Pourquoi nous ne sommes pas Catholiques Romains

 

Article dans U.S. n°4-5, 1936.

 

Notre Eglise veut demeurer fidèle à toute l’expérience chré­tienne à travers les âges, et ne pas se laisser égarer dans des fan­taisies qui peuvent séduire les âmes curieuses ou inquiètes ; elle n’adopte pas une attitude diminuant les véritables exigences spiri­tuelles de l’Evangile ; elle n’est pas une Eglise de facilité et de moindre effort.

Mais alors, dira-t-on certainement, pourquoi demeurer en dehors de ce qui paraît être l’expression la plus complète de la tradition chrétienne en Occident ? Pourquoi se tenir à l’écart de ce centre merveilleux d’unité et d’ordre, sûre garantie contre toute fantaisie ? Pourquoi ne pas être catholiques romains ?

Nous voudrions traiter cette question avec toute la délicatesse et la charité qu'elle réclame ; il ne s'agit pas ici de polémique ou de critique, mais simplement d'un cas de conscience. Tout d’abord, nous voudrions dire tout le respect, toute la vénération, tout l’amour que nous devons garder pour la grande Eglise latine d’Occident. C’est elle qui fut la Mère de notre vie chrétienne, c’est elle qui, par ses Saints, a répandu la lumière divine dans les cœurs et qui continue à nourrir spirituellement et à aider dans leur ascension vers Dieu tant d’âmes à qui elle offre, non seulement la grâce des sacre­ments, mais encore la possibilité de règles de vie adaptées aux besoins les plus divers. C’est elle qui a gardé l’expérience spiri­tuelle la plus vaste peut-être, la plus nuancée, la plus riche, et nous n’aurons pas l’étroitesse de lui reprocher cette richesse, même exu­bérante parfois, qui fait qu'en elle le petit enfant, le cœur simple, comme le philosophe, le savant, l’artiste peuvent trouver l’aliment qui leur convient. C’est elle qui, malgré tout, affirme inlassablement le devoir d’unité chrétienne en présence des isolements ecclésiastiques, du morcellement des sectes et, même si son affirmation d'unité n’est pas exempte d’esprit de domination, elle n’en demeure pas moins le rappel d’un idéal qui ne devrait être étranger à aucune âme chrétienne.

Tout cela, nous le savons, nous le disons, et, de grand cœur, nous déplorons les malentendus dont témoignent souvent les attaques dirigées contre l’Eglise romaine. Ces attaques ne voient que les défauts de surface, les abus dont aucun effort ne peut être affran­chi quand il s'accomplit sur le plan humain, les fautes ou mêmes les crimes de certains ministres de l’Eglise. Or, nous l'affirmons bien haut, s’il n'y avait que des défauts ou des abus, ce ne serait pas une raison légitime et suffisante pour abandonner Rome ; « Un vêtement change-t-il le sein maternel ? » disait le saint de Fogazzaro. Les fautes ou les crimes ne seraient pas encore une raison suffisante pour l'abandonner, mais, au contraire, un motif pour s'efforcer, avec plus d'amour, d’esprit de sacrifice, de sens de la solidarité, de soutenir le bien et de le rendre victorieux du mal

Ce ne sont donc ni l’Inquisition, ni Borgia, ni les menées souterraines attribuées aux Jésuites, ni la Saint-Barthélemy, ni la condamnation de Galilée, ni les habiletés politiques, ni les actes d'autoritarisme qui peuvent nous écarter de l'Eglise romaine. Tout le bric à brac de la politique anti-cléricale, comme toutes les indi­gnations vertueuses même justifiées, ne suffiraient pas à nous séparer d'elle. Nous pourrions gémir sur les abus, les stigmatiser, prêcher la réforme dans le chef et dans les membres, sans pour cela nous mettre en dehors. D'ailleurs tant de grandeur, tant de sainteté, tant d'abnégation que nous admirons avec joie dans l’Eglise de Rome peuvent former un contre-poids aux déviations déplorées au cours des âges.

La question est infiniment plus profonde ; elle va jusqu à la source de la plupart de ces déviations, de ces erreurs qui, dès lors, sont autre chose que la manifestation des faiblesses humaines et s’avèrent comme les conséquences normales d'un principe faux.

L'Eglise romaine a profondément modifié le sens même de l'Eglise du Christ. D’une vie unanime dans la charité, elle a fait une société à ce point composée d’êtres distincts, de castes séparées, que l’expressions : l'Eglise a fini par désigner une de ces castes. Obéir à l’Eglise, cela ne veut plus dire harmoniser la volonté individuelle à l'ensemble du Corps Mystique, mais bien soumettre la conscience aux ordres de chefs ayant autorité sur un troupeau passif. Ren­trons davantage dans le détail et voyons comment cette déviation essentielle s’est produite.

