Extrait du livre "Retrouver la source oubliée"

 

1er chapitre du livre

 

 

I - LE PROBLEME LITURGIQUE AU XXe SIECLE

 

Pour nous (en 1967), il est incontestable que la liturgie est un moyen privilégié de conduire le monde chrétien à maturité, et que la forme sous laquelle elle est comprise et vécue par tel ou tel groupe de croyants constitue en même temps un des signes du degré de maturité auquel ce groupe est parvenu.

Cette affirmation qui est une évidence à nos yeux, n'est cependant pas aussi claire pour un certain nombre de chrétiens et paraît même fausse à d'autres, non des moins actifs, pour qui une liturgie élaborée semble superflue de nos jours. Il s'agira donc de justifier notre point de vue. A ceux qui parlent de décadence du christianisme, nous opposerions volontiers une vue plus «historique », considérant les difficultés par lesquelles passent actuellement toutes les Eglises chrétiennes comme une «crise d'adolescence» salutaire : qu'est-ce que 2 000 ans dans l'histoire de l'humanité ?...

 

La seconde moitié du XXe siècle présente deux séries de caractères contradictoires, les uns exaltants, les autres particulièrement inquiétants et décevants.

Dans le plan matériel, c'est un brassage profond des peuples et des cultures, un développement des techniques de communication (radio, télévision, presse, livres de poche, tourisme, progrès des transports, etc.). De plus, les Etats traditionnels théocratiques disparaissent, et dans certaines parties du monde, apparaît une législation consacrant une tolérance religieuse réelle.

Dans le plan de l'esprit, la pensée scientifique et philosophique connaît un développement rapide, mettant en cause des théories considérées jusqu'ici comme intouchables. Notons l'apparition des sciences humaines expérimentales (psychanalyse, neuropsychiatrie, psychologie expérimentale, etc.), des tendances philosophiques qui mettent en doute la rationalité du réel, de la recherche d'un complément de connaissance dans le domaine de l'Art. Se manifestent aussi un intérêt particulier porté à la philosophie sociale et à l'étude de l'homme total, une approche scientifique du problème religieux (et en particulier liturgique) et de la pensée mythique, et, dans le domaine des disciplines religieuses, les idées d'œcuménisme et leur application, etc., etc.

Tout cet ensemble constitue un climat propice au développement de la pensée et de la personnalité humaines. Il était inconcevable jusqu'à nos jours par exemple, qu'un homme «moyen» puisse se rendre tout naturellement en Grèce, en Palestine, en Egypte, ou encore se documenter par la lecture ou les moyens audio-visuels, à peu de frais et sans descendre au niveau d'une vulgarisation grossière, afin de s'initier à des civilisations et des doctrines étrangères. Mais, par contre, ces phénomènes de brassage des peuples et de développement technique des moyens de transport et d'information produisent un nivellement progressif des couches superficielles de culture (d'ailleurs contraignantes), rendant de plus en plus factices les «échanges culturels» : les moyens d'information modernes sollicitent trop notre attention et rendent pour ainsi dire impossible toute assimilation profonde, toute réflexion personnelle.

Le bénéfice de la disparition des Etats théocratiques est contrebalancé par l'apparition des Etats antireligieux. La mise en doute de la rationalité du réel et des théories scientifiques et philosophiques admises jusqu'ici met l'esprit en désarroi et le pousse soit à se contenter d'un empirisme élémentaire, soit à rechercher la vérité dans le domaine du subconscient, voire dans les doctrines occultes. L'approche scientifique du comportement religieux et de la pensée mythique ramène la révélation chrétienne au niveau d'une démarche supra ou infra-rationnelle mais toujours humaine, lui enlevant par là son caractère d'intervention divine sans lequel elle perd son originalité et sa force.

Le milieu dans lequel peut et doit agir actuellement la liturgie chrétienne est donc ambivalent : il est exaltant par les possibilités techniques offertes, et profondément décevant par les résultats pédagogiques obtenus et que nous espérons provisoires. L'humanité semble être plus déformée, plus sclérosée dans les préjugés nouveaux, qu'ouverte à un développement spirituel réel.

Il apparaît que le monde, tel qu'il est actuellement, a besoin d'une force éducatrice qui devrait, selon nous, être universelle, car le brassage des civilisations est un fait irréversible, mais respecter et maintenir dans cette universalité les caractères particuliers de chaque culture et de chaque être. Elle devrait maintenir la valeur formatrice et indispensable de l'intelligence rationnelle, tout en admettant que la raison seule est incapable (sans le concours de la grâce pour le croyant, et pour l'incroyant au moins celui de l'intuition artistique) de saisir la totalité du réel. Elle croirait à l'existence d'une vérité non relative, tout en admettant le caractère provisoire de toutes les formulations scientifiques et philosophiques de la vérité. Il faudrait aussi maintenir la continuité d'une tradition vivante, condition nécessaire pour une assimilation «existentielle» de ces vérités révélées, tout en respectant l'intuition prophétique conduisant l'homme à des révélations de plus en plus éclairantes. Enfin, il lui serait nécessaire de maintenir la va-leur irremplaçable et unique de la personnalité humaine, tout en considérant l'homme comme un membre d'une communauté et, par là, solidaire non seulement de toute l'humanité mais encore de tout le cosmos.

