Orthodoxie occidentale : principes ecclésiologiques

 

Conférences données le 18 juin 1937, par le père Eugraph Kovalevsky devant les membres de la « Commission provisoire pour l’organisation de l’Orthodoxie occidentale » (« Présence orthodoxe » n°44) formée selon la volonté du Métropolite Eleuthère.

Cette conférence se déroulait dans le contexte du mandat donné, par le métropolite Eleuthère, à la Confrérie Saint-Photius, afin d’élaborer un projet de constitution relatif à l’organisation des paroisses occidentales.

 

L’avenir de l’Orthodoxie occidentale dépendra des principes que nous adopterons comme base de notre activité.

Cette activité se passe dans l’Église. Nous sommes appelés à travailler pour l’Orthodoxie occidentale, à construire une partie de l’Église et, pour mieux dire encore, à collaborer à la construction de ce qui fut fondé par le Christ, à la construction de Son Église, à la réalisation de Son Œuvre, avec Ses principes et non les nôtres, en suivant Sa manière et non la nôtre.

Si nous construisons à Sa manière, les portes de l’enfer, – selon Ses propres paroles – n’auront pas la force de détruire notre œuvre : mais si nous ne nous plions pas à Sa volonté et agissons selon nos caprices, à « notre » manière, même si elle obtient un certain succès, cette Église sera détruite et dispersée comme fut dispersé Israël qui trahit le Seigneur. Le fondement est ce qui compte avant toutes choses dans n’importe quelle construction. Or, il n’existe point d’autre fondement dans l’Église que Dieu Incarné, notre Seigneur Jésus-Christ, cru fermement, avec certitude, et dont la confession est prononcée sans crainte, confession en parole, en actes et par la vie. Cette confession proclame que Jésus de Nazareth, Fils de l’Homme, n’est autre que Dieu Incarné ; et que cet Homme qui parle avec les Douze est le Fils de Dieu vivant. Elle prouve avec croyance et certitude, par nos actes et par notre vie que l’humanité est unie à la divinité en la Personne divine du Seigneur.

Le fait de cette unité, la réalité de cette unité et le dogme de ce fait réel constituent la notion vraie et forment la vraie connaissance. La confession totale de ce fait est l’unique base qui permette de construire vraiment l’Église : l’Église solide, salutaire, selon la volonté de Dieu, l’Église qui nous donnera à nous et à ceux qui viendront vers elle, la paix, la grâce, la justice, l’Église qui opère notre transformation, nous purifie, nous élève, nous glorifie.

Si nous mutilons, si nous rétrécissons cette vérité-base, notre œuvre sera vaine, inutile, et il serait préférable alors de nous arrêter, dès le commencement, afin de ne pas perdre de temps.

Si nous voulions construire seulement sur la divinité nous n’accomplirions pas la volonté du Seigneur, nous ne serions point ses collaborateurs véridiques. Nous serions chrétiens et orthodoxes personnellement, mais nous ne le serions pas dans notre vie sociale et active.

Si nous voulions construire seulement sur l’humanité nous n’accomplirions toujours pas la volonté du Seigneur, et ne serions pas non plus ses collaborateurs. Nous serions des orthodoxes personnellement sans l’être dans la vie de l’Église.

Si nous voulions, enfin, construire sur la divinité et sur l’humanité, prenant en considération le plan divin et le plan humain de l’Église, mais en ne cherchant pas leur unité dans la Personne divine de notre Maître et en nous appuyant, au contraire, sur une ou plusieurs personnes humaines, nous n’accomplirions encore pas la volonté du Seigneur et ne serions pas collaborateurs de Son œuvre. Nous serions travailleurs pour notre propre compte, peut-être orthodoxes et chrétiens personnellement et intérieurement mais pas dans notre vie active de l’Église.

Notons-le, en effet, et ne l’oublions jamais : il existe des chrétiens inhumains, chrétiens intérieurement peut-être, mais inhumains dans la vie active et dans leur travail pour la gloire de notre Seigneur.

Il existe aussi des chrétiens athées ! Athées dans leurs activités, même en travaillant pour l’Église, faisant comme si Dieu ne prenait point part à chaque détail, comme si Sa volonté ne comptait pas en chaque partie de l’œuvre.

Il existe également des chrétiens a-chrétiens qui se basent dans leurs œuvres sur les personnes humaines. Rappelons que chacun de nous peut tomber dans l’une de ces trois erreurs, oubliant Dieu ou l’homme ou la Personne divine, le nom unique, dans l’œuvre qu’ils réalisent. Soyons vigilants !

Souvenons-nous aussi que ces trois erreurs s’opposent à l’Esprit total, catholique, évangélique et orthodoxe de l’Église, les deux premières ne prenant qu’une partie de son contenu et la troisième le rétrécissant. Employons des termes techniques et disons qu’il faut éviter le théomonophysitisme ecclésiologique, l’anthropomonophysitisme ecclésiologique et le nestorianisme ecclésiologique ou, en termes plus simples : le monophysitisme, l’humanisme et le nestorianisme ecclésiologique.