Et d’abord, quelle était la situation de ce petit groupe réuni après la mort du Seigneur et commençant la prédication de l’Evan­gile à Jérusalem, dans le milieu juif, puis dans le monde ? Le Livre des Actes des Apôtres nous montre ce groupe uni dans la prière et l'action ; sans doute quelques-uns sont, en quelque ma­nière, spécialisés ; ils sont d’abord les témoins du Christ ressuscité dont ils ont partagé la vie et dont ils redisent les enseignements ; ils sont aussi les ministres de la communauté agissant au nom de l’ensemble. Ceci apparaît nettement lors de l’institution des diacres : ce sont les Apôtres qui convoquent les disciples et leur proposent de choisir des hommes sûrs pour ce ministère, et ce sont les Apôtres encore collectivement qui imposent les mains aux nouveaux élus (chap. IV). Nous ne voyons pas se dessiner ici, dans cette pre­mière ordination, cette prééminence qui aurait été, dit la théorie romaine, conférée à Pierre.

Bien plus, les Apôtres, restés à Jérusalem, envoient Pierre et Jean en mission parmi les Samaritains (Actes VIII ; 14). Nous avons là un véritable renversement des valeurs actuellement admises par l’Eglise de Rome où celui qui est censé le successeur de Pierre envoie lui-même et n’est envoyé par personne.

Au chapitre XI du Livre des Actes, nous constatons qu’un groupe de fidèles adresse des reproches à Pierre, et Pierre se jus­tifie devant les Apôtres et les frères de la Judée qui sont calmés, dit le texte, par les explications fournies. Nous avons bien ici l’im­pression d’une vie unanime et non pas d’une autorité extérieure qui s'impose.

Et celte vie unanime s’exprime avec plus de force et d’évidence encore lors de la grande décision générale prise par l'Eglise, dans ce qu’on pourrait appeler le Concile de Jérusalem. Il s’agissait de savoir si les convertis païens devaient être soumis à la loi juive de la circoncision pour devenir chrétiens. La discussion s’était enve­nimée particulièrement à Antioche où Paul et Barnabe demeu­raient. Quelques judéo-chrétiens étaient arrivés et troublaient la communauté en disant aux nouveaux convertis qu'ils ne pouvaient être sauvés sans la loi de Moïse. Les fidèles d’Antioche, après un vif débat, décidèrent d’envoyer une délégation à Jérusalem pour traiter cette question. Cette délégation, ayant à sa tête Paul et Barnabé, fut reçue par l'Eglise, les Apôtres et les Anciens (Actes XV ; 4) et exposa la difficulté. Parmi les frères de Jérusalem, quelques-uns, anciens pharisiens convertis, affirmèrent la nécessité de l'observation de la loi. Au cours de la discussion, Pierre se leva et donna son avis ; Barnabé et Paul lui succédèrent et ce fut Jacques qui clôtura le débat. Le résultat fut une lettre collective exprimant merveilleusement ce qu'était la vie intérieure de l’Eglise à cette époque : " Les Apôtres, les Anciens et les frères aux frères d’entre les païens qui sont à Antioche, en Syrie, et en Cilicie, salut ! ... Nous avons jugé à propos, après nous être réunis tous ensemble, de choisir des délégués et de vous les envoyer avec Bar­nabé et Paul... Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer d'autre charge que ce qui est nécessaire... "(Actes XV ; 23 et sq.) Dans ces formules, nous trouvons la manifestation du Corps vivant, animé par le principe intérieur d’unité, le Saint- Esprit, mais nous cherchons en vain la prééminence d'un apôtre dont l’infaillible autorité trancherait sans discussion tous les pro­blèmes.

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Telle était la situation au début de l’Eglise ; nous comprenons d'ailleurs qu'une évolution ait pu se produire au cours des siècles, adaptant la vie de l'Eglise à son développement et à son expan­sion ; mais autre chose est une évolution respectant la loi inté­rieure de l'être, autre chose est une révolution renversant cette loi et établissant sur ses ruines une loi nouvelle, celle de l'autorité absolue d’un homme dans l’Eglise. Comment pareille révolution a-t-elle pu se produire ?

Nous ne pouvons évidemment étudier ici ces choses en détail, ce serait toute l’histoire de l’Eglise qu’il nous faudrait évoquer. Il nous suffira de caractériser cette lente et parfois inconsciente usur­pation en disant que d’un pouvoir représentatif, né par suite des circonstances historiques, on fit sortir un prétendu droit d’origine divine ; quelques faits suffiront à le montrer.

Vers la fin du troisième siècle, un travail de groupement des Eglises s’était réalisé autour de trois sièges principaux : Rome, Alexandrie, Antioche ; ces trois sièges résumaient en quelque ma­nière toute l’Eglise. C’est ainsi que nous voyons le Concile de Nicée, premier concile œcuménique, dans son sixième canon, établir la primauté des évêques de ces villes ; on ne disait pas encore patriar­ches. Ce canon ne fait d’ailleurs que constater une situation établie ; il parle des « anciennes coutumes » et, puisque ces coutumes reconnaissent à l’évêque de Rome une fonction de président, de primat pour les évêques d’Italie, on reconnaît les mêmes fonctions à l’évêque d’Alexandrie pour l’Egypte et à celui d’Antioche pour l’Orient.

