennent aussi des préfaces mobiles, n’ont pas subi pour autant le même sort.

[44] Le Concile Quintosex (In Trullo), a donné un jugement autorisé sur les documents se réclamant des Apôtres ou de leurs collaborateurs. Ce concile, appelé à se prononcer sur les canons Apostoliques qui servent de base à l’organisation de l’Église universelle, les nomme : canons dits Apostoliques. Il les place au-dessus des décisions conciliaires, tout en les expurgeant des passages qu’il considère comme des interpolations contraires à la Tradition. Remarquable équilibre catholique entre la crédulité et l’esprit critique !

[45] Les Apologètes et les Pères Apostoliques ne dévoilent pas les rites. Ainsi, saint Justin, obligé de défendre les chrétiens des calomnies qui couvraient d’horreurs leurs réunions secrètes, expose ce qu’est l’anaphore sans en préciser le rite.

Tertullien et saint Basile disent que l’Église a reçu de la bouche du Christ et des Apôtres des précisions orales sur le rituel, précisions non contenues « à la lettre » par les Saintes Écritures. Tertullien, par exemple, nous communique que les Apôtres ordonnèrent pour le sacrement du baptême, le renoncement à Satan, la triple immersion etc... Saint Basile confirme Tertullien et ajoute d’autres détails provenant de la tradition apostolique, entre autres sur l’anaphore et l’épiclèse. Dans un esprit identique, saint Augustin écrit à Donat.

[46] La science historique a ses caprices. C’est un Loisy sorti de l’Église et devenu professeur laïque, qui met en relief le sens sacré et mystérieux de l’enseignement de l’apôtre Paul et de l’Église Apostolique. Il faut dire que le climat était propice, grâce à la mystériologie comparée mise à la mode dans les milieux universitaires du début du siècle.

[47] « The primitive form of consecration of the Holy Eucharist » (The Church Quartely Review, juillet 1908). M. W.C. Bishop découvre l’analogie entre l’anaphore et les autres rites consécratoires (bénédiction du feu, des eaux...). Partout, il retrouve les mêmes éléments constructifs et la présence de l’épiclèse. L’œuvre de Bishop fut combattue mais sans succès. Un de ses adversaires était Mgr. Battifol, mais ce Harnack de l’Église de Rome accumule plus d’arguments confessionnels qu’historiques.

[48] A. van der Mensbrugghe, dans son œuvre de restauration du rite occidental (note 1) est très proche de Bishop. (Le Bishop que nous citons dans notre ouvrage est anglican. Il ne faut pas le confondre avec le liturgiste romain portant le même nom).

[49] « Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie » par Cabrol et Leclercq. Abréviation : D.A.L. Article sur le canon de Dom Cabrol : t. III col. 1900. Dom Cabrol omet le dialogue et le Sanctus ; il ne les nie pas mais ils ne lui paraissent pas assez importants pour être inclus dans une phrase résumant le canon.

[50] La célèbre Didachée – découverte en 1873 par la science orthodoxe et éditée en Occident par Funk en 1901 – qui fit tant de bruit, sort du schéma universel. Mais l’antiquité en soi d’un document n’est pas suffisante pour établir sa catholicité ; un document postérieur peut être plus traditionnel. Il n’est nullement prouvé que la Didachée soit un témoin fidèle de l’anaphore apostolique. Les historiens sont loin d’être d’accord : Connoly y voit une prière d’agapes, Dibelius une prière juive hellénisée, Peterson un hymne au Christ, Altaner une prière eucharistique... Sans entreprendre la révision de cette question tant débattue, rappelons simplement que dans le texte de la Didachée la coupe est bénie avant le pain, ce qui n’est ni évangélique, ni traditionnel. Ce caractère est propre à « l’eucharistie » agapique et non à celle de la messe. Saint-Hippolyte (« La Tradition apostolique » – Abréviation : T.A. –, commentée par Dom B. Botte, Sources Chrétiennes, Paris 1946) nous donne l’anaphore, suivie de l’agape ; dans la première, le pain précède la coupe, dans la seconde, la coupe précède le pain. Rendre grâces (eucharistie) pour le repas est hébraïque et non exclusivement lié au repas pascal. La présence des prophètes présidant l’assemblée dans la Didachée, nous introduit plutôt au sein d’une église sans évêque ou d’un cercle style montaniste. Nous regrettons qu’Ouspensky ait accordé trop de place à ce texte ; il n’est d’ailleurs pas le seul.

[51] À l’exception des rites romain et chaldéen.

[52] « Paléographie Musicale » t. V. (P.M.).

[53] Indiquons, afin de ne pas être accusé de partialité, la thèse de Mgr. Duchesne qui complète la nôtre.

