La Genèse

 

Premier cours sur la Genèse de l'évêque Jean.

 

 

PREMIERE LEÇON

 

Mon cours de cette année sur la Genèse ne prétendra à rien de plus qu'à ouvrir des perspectives et à vous inciter à l'étude et à la recherche personnelles. Je me garderai donc bien de vous accabler de références et de notes, tout en demeurant à la disposition de tous ceux d'entre vous qui souhaiteront pousser plus avant leur travail.

 

La Loi et les Prophètes

Le Christ, ainsi que les Juifs de son temps, partage les Livres de l'Ancien Testament en deux parties inégales : la Loi et les Prophètes. La Loi contient les cinq premiers Livres, ou "Pentateuque", mot grec indiquant le nombre cinq et sous- entendant "les livres", au pluriel, titre issu des Septante ; les Hébreux la nomment "Torah", qui signifie loi. La Genèse est le premier Livre du Pentateuque ou Torah.

Si les cinq premiers Livres, en grec, en latin et dans les autres langues, portent chacun un nom exprimant d'une certaine manière leur contenu (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome), les Hébreux les désignent par leur nom initial : Genèse = "Bereschit" (En principe), Exode = "We'ellehshemôt" (Et voici les noms...), etc., rappelant les messes du Missel romain nommées par le premier mot de l'Introït : Laetare, Oculi... Titrer les livres ou les poèmes par leurs premiers mots n'est pas rare dans la littérature universelle.

Mais ce n'est pas le moment d'étudier la passionnante question des titres ; notons seulement que coiffer l'œuvre par ses premiers mots présente une valeur toute spéciale lorsqu'il s'agit des écrits inspirés. La plume est suspendue sur la feuille, l'écrivain sacré est prêt, il attend la directive d'en haut.

Son but n'est pas d'exposer ses pensées, mais celles de l'Esprit, et "la pensée de Dieu n'est pas la nôtre". Le premier mot est la prise de contact, la prise de courant qui permettra l'arrivée de la lumière.

Disons, en passant, que le slavon suit les autres langues et non l'hébreu ; la Genèse devient "Bitiyé" = l'être de l'existence.

Mais l'expression du Christ : "la Loi et les Prophètes", que couvre-t-elle ? La majorité des commentateurs, surtout ceux des derniers siècles, pensent que le Pentateuque est appelé Thorah par les Juifs parce que la plus grande partie de ce recueil, les trois derniers livres, contient par excellence des lois gravitant autour des Dix Commandements. L'explication est insuffisante. L'Evangile de Jean dit : la Loi est venue par Moïse, la grâce et la vérité par Jésus-Christ. L'apôtre Paul attribue aussi la Loi à Moïse et pour lui les traditions adamique, noétique, abrahamique échappent à cette Loi. La Thorah doit être comprise dans un sens plus essentiel ; la législation sinaïtique ou post-sinaïtique n'est qu'une cristallisation, une localisation. Les cinq premiers livres de la Bible contiennent mystérieusement la Loi universelle de la création. Le premier mot du premier livre est "Bereschit" : la Loi principielle, initiale, cachée au regard profane et qui se manifeste aux éclairés.

 

L'auteur de la Genèse

Moïse est l'auteur du Pentateuque-Thorah : le Christ le dit dans les Evangiles (Luc XVI, 29-30 ; Jo. VII, 19). Cependant la critique historique, dès le XVIème siècle, avance des arguments très solides contre la possibilité d'une pareille thèse. Nous reviendrons sur la critique historique, mais, avant même de parler d'elle et de lui rendre hommage, écartons les malentendus qui entourent la notion d'auteur. Cette notion, au sens traditionnel, diffère radicalement de la nôtre : nos "droits d'auteur", notre conception de l’œuvre personnelle sous forme de propriété privée. Actuellement, si l'on fait une citation, il est obligatoire, honnête, de mettre la phrase entre guillemets sans l'altérer et d'en indiquer la référence. Telle n'est pas l'attitude traditionnelle. Elle peut omettre les guillemets, paraphraser, ne pas donner de référence. L'exemple caractéristique, pour ne citer que lui, est le discours du Christ à la fête des Tabernacles : "... Jésus, debout, lança à pleine voix : Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à Moi, et qu'il boive, celui qui croit en Moi ! , selon le mot de l'Ecriture : De son sein couleront des fleuves d'eau vive" (Jo.[1] 37-38). Cette citation du Christ ne se trouve nulle part textuellement, c'est une paraphrase de plusieurs textes du prophète Isaïe.