Si l'on admet que ces exigences fondamentales se trouvent réunies dans la pédagogie développée par la liturgie chrétienne prise dans son ensemble comme communication de l'humanité avec la transcendance et comme méthode éducative de son esprit, notre époque semble paradoxalement propice au développement de cette liturgie. Or les exigences que nous venons de citer ne peuvent être remplies que dans une société confessant l'ensemble des dogmes du christianisme classique : le monde non éternel, créé par Dieu-Trinité, seul éternel ; l'homme à l'image de Dieu : l'incarnation du Verbe ; l'Église-humanité-corps du Christ. Mais les représentants autorisés des trois grandes confessions chrétiennes considèrent-ils, eux, «leur» liturgie comme force éducatrice dans le sens que nous venons de préciser ? La lecture attentive que nous avons pu faire de récentes publications catholiques, orthodoxes et protestantes, et en particulier celle de la « Constitution conciliaire sur la liturgie» élaborée par Vatican II, montre que c'est bien le cas. La liturgie est considérée partout comme centre vital de l'Église, et non seulement comme source de vie sacramentelle, mais comme force éducatrice permettant d'exposer, d'assimiler et d'approfondir la théologie chrétienne pour le développement de l'homme.

Concluons provisoirement que notre monde moderne peut donc être raisonnablement considéré comme un terrain propice au développement organique de la liturgie chrétienne, et qu'un tel développement est publiquement souhaité par les meilleurs représentants de la chrétienté. Il s'agira de démontrer qu'il est réalisable, et de préciser dans quelles conditions. C'est donc ce que nous nous appliquerons à faire dans ce chapitre où nous étudierons d'abord les milieux dans lesquels la liturgie chrétienne peut actuellement s'épanouir ou mourir, puis les matériaux traditionnels dont elle dispose, en principe, dans les divers cultes existants, et l'utilisation réelle qui en est faite à notre époque. Nous terminerons brièvement sur une confrontation critique et une tentative de «projection» vers l'avenir.

 

LES MILIEUX LITURGIQUES

 

Dans l'Église orthodoxe, il est indispensable d'établir une distinction entre les pays libres restés officiellement orthodoxes, les pays soumis à des régimes plus ou moins totalitaires antichrétiens de fait, et la «diaspora» orthodoxe dans le monde.

Dans les États officiellement orthodoxes, c'est-à-dire en Grèce, à Chypre, et sous certaines réserves en Syrie et au Liban, la conscience d'appartenir à l'Église orthodoxe, mêlée à une certaine fierté nationale et même raciale, est vivante tant dans le clergé que chez les laïcs. Aussi bien dans le domaine théologique que dans le domaine liturgique, le croyant se sent «à la maison» avec tout ce que cela comporte à la fois de fermeté existentielle et de laisser-aller familial. La religion y fait tout naturellement partie de la vie quotidienne. La tradition s'y confond avec l'habitude, et la nécessité de retrouver le véritable aspect de la liturgie chrétienne ne se pose pour ainsi dire pas dans ce milieu. L'état actuel y est considéré comme le seul possible.

Les États athées ou musulmans sont officiellement indifférents mais en fait hostiles au christianisme (U.R.S.S., Serbie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, Turquie, Égypte, Afrique du Nord, etc.). En ces pays, chez ceux qui restent fidèles à l'Église orthodoxe, la conscience d'appartenir au «peuple élu» est, comme dans les pays orthodoxes restés libres, très vivante. Il s'y ajoute un sentiment apocalyptique, non exempt d'une attitude de protestation muette contre l'état actuel des choses, de constituer un monde «à part ». La liturgie est le seul moyen d'expression de la vie religieuse officiellement toléré dans ces États où l'enseignement religieux hors de l'Église, ainsi que les éditions philosophiques et théologiques non liturgiques sont interdits. Elle y retrouve un de ses aspects essentiels, celui d'enseignement théologique de la Communion dans la Parole.

Toutefois, l'authenticité de la tradition transmise ne pouvant être garantie que par la continuité de cette tradition, le problème d'une restauration liturgique, voire d'une réforme, ne peut pas se poser. C'est la tradition transmise par les habitudes précédant immédiatement la période de révolution qui, dans ces conditions, peut seule être considérée comme authentique et salutaire : le style des icônes, des ornements sacerdotaux et de la musique liturgique révèle un attachement singulièrement tenace au style déformé de l'époque baroque et du XIXe siècle...

Quant à la diaspora orthodoxe, il faut entendre par là les formations ecclésiales nées d'immigrations politiques russe, grecque (Asie Mineure), serbe, roumaine, etc., dans des pays à majorité catholique et protestante, où la religion orthodoxe n'était connue jusque-là que par ouï-dire. La conscience d'appartenir à une forme d'Église particulière liée avec la culture dont on est le produit y est vivace aussi bien dans le monde ecclésiastique que laïque. Cette conscience est teintée d'un instinct de défense de son originalité, l'Église sanctifiant la culture dont on est issu, et la culture justifiant l'existence des particularités de l'Église à laquelle on appartient. Dans ce cas, la liturgie qui occupe une place d'honneur dans les milieux de la diaspora, et dont la célébration est dignement assurée dans les paroisses comme dans les monastères, reflète obligatoirement les caractères qu'elle a acquis dans son pays d'origine au cours du siècle précédant l'émigration. Son but n'est-il pas de préserver d'une façon sûre les vivants témoignages de la culture nationale, cette survivance assurant en échange la permanence de l'originalité doctrinale vécue dans une orthodoxie concrète ?