Il partage les liturgies en deux groupes : syrio-gallican (le byzantin entre dans ce groupe) ou « eurasien », et alexandrino-romain ou « eurafricain ». Ce deuxième groupe ouvre le dialogue par le souhait biblique : « Le Seigneur soit avec vous », tandis que le premier l’ouvre par la bénédiction trinitaire. Le post-Sanctus apporte une autre différence : dans le groupe alexandrino-romain, il est demandé au Père d’accepter les offrandes de l’Église au Nom de notre Seigneur – requête qui serait plus légitime dans l’offertoire ou l’épiclèse tandis que le premier groupe proclame l’incarnation du Christ.

Cette séparation chez Duchesne des liturgies eurasiennes des eurafricaines, a un intérêt historique susceptible de fournir l’explication de l’évolution du rite romain. Elle permet de s’orienter dans les textes liturgiques d’Occident et de distinguer la liturgie gallicane pure et la liturgie gallo-romaine, la gallicane ayant le post-Sanctus qui lie directement le chant angélique à l’institution, et la gallo-romaine introduisant dans le post-Sanctus la demande au Père d’accepter l’offrande de l’Église. La messe des Rogations, dite de Saint Mamert, et la cinquième messe de rechange, toutes deux du missel gothico-gallican, sont des exemples du type gallo-romain.

[54] Dom Cagin pense que la liturgie gallicane n’est que la liturgie romaine d’avant les réformes. Dom Cagin, Probst, Dom Cabrol, Dom Botte... sont tous d’accord pour affirmer que dans l’antique rite de Rome les diptyques précédaient le canon. Il est difficile d’adopter une autre opinion, la lettre de saint Innocent Ier en fait foi. En effet, le pape désire que dorénavant les noms soient prononcés quand le sacrifice est apporté et non « anti-precem », c’est à dire avant le canon.

En écrivant cette remarque et en relisant le texte de saint Innocent Ier, il me vient à l’esprit une supposition que je me permettrai d’émettre. Est-il aussi certain que le terme « precem » signifie pour Innocent Ier : canon eucharistique ? N’aurait-il pas en vue la prière de l’offertoire ? Car, si l’on relit les anciens textes sur la liturgie, par exemple ceux des Conciles de Laodicée et d’Afrique, on voit qu’ils posent le problème de la prière de l’offertoire, analogue à la secrète de la messe romaine. Peut-être Innocent Ier n’a-t-il pas voulu parler de consécration mais de l’apport du sacrifice, et le sacrifice dans la littérature patristique et orientale actuelle, est souvent appliqué par anticipation au pain et au vin d’avant la consécration. S’il en était ainsi, Innocent Ier combattrait la coutume répandue en Orient de lire les diptyques avant la messe ou avant l’offertoire. Nous n’affirmons pas, nous posons la question.

[55] Baumstarck n’est pas seul ; Drews, subjugué par la liturgie de saint Jacques comme Baumstarck l’est par les Constitutions Apostoliques, commet la même faute.

[56] On trouvera dans notre omnibus un passage où la rédemption est développée après le Sanctus.

[57] Dans l’analyse de l’anamnèse et de l’offrande, nous relèverons d’autres particularités qui différencient les rites d’Occident de ceux d’orient et qui ne sont pas assez mises en valeur par les liturgistes.

[58] Voir note 47.

[59] Voir note 54.

[60] Voir note 54.

[61] Nous reviendrons sur la question de l’épiclèse dans notre analyse du canon, mais i1 est un fait indiscutable : à la fin du Ve siècle, le pape Gélase considère que la liturgie célébrée sans épiclèse, au sens strict de ce terme, c’est-à-dire sans l’appel du Saint-Esprit sur les dons, est sacrilège.

Funck (« Uber den Kanon der römischen messe ») admet que l’antique canon romain avait une véritable épiclèse et que le « Supplices Te » demeuré dans l’actuel est une épiclèse, si c’en est une, bien qu’affaiblie. Puniet et Cabrol soutiennent que l’épiclèse romaine est « Quam Oblationem » et que « Supplices Te » n’est qu’un timide compromis avec l’Orient. Bishop, Cagin et Duchesne considèrent que « Supplices Te » est une faible substitution à l’épiclèse et qu’en définitive ce n’est pas une épiclèse.

[62] Nicolas Cabasilas : « Explication de la divine liturgie » (p. 163-178, Sources Chrétiennes, Paris 1943). Disons, en passant, que Nicolas Cabasilas, fut souvent cité par Bossuet. Voir aussi P.G.t.CL col. 368-492.

[63] Voir le célèbre Décret de 1936 sur l’Orthodoxie occidentale du patriarche Serge de Moscou, (Orthodoxie et Tradition française, éd. Enotikon, Paris 1957, p. 260).