Quel est le mobile de cette attitude si peu "scientifique" et si peu "honnête" ? C'est que la Sagesse est objective à ceux qui la transmettent par écrit ; elle n'est pas la propriété, ni le produit d'un unique auteur. La prétention et les prérogatives de l'auteur moderne apparaissent à la mentalité traditionnelle comme un "bluff", plus, un vol. Les auteurs ne sont que des instruments de l'inspiration qui les dépasse, des messagers, des collaborateurs, non des possédants ou des sources de l'œuvre, des pères au sens total. Partant de là, l'auteur véritable du Pentateuque est le Saint-Esprit, la Parole de Dieu.

En deuxième lieu, si l'on tient compte des deux volontés, de la synergie, l'auteur du Pentateuque sera, en vérité, Moïse dont la personnalité attire, capte, manifeste la tradition orale et guide les écrivains qui le suivent. Les scribes ajouteront des lois ou des récits, celui, par exemple, de la mort de Moïse, que ce dernier ne pouvait bien entendu écrire, mais ils le feront dans son ombre, lui demeurant l'auteur, eux étant les "secrétaires", les disciples du Maître.

Se pose alors la question : d'accord pour l'Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome - la figure de Moïse domine ces quatre livres, sa puissance soulève les phrases, les mots, les lettres -, mais la Genèse pouvait être aussi bien l'œuvre d'un Adam, d'un Noé, d'un Abraham ? Sans aucun doute, les récits, les révélations de l'origine du monde, du péché, du déluge, du sacrifice d'Abraham étaient connues avant Moïse ; il serait insensé de penser que Dieu les ait révélés pour la première fois à Moïse, laissant les grands Patriarches vivre dans l'ignorance. La Tradition existait, elle est inamovible, plus tenace que les écrits. Mais la figure de Moïse apparaît comme celle du premier écrivain, l'écrivain en plénitude. D'une part, il reçoit de Dieu les commandements gravés sur les tables de la Loi, Dieu-Ecrivain - le Verbe incarné n'écrira pas -, et d'autre part, Dieu prive de la parole distincte ce géant, ce possesseur de l'Esprit, ce dieu parmi les peuples : Il l'entrave par le bégaiement. Alors, Moïse écrit. Il est l'Ecrivain avec un grand E. Ses écrits reflètent les actions mystérieuses des anges qui tracent les lois ; blessé dans la parole, il se voit obligé d'inscrire ce qu'il entend et ne peut communiquer verbalement. La révélation par l'Ecriture Sainte est fondée sur Moïse.

Nous sommes à l'épanouissement de la "lettre". Plusieurs systèmes d'écriture, d'ailleurs, avaient cours, notamment la riche littérature chananéenne que nous découvrons actuellement.

Moïse l'Egyptien est un lettré.

 

La critique historique

Elle débute au XVIème siècle : le calviniste Carl Start souligne que Moïse ne pouvait raconter sa mort (Deut. XXXIV, 5- 12), le belge Masius, les jésuites Pererus, Bonfrère, le philosophe juif Spinoza proposent grosso modo une rédaction primitive de Moïse, retouchée et complétée ultérieurement.

XVIIème siècle : la figure marquante est celle de l'oratorien Richard Simon. Son "Histoire critique du Vieux Testament" (1678) montre les différents styles des récits du Pentateuque et prévoit plusieurs sources et plusieurs auteurs. Le livre fait scandale. Réédité à la fin du XIXème siècle, il fait naître une nouvelle école biblique romaine et inspire le Modernisme.

XVIIIème siècle : Richard Simon est suivi par le médecin Jean Astuc (1753), qui dépiste les "Mémoires originaux" dont Moïse se serait servi pour composer ses livres. Remarquons en passant que, pour Astuc, un Moïse, tout en traversant le désert et parlant à Dieu au milieu de la foudre et du tonnerre, s'identifie à un professeur travaillant dans les bibliothèques.