Les efforts de la diaspora (et tout particulièrement russe) dans ce domaine sont remarquables : ouverture de paroisses nombreuses, de divers instituts de théologie, de monastères d'hommes et de femmes, éditions de nombreux ouvrages de théologie et de bonne vulgarisation de la pensée et de la spiritualité orthodoxes, application (timide mais néanmoins réelle) du principe liturgique de célébration en langue vivante, etc. Par contre, la nécessité d'un retour à des formes liturgiques plus traditionnelles et universelles que celles actuellement utilisées, ne se pose pas malgré les efforts déployés lors de la fondation de l'Institut Saint-Serge (vers 1930) et poursuivies pendant les quelques années de guerre dans les paroisses appartenant alors au patriarcat de Moscou. Paradoxalement, la diaspora orthodoxe, héritière de la tradition liturgique la plus vivante dans le monde, ne prend pas de part active dans l'effort universel de renouveau liturgique...

Deux problèmes nouveaux se posent de plus en plus dans le milieu de la diaspora orthodoxe : celui des générations nées dans l'émigration de parents orthodoxes et celui des enfants nés de mariages mixtes.

Des enfants issus de parents orthodoxes immigrés et qui conservent jalousement la langue et la culture ancestrales ont, vis-à-vis du problème liturgique, la même attitude que leurs parents et la défendent même avec plus d'âpreté. D'autres enfants, issus de parents orthodoxes et qui s'assimilent au milieu ambiant, commencent naturellement à vivre le problème liturgique ainsi posé comme celui de la conservation d'un passé aimé et respecté mais révolu. Il en résulte pour eux une certaine perte d'unité intérieure qui peut être dangereuse religieusement. Dans aucun de ces deux cas l'appel contemporain général à un Renouveau liturgique ne peut trouver d'écho : la liturgie est considérée comme une force réelle mais seulement de conservation et non de renouvellement.

Encore plus profonde est la dualité intérieure chez les enfants issus de mariages mixtes. Dans le cas le plus favorable pour le problème qui nous occupe (cas qui n'est pas si fréquent), c'est-à-dire lorsque le conjoint non orthodoxe et les enfants deviennent orthodoxes, la vie religieuse et surtout liturgique devient une concession facilement acceptée, mais créant souvent dans la vie familiale un domaine «étranger» au développement organique du monde ambiant. Au lieu de représenter la réalité suprême, la religion entre alors dans le domaine du pittoresque, de la légende... La situation encore plus complexe quand aucun des conjoints ne renonce à sa confession d'origine. Une analyse sérieuse de ces situations très schéma-tiquement exposées ici, et celle de leurs incidences sur la psychologie religieuse des jeunes générations orthodoxes est à faire...

Un difficile problème, qui semble prendre une ampleur accrue, est posé par une nouvelle catégorie d'orthodoxes : il s'agit de personnes entrées dans l'Église orthodoxe par conviction, sans y être appelées par leur naissance ou par des facteurs extérieurs à cette conviction. Ces personnes viennent de milieux très divers : monde agnostique, monde catholique et protestant (pratiquant ou non) et même juif. C'est là une des conséquences du développement de la culture et du «brassage» que nous avons évoqué précédemment, et qui constituent des faits irréversibles.

Contrairement aux milieux orthodoxes d'origine, ces groupes beaucoup plus nombreux qu'on ne croit et en constant accroissement, sont particulièrement attirés par le caractère vivant et rénovateur d'une liturgie bien comprise, la considérant comme centre de la vie religieuse et comme force transformatrice. Il paraît impossible, dans ces cas-là, de proposer à ces nouveaux orthodoxes des formes liturgiques fondées sur une habitude qui leur est complètement étrangère, en les obligeant par surcroît à rompre avec des habitudes ataviques qui, souvent, sont loin d'être inacceptables pour la conscience orthodoxe.

L'Église orthodoxe, qui trouve dans ce milieu «ouvert » un terrain particulièrement propice à la restauration d'une liturgie authentique, se doit, par honnêteté tant spirituelle que scientifique, de veiller à ne pas attirer dans son sein des éléments plus friands d'ambiance «exotique» et de particularités folkloriques, que de vraie tradition liturgique. C'est ce que tente l'expérience vécue dans l'Église catholique orthodoxe de France. Sauf dans les communautés qui témoignent d'un tel scrupule, l'Église orthodoxe, qui possède le trésor d'une liturgie à potentialité inépuisable, ne se préoccupe pas d'en trouver le vrai visage pour le révéler au monde qui «cherche» avidement et pourrait y trouver des éléments équilibrants et régénérateurs.

Dans l'Église romaine, comme nous l'avons fait pour l'Église orthodoxe, nous pourrions distinguer diverses situations suivant les climats politiques : pays à majorité chrétienne sans majorité catholique, pays indifférents ou athées, pays totalitaires hostiles au christianisme. Toutefois ces distinctions, bien qu'intéressantes à préciser, sont infiniment moins importantes que celles que nous devons faire entre l'attitude de l'Église romaine par rapport à la liturgie, avant et après le concile Vatican II.

Nous ne saurions assez insister sur l'ampleur de la révolution réalisée par l'Église romaine dans ce domaine. Rien que l'introduction de la langue du pays comme langue autorisée dans la liturgie abolit d'un seul trait une habitude plus que millénaire.