Expliquons plus nettement en quoi consistent le monophysitisme, l’humanisme et le nestorianisme dans la construction de l’Église en général et dans l’organisation de l’Orthodoxie occidentale, des paroisses et des groupes orthodoxes occidentaux en particulier ; quels en sont les dangers et comment faut-il les dépasser ?

 

Le Monophysitisme

Les monophysites, ceux qui veulent construire leur vie et les œuvres de l’Église seulement sur la divinité, font abstraction avant tout, comme d’une chose impure, de tout ce qui est humain. En confessant l’Absolu, ils méprisent le relatif. S’ils sont inspirés, ils méprisent les formes définies ; s’ils sont gens de pensée abstraite, ils méprisent les choses concrètes et pratiques et sont incapables de descendre en elles ; s’ils ont compris que la vie intérieure est la chose essentielle de la religion, ils tournent le dos à l’extérieur. Si, pour eux, la foi sauve, les œuvres sont inutiles. Tout ce qui est humain, matériel, dans la religion, leur paraît être la trahison du Christianisme. La religion est une donnée purement spirituelle !

Cette attitude vis-à-vis du monde engendre inévitablement deux confusions : la confusion de Dieu et de l’Esprit, et la confusion de l’homme avec le péché, ou du monde avec le mal. Les monophysites ne parviennent jamais à être divins mais, par contre, ils sont très fréquemment anti-humains. Ils ne sont jamais divins parce qu’en affaiblissant le sens total de la réalité de l’incarnation du Verbe ils sont incapables de se débarrasser des choses relatives. Poussés par le désir de rejeter ce qui est humain, ils sont obligés d’absolutiser le relatif. Il en découle qu’ils sont souvent inhumains ; en luttant avec intransigeance contre telle ou telle forme humaine, ils perdent nettement l’esprit pour distinguer entre le mal et la création, entre l’homme en tant qu’homme et le péché.

Le protestantisme est profondément influencé par cet esprit et les vieux-croyants en Russie sont un type de monophysitisme russe. Nombre de sectes et de mouvements religieux sont nés de cet esprit. La même déviation se retrouve, un peu, dans l’Église romaine.

Et si nous ne sommes pas nous-mêmes prudents et sobres dans notre vie religieuse, nous ne serons pas sûrs de ne pas tomber dans la même erreur. L’esprit monophysite est surtout engendré par un sentiment noble et confus.

Dans la construction de l’Orthodoxie occidentale cet esprit peut se manifester de différentes manières. Ainsi par exemple, un esprit orthodoxe oriental (la même chose peut d’ailleurs arriver aux occidentaux), constatant combien l’esprit romain ou protestant a déformé l’esprit vrai de l’Évangile, combien tous les deux sont loin de l’esprit orthodoxe, jusque dans les moindres détails, niera le tout en bloc ! et proclamera : pour éviter ces erreurs, luttons contre ce qui est lié avec l’esprit ou la forme romaine ou protestante, esprit où tout est empoisonné et qu’il faut changer sans en laisser de trace. Au lieu de ce monophysitisme, on peut, avec l’esprit de discernement en chaque chose, distinguer le bien du mal, ou le bien, le neutre et le mal, ou bien le neutre et le mal. Un autre exemple de cet esprit monophysite : imposer avec la vérité et la splendeur de l’Orthodoxie qui vient d’en-haut, avec la grâce vivifiante conférée par le Saint-Esprit, imposer de façon absolue les formes existantes par lesquelles la Grâce a agi et, avec l’Orthodoxie imposer la psychologie et la culture de telle ou telle époque de l’Église, comme par exemple l’esprit du Moyen-Âge, ou celui des premiers chrétiens, ou pour l’Orthodoxie occidentale, l’esprit de l’Église russe, l’âme russe sans discerner les charismes de chaque époque et de chaque race, donnés par Dieu.

Mais il faut reconnaître que l’esprit monophysite n’a pas en général l’habitude de s’imposer, ceci étant la caractéristique du nestorianisme. Le monophysite, pour sa part, cherche principalement à se séparer afin de garder propre son vêtement, afin de ne pas souiller « son vêtement nuptial ».

Il ne suffit pas d’aimer l’Orthodoxie, pour dépasser l’esprit monophysite dans l’œuvre de construction de l’Église orthodoxe occidentale, il s’agit d’aimer l’Occident profondément, pleinement, « hormis le mal ». Si on veut que l’Orthodoxie se développe en Occident il faut se dépouiller de la richesse étrangère « hormis la vérité », il faut se donner complètement. Ceux qui aiment l’Orthodoxie sans aimer profondément l’Occident avec son âme propre et son image humaine, l’Occident réel qui se nomme France, Hollande, Italie, ou qui tiennent pour un Occident idéal, ne pourront rien accomplir pour l’Orthodoxie occidentale.