La critique historique, en général, en dépit de ses vertus incontestables, ne se rend pas compte qu'en étudiant différentes époques, elle projette naïvement sa propre mentalité, ses réactions de professeur ou de savant, sur un Moïse ou un Elie.

Astuc inventera la "théorie des commentaires", ou "théorie des sources". Et soudain, Moïse se documente, se renseigne - curieuse vision d'un auteur sacré et inspiré -. Astuc découvre deux sources au Pentateuque : élohiste et yahviste. En effet, les textes nomment Dieu tantôt Elohim et tantôt Yahvé. Ces deux Noms divins sont intimement liés à deux types de style, différant par leur caractère littéraire et faisant même des doublets.

Ainsi, nous avons deux récits de la création, soudés à deux noms différents de Dieu, deux généalogies de caïd ou Kenan, deux histoires du déluge, etc. Comparons seulement les deux récits de la création, le premier et le deuxième chapitres de la Genèse. L'homme, dans le premier récit, est l'aboutissement de l'évolution cosmique ; dans l'autre, il la précède. Le premier ignore le péché, le second le met en évidence. La mise en lumière de ces deux couches, de ces deux sources par Astuc est une précieuse conquête de la critique historique. Souvenons-nous cependant - nous reviendrons sur ce sujet - que les Pères de l'Eglise avaient déjà parlé de deux récits de la création se complétant l'un l'autre.

Un siècle plus tard, Hupfeld à son tour distingue trois sources ; Riehm nous conduit à quatre sources dans le Pentateuque et elles deviennent classiques pour la science moderne. Les voici : P - code sacerdotal (priester codex) -, E - document élohiste -, J - document yahviste - et D - Deutéronome -. La Thorah, à travers cette théorie, se présente à la manière d'une synopse des quatre évangiles.

La critique biblique cherche la chronologie des documents. Graf et surtout Wellhausen (1889), le pontife de la critique biblique, imposent la chronologie suivante: D = Vllème siècle avant Jésus-Christ, réforme de Josias, S = réforme d'Esdras, J et E = plus anciens, environ IXème siècle ; J est écrit en Juda et en Israël, J et E fusionnent après la chute d'Israël, Osias y joint le Deutéronome et Esdras le P.

Les quatre sources se séparent et se ramifient. La critique historique laisse la Thorah tomber à terre, elle se brise en mille morceaux disparates, évoquant l'affreux crime de la valise où l'on retrouva le cadavre d'une femme dépecé en mille morceaux.

Cette boucherie analytique a provoqué de vives réactions, et chaque année l’archéologie et l'histoire des autres civilisations humaines reculent la date du Pentateuque.

Plusieurs Scandinaves, Engelle en particulier, confèrent une part prépondérante à la tradition orale, renversant la notion ''documentaire" de la science et ouvrant un chemin nouveau à la critique historique.

Actuellement, la critique biblique traverse une crise profonde et attend des idées neuves. Remarquons-le : aucune littérature humaine n’a subi un découpage comparable à celui que supporte la Bible, aussi bien l'Ancien que le Nouveau Testament. Cette critique biblique est principalement l'apanage des milieux protestants.

 