Au point de vue orthodoxe, cette révolution constitue un retour courageux à la tradition essentielle, à laquelle, pour sa part, l'Église orthodoxe est toujours restée fidèle. Toutefois, il faut souligner que, de ce fait, l'emploi de la langue du peuple ne devient pas obligatoire comme c'est le cas dans l'orthodoxie. L'article 36 § 1 de la nouvelle «Constitution sur la liturgie» précise : «L'usage de la langue latine, sauf droits particuliers, sera conservé dans le rite latin.» Il est significatif que dans le préambule à la constitution, ainsi que dans le texte lui-même, le terme de «restauration de la tradition» soit employé à mainte reprise. Il s'agit bien d'une volonté de revenir aux sources communes d'une tradition vivante dans laquelle le rite latin, jusqu'ici dominant dans l'Église romaine, n'est plus considéré que comme une certaine forme de déve­loppement historique de la tradition.

L'article 4 du préambule de la Constitution dit : «Enfin, obéissant fidèlement à la tradition, le Concile déclare que la Sainte Mère l'Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus et qu'elle veut, à l'avenir, les conserver et les favoriser en toutes manières» et il souhaite que : « là où il en est besoin, on les révise entièrement, avec prudence, dans l'esprit d'une saine tradition et qu'on leur rende une nouvelle vitalité en accord avec les circonstances et les nécessités d'aujourd'hui.»

Décisives et toutes nouvelles pour la psychologie catholique sont les formulations du Concile au sujet de la liturgie comme communion non seulement au Corps et au Sang du Christ, mais également à la Parole divine. Ces formulations mettent l'accent sur la participation active et consciente des fidèles qui était peu marquée dans la forme du culte romain avant le Concile.

Citons l'article 24 de la Constitution : « Dans la célébration de la liturgie, la Sainte Écriture a une importance extrême..(...) Aussi, pour procurer la restauration, le progrès et l'adaptation de la liturgie, il faut promouvoir ce goût savoureux et vivant de la Sainte Écriture dont témoigne la vénérable tradition des rites aussi bien orientaux qu'occidentaux.» Et l'article 48 : « Aussi l'Église se soucie-t-elle d'obtenir que les fidèles n'assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l'action sacrée, soient formés par la parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu...»

Ensuite la théologie même du sacrifice eucharistique et de la communion est singulièrement approfondie, l'accent étant mis sur la participation entière à la totalité de l'office et non sur un instant ou une parole isolés.

Enfin, le Concile se penche sur le problème des simplifications nécessaires des rites et sur le rétablissement de certains usages traditionnels tombés en désuétude, comme le précise l'article 50 de la Constitution : « ... Aussi, en gardant fidèlement la substance des rites, on les simplifiera : on omettra ceux qui, au cours des âges, ont été redoublés ou ajoutés sans grande utilité ; on rétablira, selon l'ancienne norme des Saints Pères, certaines choses qui ont disparu sous les atteintes du temps, dans la mesure où cela apparaîtra opportun ou nécessaire.»

On s'aperçoit que la forme de liturgie vespérale préconisée par le Concile s'approche de plus en plus de la liturgie traditionnelle de l'Église indivise dont les liturgies orientales, à condition qu'elles soient exécutées dans l'esprit vraiment «traditionnel» non déformé par les habitudes, peuvent représenter un témoignage vivant.

Malheureusement les grandes décisions du Concile tombent sur un terrain insuffisamment préparé. En effet, les efforts du Renouveau liturgique dans le domaine du rite latin, entrepris par les bénédictins belges, allemands et français depuis la fin du siècle dernier, n'ont pas eu le temps d'entrer dans les moeurs : en pratique l'Église romaine est obligée de partir d'un ensemble d'habitudes correspondant à un état antérieur à ces efforts, état encore très marqué par des siècles de décadence liturgique.

On peut observer une certaine analogie dans cette situation de fait entre l'Église romaine et la diaspora orthodoxe : pas plus que l'Église romaine, l'Église orthodoxe n'a eu le temps de voir les efforts de Renouveau (né en Russie et brutalement arrêté en 1917) s'enraciner et porter fruits. Comme l'Église romaine, pour assurer la continuité des usages, elle est contrainte, bien que dans une moindre mesure, de se servir d'éléments que le trop bref élan de renouveau n'a pas eu le temps d'assainir.

C'est dans le monde protestant que les recherches liturgiques des vingt dernières années ont eu la plus grande influence pratique. Nombreuses sont les communautés privilégiées qui ont sensiblement modifié le style et le contenu verbal de leur culte en remontant à la tradition liturgique de l'Église indivise.

Dans l'Église luthérienne de Suède, la liturgie, dont les principes de restauration ont été établis en 1571 par Leurentius Petri (premier effort en Europe d'une remontée authentique aux sources patristiques), y est vécue à nouveau avec intensité après des siècles d'oubli.

Le travail d'études liturgiques a toujours été soutenu dans l'Église anglicane. La révision du Prayer Book par Walter Frere (1927) essaye de donner à cette Église une eucharistie « idéale » en la ramenant à celle de la liturgie syrienne du IVe siècle.

Beaucoup plus profonds et réussis sont les efforts de l'Église unie des Indes ainsi que ceux de l'Église luthérienne d'Amérique (textes du Dr Luther Reed - 1958).