[64] « Te igitur » pour Probst est échoué dans le canon, entraîné par le memento des vivants (diptyques) ; pour Dom Cagin, au début de ses travaux, il était lié aux diptyques, étant du même genre que les collectes « anti nomina » du rite des Gaules mais, vers la fin de ses travaux, Dom Cagin hésitait et émit l’opinion que « Te igitur » était une collecte « post pridie » introduisant dans l’épiclèse. Drews renvoie « Te igitur » après l’épiclèse. Funck ainsi que Bishop la rattachent au Sanctus. Puniet pense que le post-Sanctus « Vere sanctus » n’existait pas dans le rite romain antique et que « Te igitur » était déjà à la place actuelle. Dom Botte a la même opinion que Puniet, opinion que personnellement nous partageons. Dom Cabrol accroche « Te igitur » à l’offertoire. Jungmann voit dans « Te igitur » l’élément de l’épiclèse. Enfin, la messe grégorienne de saint Pierre, insère à la place de « Te igitur » une véritable épiclèse (Voir H.N. Gogrington : « -The liturgy of S. Peter ». Munster, 1936). Nous reviendrons sur ce sujet.

[65] Les prières « Hanc igitur » et « Quam oblationem » présentent une plus grande difficulté et, comme dit Dom Cabrol, font double emploi : « Elles sont venues troubler le bon ordre ». Fortescue trouve que « Hanc igitur » est la pièce la plus énigmatique de toute la messe.

Ajoutons que les antiques sacramentaires n’avaient « Hanc igitur » que pour les messes votives.

Probst pense que ces deux prières sont issues de l’offertoire et qu’elles sont des post-nomina de rechange. Son hypothèse est plausible car dans les secrètes romaines et dans l’offertoire gallican, le célébrant demande de bénir et sanctifier les dons ; de plus, dans les liturgies de saint Basile et de saint Jean Chrysostome, le prêtre appelle à l’offertoire le Saint-Esprit sur les dons qu’il « apporte pour ses péchés et l’ignorance du peuple », Indiquons aussi que le « Petit canon » intercalé au Moyen Âge dans la messe romaine, n’est pas aussi simple que le pensent les liturgistes modernes. Il rappelle les messes occidentales antiques et les paroles de l’offertoire des messes orientales actuelles. Saint Ambroise atteste déjà l’existence de « Quam oblationem » mais avec un mot de plus : « figura » qui change le contexte. Le problème du terme « figura » chez saint Ambroise qui correspond au terme : antitype chez saint Basile, sera étudié dans : OFFRANDE.

[66] Voir note précédente.

[67] Pour bien comprendre cette refonte, nous conseillons d’établir un tableau comparatif comprenant : Les trois prières romaines « Unde et memores ; Supra quae ; Supplices Te », l’anamnèse et l’offrande ambrosiennes, l’anamnèse et l’offrande de notre rite.

[68] Par exemple, dans la prière « Hanc igitur » : « Ainsi donc, Seigneur, cette offrande de tes sujets et de ta famille, accepte-la, nous T’en supplions, comme une juste expiation », le pape Grégoire le Grand a ajouté : « Fixe nos jours dans Ta paix, délivre-nous de la damnation éternelle et admets-nous au nombre de tes élus ».

[69] Les « amen » qui sont légitimes et universels après les Paroles de l’institution n’existent pas ; par contre, au milieu du canon il y en a quatre qui brisent l’unité de la prière eucharistique. Ils firent leur apparition au IXe siècle (Sacramentaire de saint Thierry) et ce n’est que Pie V, au XVIe siècle, qui les imposa définitivement. (Voir note 261).

À la décharge du rite romain, nous devons dire que dans les rites orientaux nous trouvons de même beaucoup d’interpolations, de coupures et des amen supplémentaires. La liturgie de saint Jean Chry. et la nôtre échappent à cette complication.

[70] La célèbre formule de l’épître aux Romains de saint Ignace d’Antioche.

[71] S. Grégoire, Epistl. LXIV ad August. I, IX, P.L. t. LXVII col. 1.186.

[72] Nous ne donnons pas de références lorsque nous citons les liturgies actuellement célébrées. Le rite romain est à la portée de tous ; le rite byzantin est pratiqué dans nombre d’églises en France, grecques, russes etc... Mercenier a traduit une grande partie en français. Pour ce qui concerne les autres rites orientaux, nous conseillons : « Liturgies Orientales » (Imp. de saint Paul – Harissa Liban, 1941) qui contient les liturgies byzantines, arménienne, syrienne, maronite, chaldéenne et copte. Pour le rite syrien en particulier : « Messe Syrienne » (liturgie de saint Jean l’Évangéliste) et « La liturgie Syrienne » (anaphore des Douze Apôtres) à la : (Mission Syrienne, 17 rue des Carmes, Paris V).

Si Mercenier a conservé dans sa traduction la pureté du rite byzantin, par contre, les autres rites orientaux, présentés par les uniates, ont subi des déformations dûes à l’influence de la doctrine romaine, au grand regret, d’ailleurs, des liturgistes romains. Le rite maronite est spécialement touché. En général, les traductions même bonnes, ne sont pas fouillées.