Religion du Livre

La découverte de la Loi de Moïse par Esdras, sa lecture solennelle au peuple hébreu, pose à nouveau l'urgence d'une science de la tradition comme phénomène à part, tout autant central pour la Révélation divine que pour la civilisation humaine. Nous avons déjà consacré beaucoup de temps à poser les jalons d'une Discipline de la "Phénoménologie de la tradition". "L'audace" de la critique biblique qui troubla tant de braves gens pieux et croyants n’est en réalité que timidité. Car celui qui se place dans la perspective traditionnelle acceptera facilement, au cas où les livres de Moïse auraient entièrement disparu, que l'inspiration pneumatique les ait fait réécrire par les sages de l'époque d'Esdras. Les Pères de l’Eglise n'hésitent pas à enseigner que si toutes les Saintes Ecritures étaient perdues, l'Esprit Saint vivant en l'Eglise dicterait un autre texte identique au premier par son contenu et pouvant avoir exactement les mêmes paroles et les mêmes lettres « Nous pénétrons ici dans un domaine si nouveau qu'il ne nous est pas loisible de nous y attarder. Le puzzle des sources documentaires ne supprime aucunement l'unité du Pentateuque et de la Bible en entier. Nous pensons que la multitude des collaborateurs, prophètes et apôtres souligne au contraire l'unité de la Source : Dieu et Ses collaborateurs, "l'Esprit Saint et nous". Plus nous avançons dans les textes sacrés et mieux cette unité se manifeste. Ainsi, le Sanctus que l'on chante à chaque messe, aussi bien en Orient qu'en Occident, cet hymne si bien construit, est une soudure d'Isaïe, des psaumes et de l'évangile, avec des interpolations faites par des inconnus. Il ne se forma pas immédiatement » Pétri par de multiples variantes, il se fixa dans les liturgies romaine et byzantine après six siècles d'hésitations. L’histoire des sources documentaires du Sanctus est complexe ; elle réunit plusieurs auteurs connus et inconnus ; le résultat néanmoins est un chef-d’œuvre littéraire, un joyau précieux»

Le Nouveau Testament, dont la beauté architectonique nous émerveille : quatre évangiles = quatre Vivants, quatorze épîtres pauliniennes et sept épîtres catholiques = trois fois sept, chiffre sacré ; l'ensemble, couronné par l'Apocalypse, est formé d'après le "hasard", sans plan préconçu. Pas de chef de chantier, pas d'architecte humain. L’Eglise elle-même enregistre les faits accomplis, l'insaisissable Esprit "confirme" la construction. Un processus semblable s'applique au Pentateuque. Ajoutons que les quatre évangiles, derrière leurs contradictions apparentes, se complètent, sculptant et achevant dans leur totalité la Bonne Nouvelle. Nous verrons que les quatre sources de la Thorah font ressortir l'enseignement biblique selon quatre dimensions. C'est particulièrement évident dans la rencontre des sources E et I.

Les Pères - sans parler des sources - voyaient en ces deux textes deux couches approfondissant et enrichissant la théologie de la Genèse.

La lutte acharnée de la critique historique et du biblicisme littéral est en dehors de la vraie science sacrée de la Bible. Tous deux, attachés de manière différente à la lettre, n'ont point eu accès au sens spirituel et vivifiant des Saintes Ecritures.

 

La Genèse et la Tradition

Auprès de la critique historique et du biblicisme littéral, nous avons, dans la Tradition dirigée par le Saint-Esprit, des commentaires de la Genèse. Indiquons, d'abord, ceux des Ecritures Saintes. La création du monde, par exemple, est considérée et développée par Job, les psaumes, les livres sapientiaux, etc., Adam et Eve, le péché, le serpent s'expliquent dans une multitude de textes allant de l'Exode à l'Apocalypse.

Cette concordance des textes sacrés nous ouvre des horizons, nous introduit dans la contemplation de profondeurs insoupçonnées, nous initie à l'analyse unitive et à l'unité distinctive.

L'emploi des textes de la Genèse et de ses commentaires dans la liturgie (Vigile de la Septuagésime, divers services orientaux du Carême, le Grand Canon de Saint André de Crète, les anaphores et préfaces des différents rites, la liturgie de bénédiction des fonts baptismaux...) complète heureusement l'exégèse scripturaire.

les Pères de l'Eglise (les "Hexaméron" de Basile le Grand, Grégoire de Nysse, Ambroise de Milan, Bède le Vénérable, Jacques d'Edesse les "Homélies sur la Genèse" d'Origène, de Jean Chrysostome, d'Ephrem le Syrien ...) nous guident au long de la scrutation du Bereschit. Cependant, il ne suffit pas de rassembler les textes scripturaires, liturgiques et patristiques pour voir s'ouvrir le mystère de la création, il est obligatoire de se mettre à leur école, d'assimiler leur méthode, d'apprendre à lire le secret de l'Etre divin.