Enfin, dans le monde calviniste les efforts entamés entre les deux guerres par un groupe de pasteurs de Lausanne réunis autour du pasteur Paquier ont leur dernier aboutissement dans la liturgie plus que réussie de la Communauté de Taizé.

Nous reviendrons par la suite plus en détail sur tous ces mouvements pas assez connus en dehors du monde protestant, et cependant fort instructifs. Ce sont en effet plus que des recherches livresques : ce sont des expériences vécues.

Dans ces divers mouvements on peut remarquer une sacralisation progressive des rites : emploi des ornements, introduction de la cantillation et des chants des psaumes à la place des cantiques, rétablissement des offices diurnes, célébration plus fréquente de l'office de la Sainte Cène (celle-ci étant de plus en plus vécue non simplement comme une commémoraison mais comme un sacrement complet comportant communion, mémorial, sacrifice et action de grâces), etc.

Nous pouvons résumer nos observations en constatant qu'actuellement l'Église orthodoxe possède virtuellement une liturgie constituée, répondant assez exactement, malgré les déformations historiques, à la liturgie traditionnelle de l'Église indivise et que, dans ses usages, beaucoup d'éléments de cette virtualité restent effectivement vivants. Toutefois, sauf exception, on y observe un certain immobilisme et une certaine paresse à mettre en valeur les richesses particulières qui lui sont confiées.

La situation de l'Église romaine est très différente : la liturgie, telle qu'elle y était célébrée jusqu'au concile Vatican II surtout sous sa forme paroissiale, est très loin des exigences d'une liturgie traditionnelle telle que la veut maintenant la Constitution de ce Concile. Elle offre peu d'éléments vécus sur lesquels il soit possible de construire d'emblée une nouvelle tradition. Cet effort est néanmoins entrepris, mais parfois avec une imprudente témérité.

C'est dans l'Église protestante que le plus grand progrès liturgique a été accompli, si l'on compare l'état de son culte avec celui qui était en usage avant le XXe siècle.

 

 

 

 

 

 

LES «MATÉRIAUX LITURGIQUES» DE L'ÉGLISE ORTHODOXE

LEUR UTILISATION AUJOURD'HUI

 

Nous venons de dire que l'Église orthodoxe possède virtuellement une liturgie très riche, dont beaucoup d'éléments réellement vécus prouvent sa fidélité à l'Église indivise. Mais il s'agit de préciser quels sont ces éléments : Doctrine inaltérée de la communion (épiclèse et communion des fidèles sous les deux espèces). - Richesse incomparable des textes contenus dans les offices de l'année liturgique. - Manière de présenter ces textes sous forme sacralisée pour une certaine musique traditionnelle. - Cantilène servant à la lecture des Psaumes, des litanies et des prières, et formule des «8 tons» permettant d'exécuter l'ensemble des textes variables sans trop de difficultés et éventuellement avec la participation des fidèles, ce qui leur permet de goûter, de comprendre et d'assimiler le contenu éducatif de ces textes. Nous reviendrons dans une étude spéciale sur la vitalité du principe formulaire contenu et même développé dans les 8 tons de l'Eglise russe). - Conservation du principe de célébration en langue du pays.

Mais voyons impartialement de plus près dans quelle mesure ces richesses sont actuellement exploitées.

Bien que, théoriquement, l'unité de l'Eglise orthodoxe en ce qui concerne le sacrement central de la vie chrétienne qui est l'Eucharistie, et le sacrement de pénitence qui est la confession devant un prêtre suivie d'absolution, soit suffisamment élucidée dans les travaux des liturgistes actuels (Afanassieff, etc.), certaines survivances des siècles de décadence subsistent dans la pratique. Ils ne sont pas rares, les membres du clergé qui refusent encore à l'Eucharistie son caractère de « nourriture» spirituelle indispensable à la croissance intérieure, donc suffisamment fréquente. Ils y voient plutôt un but, une «récompense» à un effort préalable qui, plus moral que sacramentel, semble pouvoir être réalisé sans l'aide de l'Eucharistie. De là proviennent d'une part une certaine réserve vis-à-vis de la communion fréquente, et d'autre part la «réduction» (relativement récente) du sacrement de pénitence au seul niveau d'une préparation à la communion, alors qu'il possède sa valeur propre.

Les prières dans lesquelles le prêtre s'adresse à Dieu au nom du peuple, et destinées à élever les coeurs vers la contemplation des choses divines, sont pour la plus grande part lues à voix basse alors qu'elles sont faites pour être proclamées : elles sont donc perdues pour l'assistance et n'atteignent pas leur but. (Ce n'est que depuis peu qu'en Syrie et au Liban les prières du Canon eucharistique sont récitées à voix haute.)

Par contre les litanies qui, en fait, ne sont que des moments de repos dans l'action liturgique, sont toujours lues à voix haute et en entier et souvent même répétées plusieurs fois au cours de l'office, bien que leur niveau théologique soit moins élevé et moins nourrissant que celui des prières lues à voix basse. La structure des offices si admirablement proportionnée par les Pères se trouve donc altérée. Pour illustrer ce fait, il suffit de remarquer que dans la liturgie selon saint Jean Chrysostome, le simple fidèle n'entend actuellement presque pas une seule parole pouvant être attribuée à ce Père...

Dans un grand nombre de cas et surtout dans l'émigration russe, les prêtres et les diacres connaissent mal la cantilène traditionnelle et utilisent pour dire le texte sacré soit le parler ordinaire, soit une psalmodie monotone et souvent inexpressive. Cette psalmodie perd dans ce cas sa force sacralisante et devient plutôt une gêne pour la compréhension du sens profond des textes.