Mais l’empereur abandonna Rome et fit de Constantinople son séjour. Le premier concile de Constantinople, deuxième concile œcu­ménique, en 361, déclara dans son troisième canon : « L’Evêque de Constantinople aura les honneurs du rang après l’Evêque de Rome parce que Constantinople est la nouvelle Rome. » Et au concile de Chalcédoine, quatrième concile œcuménique, en 451, le vingt-huitième canon proclama les prérogatives de l’Eglise de Cons­tantinople, nouvelle Rome, en des termes qui montrent l’avis des Pères au sujet de l’origine des pouvoirs des deux grandes Eglises ; ces pouvoirs, purement d’ordre ecclesiastique, proviennent non d’une institution divine, mais de circonstances historiques.

Un texte de Saint Irénée, évêque de Lyon (second siècle) confirme d’une part le fait historique qui se trouve à la base de la préémi­nence du siège romain et montre, d’autre part, ce que devrait être une véritable primauté dans l’Eglise : « Toutes les Eglises, c’est- à-dire les fidèles du monde entier, se rencontrent nécessairement dans cette Eglise de Rome à cause de sa situation éminente. En elle, la tradition apostolique est conservée par le contact avec les fidèles de tout l’univers. » Nous avons dans ce texte, dont on a essayé parfois de fausser la traduction, l’expression de cette vie unanime de l’Eglise universelle dont Rome, de par sa situation au coeur de l’empire romain, recevait l’écho permanent, devenant ainsi le reflet de la foi des autres communautés chrétiennes. Au lieu de conserver cette mission providentielle, de proclamer la vie intérieure de l’Eglise, et ainsi de « confimer ses frères », l’Evêque de Rome a transformé cette primauté d’honneur due à la situation de la capitale de l’Empire, en une primauté de droit divin aboutissant à faire du Pape le vicaire du Christ.

Et l’Eglise romaine a complété cette usurpation en affirmant l’infaillibilité personnelle de l’Évêque de Rome, infaillibilité que les anciens conciles ne soupçonnaient même pas puisque, notamment, un pape, Honorius, a pu être condamné comme hérétique par le sixième concile oecuménique, condamnation confirmée par les sep­tième et huitième conciles. Remarquons que l’évolution n’est pas encore achevée. Le concile du Vatican qui a défini, il y a une soixantaine d'années, l’infaillibilité du Pape en lui-même et non du consentement de l'Eglise, restreignait en quelque manière cette infaillibilité aux définitions solennelles ex cathedra. Les limites de la proclamation vaticane sont déjà dépassées et, pratiquement, par exemple, on a exigé une soumission d’esprit et de cœur au document contre le Modernisme, égale à celle demandée envers le Symbole de Nicée. En réalité, suivant la parole d'un publiciste catholique, tout ce que le Pape fait c’est qu'il peut le faire, et ce qu'il fait marque les limites de ce qu’il peut.

C'est de cette déformation profonde de la vie intérieure de l’Eglise que sont nés les abus de tout genre qui peuvent frapper

d'une manière visible. Ces abus, pourtant, ne sont que les conséquences de l’état de véritable hérésie, l’hérésie de la domination et du pouvoir personnel qui a pénétré l’Eglise romaine. Par la gran­deur de son passé, par la richesse de son expérience spirituelle, elle devait être la sœur aînée, la première parmi des égales, la présidente de la charité, suivant la merveilleuse expression ancienne ; l’orgueil romain en a fait la mère et la maîtresse de toutes les Eglises !

Nous n'avons fait qu’effleurer un sujet qui exigerait pour être traité complètement plus qu’une étude de quelques pages; nous avons essaye de le faire aussi objectivement que possible pour répondre à la question que nous nous étions posée. Si nous ne sommes pas catholiques romains, c’est précisément parce que nous sommes catho­liques et que ce mot exprime une communion universelle, une vie unanime ce que l’Orthodoxie russe appelle sobornost, une symphonie, une harmonie, non pas imposée du dehors mais réalisée du dedans par l'Esprit Saint, proclamée non par un homme, si élevée que soit sa dignité, mais par l’Eglise qui ne reconnaît pas d'Eglise ensei­gnante autre quelle même dans sa totalité, garantie, comme l’écri­vaient les Patriarches d’Orient au Pape Pie IX, par le peuple chrétien tout entier qui est le Corps du Christ.

Prenons conscience plus profondément de notre place dans ce Corps pour que notre vie entière en soit transformée. Tout chrétien, marqué du sceau de l’Esprit Saint dans la confirmation, a reçu en vérité l’onction sacerdotale et royale. Il fait partie de l’Eglise, non seulement comme un enfant, mais comme chargé par elle d’un véritable ministère. Collaborons à cette vie dans le culte qui est le sacrifice de tous les fidèles, dans la pensée religieuse par la foi vivante, dans l'action par la charité.