 

L’Humanisme

L’humanisme consiste, dans la construction de l’Église, à tendre surtout vers les choses humaines, vers les nécessités, sans tenir compte des plans divins, des grands principes, des dogmes, de la révélation.

L’humaniste ecclésiastique se base surtout sur la science – sur l’esprit scientifique – ou sur l’expérience de sa vie pratique. Il remplace la notion de la Tradition par l’histoire positive et il éprouve un dégoût prononcé pour les fantaisistes dans l’œuvre. Il conçoit le plan divin comme une chose insaisissable, presque personnelle, non objective ; il considère que la mystique est une chose réservée aux âmes privilégiées, il les respecte surtout de loin et, en général, après leur mort. Il se dit croyant et tremble devant les autorités de ce monde. Il accepte difficilement les paroles de l’apôtre Paul disant que la sagesse divine est folie pour le monde et que la force divine est un scandale pour le monde. Sa plus grande préoccupation dans ses activités pour l’Église est de défendre la réputation de l’Église vis-à-vis du monde.

Les humanistes ne peuvent pas nier complètement la nature divine de l’Église, mais ils tâchent de la diminuer le plus possible. Ce sont généralement des hommes compréhensifs, pleins de tolérance, des diplomates. Leur regard se tourne vers les intérêts et les nécessités humaines ; leur devise est la compréhension.

Si, à l’encontre des monophysites, le Saint-Esprit inspire à l’apôtre Jean de dire « celui qui ne croit pas que Jésus-Christ est venu dans la chair est l’antéchrist », c’est en prévoyant les seconds – les humanistes – que Notre Seigneur dit Lui-même dans Son dernier discours aux Apôtres : « Vous n’êtes point de ce monde. Si vous étiez de ce monde, le monde vous aurait aimés, mais vous n’êtes point de ce monde et le monde vous hait ». Car, eux, les humanistes, sont de ce monde ; ils sont aussi pour le monde, ils ne sont pas seulement pour le monde mais de ce monde.

Contrairement aux monophysites qui incluent l’homme, la nature et le péché dans le mal, les humanistes élargissent tellement la nature et l’homme qu’il ne reste plus grand chose pour le péché ; pour eux l’unique péché est de trop voir le péché partout, l’unique mal est de parler de l’existence du mal.

En luttant contre le mysticisme des monophysites, mysticisme poussé à l’extrême, en luttant contre tout ce qui peut faire scandale ou folie, contre la superstition, contre l’esprit du Moyen-Âge, les humanistes en arrivent à nier, avec l’esprit monophysite et la superstition, l’existence du Malin ainsi que sa part active dans notre vie.

Étant très prudents extérieurement devant les hommes, ils sont souvent imprudents et aveugles dans les choses intérieures car ils ne savent pas que le Malin se glisse parmi eux.

Si nous reportions cet état d’âme dans l’Orthodoxie occidentale nous aurions tout d’abord le désir de compromettre, d’affaiblir le sens de l’Orthodoxie pour la présenter au goût de telle ou telle personne, ou groupe concret, sans trop se préoccuper de la vérité et de la vie intérieure, de la vie de l’esprit. Notre union, alors, entre Orientaux et Occidentaux nous la comprendrions extérieurement selon des termes humains : reconnaissance, politesse, sans essayer de comprendre l’unité plus profonde du Corps du Christ dans lequel habite le même et Unique Esprit. Notre obéissance à l’évêque et aux prêtres deviendrait une nécessité pour l’ordre extérieur mais elle serait dépouillée du sens profond : le reflet de l’obéissance du Fils au Père. Nous dirions alors : obéissons afin de ne pas être ennuyés, au lieu de nous exclamer : obéissons pour être comme le Fils est un avec son Père, et nous obéirions surtout à l’homme plutôt qu’au successeur apostolique. Et nous serions inquiets : que diront les Bénédictins de notre rite, les Russes pour notre esprit, les Grands pour nos idées ?, plutôt que de nous inquiéter de la volonté de Dieu dans notre œuvre !

Certes, nous pourrions être actifs, surtout en vue d’être accueillis favorablement par la « majorité », et d’élargir notre tente au nom de Dieu sans Dieu. Malheur à la société contenant des représentants de ces deux hérésies, monophysite et humaniste – ils se disputent à l’infini et sans pardon. Prions Dieu qui est devenu homme pour notre salut afin que ces deux esprits ne se mêlent pas à notre mission et ne brisent pas notre tâche dès le commencement.