En ce qui concerne les textes variables, ceux-ci ne peuvent être exécutés et compris dignement si les chantres et l'assistance ne connaissent pas les mélodies formulaires traditionnellement créées pour cette exécution. Le plus souvent ils sont lus par un lecteur, ce qui diminue leur portée expressive, et même assez souvent omis.

Le principe de célébrer dans la langue du pays ne commence à être appliqué dans l'émigration que depuis peu, ce qui s'explique par le développement même de la diaspora avec ses caractéristiques psychologiques évoquées plus haut. Dans les cas où ce principe est appliqué, les défauts signalés concernant la négligence vis-à-vis des textes sacrés sont rarement corrigés : l'occasion de restaurer une célébration plus traditionnelle providentiellement offerte par le changement forcé de la langue n'est, pour ainsi dire, pas saisie.

Ces diverses questions se posent de façon très différente dans les formations ecclésiales composées pour leur majorité - comme c'est le cas dans l'Église catholique orthodoxe de France - de membres venus à l'Orthodoxie par conviction intérieure, sans aucun bagage atavique les liant subconsciemment à des usages de routine, pris souvent à tort pour des «normes traditionnelles».

La situation tout à fait nouvelle de cette formation ecclésiale permet à cette dernière (et même l'y contraint) de faire un effort dans la recherche d'une tradition authentique dépouillée d'habitudes secondaires. (Nous savons combien ces habitudes sont difficiles à surmonter dans les milieux où les formes extérieures de la religion étaient et restent encore liées aux formes de la vie quotidienne, comme en Grèce orthodoxe, en Espagne catholique ou en Suisse protestante.)

Cette situation est favorisée par le progrès considérable réalisé depuis 20 ans dans le domaine de l'histoire de la liturgie, mettant à jour de façon objective d'un côté le fond intouchable commun à toute liturgie chrétienne, et de l'autre les alluvions déposées par le temps. La coexistence et la collaboration, dans cette nouvelle formation qu'est l'Eglise catholique orthodoxe de France, de personnes appartenant d'une part à une tradition orthodoxe orientale authentique, et, d'autre part, de personnes venant de milieux romains et protestants conscients et pratiquants, permettent de dégager tout naturellement, presque spontanément, ce qui appartient à ce fond commun, vraie tradition de l'Eglise, restée vivante sous la couche d'alluvions qui, une fois la tradition restaurée, sont emportés par le courant de la vie. Le Renouveau désiré par les mouvements protestants tels que Taizé, et préconisé par le concile Vatican II, se trouve y être en grande partie réalisé.

La liturgie de la Parole y trouve sa vraie place. Toutes les prières «publiques» et toutes les lectures des Écritures saintes et des Pères de l'Eglise y sont proclamées en langue du pays, à voix haute et soutenues par des cantilènes traditionnelles. Les litanies réduites à leur minimum nécessaire reprennent leur forme initiale de dialogue entre l'assistance et le diacre dont le rôle de trait d'union entre la paroisse et son prêtre est remis en pleine lumière. Les chants variables exprimant le sens théologique de l'année liturgique reprennent leur importance. Les richesses incomparables de la liturgie byzantine et des anciens textes de la liturgie des Gaules y trouvent leur place légitime : ces chants sans soutien instrumental sont réalisés en partant de «cellules musicales» appartenant au trésor des traditions grégorienne et byzantine. (Il ne s'agit là ni de transcription en langue moderne de mélodies entières existantes, ni de compositions entièrement libres. C'est l'application à une langue moderne du principe de composition commun à toutes les musiques liturgiques, principe de base qui jadis donna naissance aux chants byzantin, grégorien et slave par sacralisations respectives du grec, du latin patristique et du slavon). Tous les chants destinés à l'assemblée, tels que les acclamations «Amen», «Et avec ton esprit », «Kyrie eleison» ainsi que le dialogue avec le célébrant avant le Canon eucharistique, sont effectivement exécutés ensemble par l'assistance et le choeur, ce qui n'a plus été observé ces derniers temps dans les Eglises grecques et slaves. La communion est fréquente : il n'y a pas de messe, même en semaine, où la majeure partie des fidèles ne s'approche de la Sainte Table.

Nous ne faisons qu'effleurer au passage ici quelques-uns des points sur lequel s'est porté l'effort de restauration de la liturgie dans l'Eglise catholique orthodoxe de France. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'expérience qui y est vécue depuis environ 30 ans montre qu'il ne s'agit pas d'une restauration archéologique mais plutôt de la résurgence d'une tradition latente de l'Eglise indivise qui, à partir des premiers évêques de la Gaule et à travers certains courants liturgiques (monastiques et autres), a été providentiellement fécondée par la rencontre avec la tradition orthodoxe.

Contrairement aussi à ce que la nouveauté «révolutionnaire» de cette expérience pourrait laisser supposer, il ne s'agit aucunement d'un désir de singularité, bien au contraire, on se trouve devant la recherche directe d'une coopération entre les couches profondes de l'esprit liturgique occidental et les éléments vivificateurs que lui apporte l'esprit de l'orthodoxie orientale dans lequel certains traits et précisément ceux qui manquent à l'esprit occidental - restent encore fortement affirmés. Il suffit de citer en plus des richesses déjà indiquées, l'importance de la «joie pascale» et celle accordée aux grandes fêtes théologiques tombées en complète désuétude en Occident, telles que la Théophanie et la Transfiguration.

Pratiquement il s'agit d'insuffler à nouveau aux structures liturgiques nées sur le sol français et pouvant actuellement être parfaitement rétablies scientifiquement, la richesse des textes du rite byzantin et de certains textes gallicans retrouvés, tombés dans l'oubli au cours des trois derniers siècles. C'est là une démarche indispensable et naturelle pour une Église autochtone. (Ces vestiges restent beaucoup plus nombreux qu'on ne croit dans les usages des diocèses de l'Église catholique romaine en France ; par exemple le texte de l'admirable office de la Transfiguration de Pierre le Vénérable - XIIe siècle - que l'on n'utilise plus aujourd'hui.)

 

Dans l'Église romaine, comme nous l'avons dit dans le précédent chapitre, les décisions de Vatican II concernant la restauration des liturgies traditionnelles sont tombées sur un sol mal préparé. Il en résulte actuellement un désarroi chez les personnes chargées d'appliquer pratiquement les réformes décidées.

Le clergé et même une partie de l'épiscopat, souvent peu versé - il faut le déplorer - dans le domaine de l'histoire de la liturgie et des principes de son établissement et de son développement (c'est en effet une discipline qui n'est systématiquement enseignée que depuis une vingtaine d'années...), interprètent le plus souvent les décisions du Concile dans un sens partiel et parfois même opposé à l'esprit de ces décisions. Presque aucune attention n'est accordée, dans la pratique, aux textes qui affirment que la liturgie doit être une expérience anticipée de la vie éternelle, que les modifications des rites ne peuvent se faire que par une évolution harmonieuse à partir des traditions existantes, que les actes (même les moindres) de l'action liturgique doivent être de plus en plus sacralisés.

Par contre on se lance avec avidité dans la simplification des rites, la suppression des titres, la possibilité de suppression de la langue et de la musique traditionnelles, la suppression - sous prétexte de simplification et de dénuement - de tout langage théologique aussi bien dans les homélies que dans les prières, et ainsi de suite... On observe une volonté de désacralisation des gestes et du langage. La traduction des textes liturgiques en fournit un témoignage probant : celle-ci n'est pas faite avec le souci de maintenir le sens profond et primordial des textes en adaptant s'il le faut - la langue française à un langage nouveau pour elle, mais plutôt dans l'esprit d'accommoder les textes sacrés à l'état actuel et limité de la langue française.

Il en est de même pour la musique. Peu d'efforts sont faits pour adapter la technique de la musique moderne - offrant cependant tellement de possibilités - aux exigences «strictes» de l'esprit liturgique ainsi que pour aménager une transition organique entre cette nouvelle musique liturgique et la tradition grégorienne (seule musique valable pour le rite latin). Bien au contraire, il semble qu'on adapte les chants liturgiques pour les faire cadrer avec les exigences d'une musique soi-disant moderne et «toute faite », cette musique dite moderne appartenant dans la plupart des cas à une époque déjà révolue. Même dans les efforts louables tels que ceux du père Deiss et du père Gelineau, on ne sent pas le courage de rompre avec la tradition de la musique du siècle passé pour aborder librement le problème de la transition directe de la musique grégorienne vers la musique liturgique en langue française. La tradition «audible» est, de ce fait, rompue, et le souhait du Concile qui veut une évolution organique n'est pas exaucé.

Dans le domaine de l'architecture - bien qu'à un degré moindre - on observe un phénomène analogue : au lieu d'utiliser les possibilités presque illimitées de la technique moderne dans la construction de monuments parfaitement adaptés aux exigences du culte chrétien, on impose souvent à ces monuments, et ainsi indirectement à la réalisation du culte, des formes dictées par le matériel employé ou par des références à d'autres constructions publiques telles qu'usines, théâtres, music-halls et même cirques.

Dans leur ensemble les applications de la réforme ne réalisent encore que très peu le souhait du Concile exprimé dans l'article 8 de la Constitution : « Dans la liturgie terrestre, nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem à laquelle nous tendons comme des voyageurs ». On a presque l'impression qu'au lieu de chercher à libérer l'homme des contingences matérielles en créant un dépaysement certain au cours du culte, on cherche à y introduire les éléments même du «monde» dont on devrait le libérer.

Une autre remarque est à faire : contrairement à l'esprit de la Constitution liturgique qui préconise un rapprochement et une collaboration avec les Églises de rite oriental, les applications de la réforme vont dans le sens d'une collaboration étroite et, à mon avis, pas assez réfléchie avec le monde protestant : sous prétexte d'agir sans incommoder les frères protestants, on en arrive à des formes de culte exagérant la simplification adoptée par l'Église protestante à sa naissance... Ce fait est paradoxal car précisément le monde protestant évolue dans un sens opposé, allant vers un embellissement, un enrichissement et une sacralisation plus profonds de son culte.

 

C'est le monde protestant qui semble être le plus avancé sur le chemin d'une restauration de la vie liturgique. Il faut faire là une distinction entre la partie luthérienne et anglicane d'une part, et la partie calviniste d'autre part. La première possédait et possède toujours un culte développé et riche en textes et cérémonies. Il en est de même dans l'Église épiscopale de Suède. Ces formations, en général officielles et organisées, sont peu touchées parle désir d'une réforme liturgique.