Pour dépasser l’humanisme dans l’œuvre de l’Orthodoxie occidentale il ne suffît pas d’aimer, de comprendre l’Occident mais il faut aimer l’Orthodoxie de toute notre force, de tout notre cœur, de tout notre esprit et rechercher en chaque acte de l’Église, et de nous en elle, la vérité totale. L’harmonie des deux amours est un gage de la réussite et de la stabilité de notre œuvre. Mais cette harmonie ne pourra jamais s’accomplir si nous n’avons pas dépassé aussi le nestorianisme.

 

Le Nestorianisme

Qu’est-ce que le nestorianisme ecclésiologique ? Il accepte l’harmonie du plan humain ; dans l’Orthodoxie occidentale l’harmonie de l’Orthodoxie et de l’occidentalisme. Mais, il veut trouver cette harmonie en s’appuyant non sur la Personne divine de Jésus-Christ mais sur la personne humaine, ou sur une personne collective, ou encore sur une particularité quelconque.

L’apôtre Paul a vivement lutté contre cet esprit, en soulignant que nous ne sommes ni grecs, ni hébreux, ni barbares, et que ni lui-même, ni Pierre, ni Jacques, ni Jean ne sont les bases de l’Église mais seulement le Christ. Pourtant les chrétiens tombent assez souvent dans cette conception de l’Église. Le nestorianisme est le fait de choisir parmi les Apôtres, parmi les cultures afin de les imposer aux autres comme une réalisation parfaite de l’amitié de Dieu et de l’humain. On retrouve cette erreur chez les protestants qui se basent surtout sur Paul – sur l’esprit paulinien –, et dans les mouvements mystiques qui choisissent surtout l’enseignement de Jean. L’Église de Rome et toute sa culture à travers les siècles, principalement après le Moyen-Âge et sa séparation d’avec l’Église orthodoxe est la plus représentative de la manifestation de l’esprit nestorien dans l’Église.

Le nestorianisme devient particulièrement dangereux lorsqu’une personne ou une personne collective, parvient plus ou moins à réaliser l’unité du divin et de l’humain. Cet esprit devient logiquement un esprit dominateur. Une personne, une école, une philosophie, une culture veut dominer les autres ; que ce soit le paulinisme, l’esprit latin ou oriental, le romanisme, l’aristotélisme, l’augustinisme – peu importe – cet esprit rétrécit le contenu œcuménique et orthodoxe de l’Église.

L’esprit de domination du nestorianisme engendre logiquement des unions artificielles et extérieures. L’uniatisme, c’est-à-dire l’union des Orientaux à Rome est un cas caractéristique de cet esprit. Nous, Orientaux ou Occidentaux orthodoxes, devons attentivement nous garder pour l’Orthodoxie occidentale à ne point chuter dans l’esprit nestorien, ne point rechercher l’union extérieure entre Occidentaux et Orientaux sur un plan humain, et éviter le romanisme dans ce sens.

Les Orientaux orthodoxes, les frères aînés, ne doivent pas oublier les leçons historiques qu’ils reçurent de la Providence dans les mouvements uniates. Ils ne doivent pas oublier que l’Église de Rome, une des plus grandes Églises, n’eut jamais la possibilité de surmonter l’esprit romain, et qu’elle reste toujours latine sans comprendre que l’unité des formes réside uniquement dans le Christ, Chef de l’Église. Que Dieu nous garde de commettre la même faute vis-à-vis des orthodoxes occidentaux.

Comment vaincre le danger du nestorianisme ?

Vous connaissez les qualités spécifiques des trois grands Apôtres : Pierre, Jean et Jacques : Jean était surtout aimé par le Christ, Pierre aima le Christ plus que les autres, et Jacques est mort pour son frère les trois ensemble réalisèrent l’harmonie des trois aspects de l’Amour. Et nous savons tous comment l’on peut retrouver la Personne divine du Christ toujours présent dans l’Église : ni Pierre, ni Jean, ni Jacques, mais « là où deux ou trois sont réunis en Mon nom » ; Il est.

C’est dans cet esprit que le métropolite Eleuthère voulut que les Occidentaux et les Orientaux prennent part, ensemble dans notre communauté, afin que nous surpassions le nestorianisme et que nous confessions le Christ parmi nous.

C’est dans ce même esprit que le patriarche Serge écrivit dans son décret de 1936 adressé à monseigneur Winnaert, que la communauté occidentale ne peut rester étrangère, en marge de la vie commune du corps ecclésiastique. En gardant l’esprit occidental, totalement, il ne faut pas empêcher les ouailles russes de s’adresser au nouveau clergé pour l’accomplissement de leur vie sacramentelle et, si les prêtres occidentaux prennent part aux offices orthodoxes de rite oriental, ils pourront revêtir indifféremment les vêtements orientaux ou occidentaux ; de même pour le clergé oriental.

Tels sont les grands principes qui doivent servir de fondement à notre activité.