Par contre, dans le monde calviniste français et suisse, et dans une fraction de l'Église de Suède, un renouveau conscient et spirituellement sain est observé. Il suffit de citer la règle des offices de la communauté monastique de Taizé et de communautés féminines de diaconesses en France et en Suisse (entre autres). Je me bornerai à citer un texte sur l'Eucharistie tiré d'une brochure éditée par un de ces groupes, concernant la Sainte Cène : «Nous avons dans la Cène, comme dans le baptême, une proximité du Dieu trois fois Saint (...). La source de toute louange est là. L'Eucharistie ouvre sur l'éternité :

 

- elle est commémoraison du sacrifice définitif par lequel tout est accompli ;

         - elle est don de Celui qui a promis d'être avec l'Eglise jusqu'à la fin du monde ;

         - elle est préfiguration du banquet messianique « jusqu'à ce qu'Il vienne ».

 

« Tout cela dans la communion du Seigneur ressuscité qui était, qui est, qui vient. Dans ce moment d'éternité, le salut est actualisé ; la tristesse, bannie des cœurs, n'y laisse place que pour la louange. L'âme contemple les bienfaits de Dieu, dans une Eucharistie - action de grâce - qui se voudrait sans fin.»

Si on ajoute que ces communautés ont repris les exercices d'oraison en récitant les offices diurnes avec chants de psaumes et lectures des leçons, on voit l'étape parcourue par le monde protestant sur le chemin allant vers un culte vivant commun à toute l'Eglise chrétienne. Un exemple d'un tel office a été donné en 1966 à Paris : sa tenue pourrait servir de leçon aussi bien aux orthodoxes qu'aux catholiques...

Néanmoins, ces mouvements eux-mêmes n'échappent pas aux difficultés qui se présentent actuellement aussi bien dans l'Eglise orthodoxe que dans l'Eglise romaine : en effet, leur culte ne peut être rétabli qu'à partir d'éléments trouvés dans les cultes existants. Or ces liturgies sont elles-mêmes en cours de restauration et certains de leurs éléments restent entachés par les déformations des siècles de décadence. Ainsi l'habitude de lire les oraisons et les leçons en émission «parlée », et les litanies en cantilène, donne un caractère disparate à l'office qu'elle empêche d'atteindre sa pleine unité. De même, certaines formes musicales employées peuvent paraître étrangères au style monastique de ces offices.

 

En manière de conclusion, nous dirons que, vue d'une façon superficielle, l'Eglise orthodoxe présente pour l'instant peu de signes d'un vrai renouveau liturgique. De même les efforts du concile Vatican II semblent se solder en France, pour l'instant, par un échec. Mais ce n'est là qu'une étape transitoire pour l'Eglise universelle. Un grand pas est fait, au moins dans le domaine théorique : l'ensemble des chercheurs croyants est d'accord sur la nécessité de la restauration d'une liturgie authentique dont les caractères essentiels sont maintenant élucidés de façon incontestée pour les trois confessions. Et cette vision, que l'on pourrait croire abstraite, possède une réelle vitalité : ne porte-t-elle pas déjà des fruits visibles dans certaines jeunes communautés que ne ligotent pas des complexes de routine ?

 

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L'article qui précède date de 1967. Aujourd'hui, en 1984, que pourrais-je y ajouter ? Nous sommes dans l'attente, surtout en ce qui concerne l'Eglise de Rome. Bien que constatant déjà que «malheureusement les grandes décisions du Concile tombent sur un terrain insuffisamment préparé», je me faisais alors une idée différente de la direction prise depuis. La ligne préconisée par le Concile, retrouver la vraie Tradition, semble avoir été généralement lâchée. Les solutions nouvelles que l'on s'efforce d'y trouver sont trop souvent sans continuité avec la Tradition et même avec les habitudes quand il y a sclérose des habitudes, ces habitudes auxquelles on voit souvent les Eglises orthodoxes viscéralement attachées.

Le «fil rouge» qui fait le lien interne entre les textes qui suivent, la pensée que le lecteur rencontrera dans sa continuité est confirmée par saint Isaac le Syrien qui écrivait en toutes lettres : «Craignez les habitudes plus que vos ennemis.» Il y a là une idée simple qui oppose «tradition» et «habitude» que l'on confond le plus souvent. L'habitude, c'est le moindre effort, c'est une attitude statique et passive. La Tradition, par contre, exige un effort incessant de recherche pour se conformer progressivement à un idéal : c'est une attitude vivante, dynamique. Dès que cette recherche s'arrête, la tradition devient habitude et l'habitude en ce domaine, c'est la mort. Il y a toutefois certaines habitudes qui sont bonnes : celles qui facilitent la vie quotidienne en la libérant de l'effort dans le domaine pratique et empirique, et qui est rassurante. Mais dès que la routine s'introduit non seulement dans le domaine spirituel mais dans celui de l'art et de toute connaissance, elle devient contrainte. Dans notre musique, notre architecture, nos sciences par exemple, la routine est un frein.

Les lignes qui suivent, écrites en 1968, peu après l'article précédent, témoignent d'une vision optimiste de l'avenir... L'intervention providentielle de l'Orthodoxie en Occident pourra-t-elle, à plus ou moins longue échéance, aider à la réussite de ce «retour aux sources» souhaité par tous, mais qui semble faire peur dès qu'il sort de la théorie pour chercher son application ?