Le Prophète Ézéchiel et le Prophétisme

 

 

Premier cours sur le Prophète Ézéchiel de l'évêque Jean.

 

INTRODUCTION

L’approche de ce sujet est étrangère à beaucoup. Je commencerai donc par rappeler que trois temples, à l’image de la Tri-Unité, forment le fonde­ment du monde : le temple cosmique car l’Esprit habite l’univers et tout fut créé par le Verbe, le temple  "en pierres", l’église, lieu où réside la gloire divine et où s’accomplit le mystère eucharistique, enfin, le corps humain, temple du Saint-Esprit ; « glorifiez Dieu dans votre corps » écrit Saint Paul. Trois liturgies s’y déroulent : la liturgie cosmique, la liturgie ecclésiale, la liturgie intérieure de l’homme.

La Liturgie céleste n’est pas une quatrième liturgie, elle résume toute liturgie. Saint des Saints de la Liturgie cosmique, cœur du monde et sanc­tuaire de la création ; la liturgie ecclésiale la reflète — les anges concélèbrent avec les prêtres et participent avec les fidèles à l’action de grâces. De même Jésus n’est point discrètement caché dans la liturgie intérieure de l’homme, Il est environné, si je puis dire, de la cour céleste ; lorsque le Christ annonce : « Nous viendrons et nous habiterons en vous », il parle de la Trinité et de tous les cieux. La Prière Dominicale ne prononce pas : Notre Père, que Ton Nom soit sanctifié, mais : « Notre Père qui es aux cieux, que Ton Nom soit sanc­tifié ». Dieu, notre Père, est environné des Séraphins, des Chérubins et de toute l’armée des Incorporels.

On peut concevoir le corps humain à l’image du cosmos, « micro­cosmos » ou « univers en miniature » et les temples comme symboles de cet univers — vision classique ; ou le cosmos et les temples à l’image du corps humain dont le Christ est le chef — vision paulinienne ; enfin, le corps humain et le cosmos à l’image du temple éternel — vision biblique. Nos églises devien­nent alors l’actualisation dans l’espace et dans le temps de l’Eucharistie perpé­tuelle. Ces trois conceptions s’harmonisent et glorifient la Trinité.

Ce bref rappel des trois temples était indispensable pour situer la Liturgie céleste.

    Où voyons-nous cette ample liturgie perpétuelle, célébrée par les anges, les trônes, les Chérubins, les Séraphins? Où voyons-nous les chandeliers, les trompettes, les roues mystérieuses de la Gloire de Dieu qui emplit tout de Sa pesanteur, ce Dieu palpable en ce temple indicible, sinon en de nombreux passages de l’Ecriture Sainte. Le récit le plus connu est celui où le Prophète Isaïe (IXe ch.) entend les Séraphins clamer : Saint ! Saint ! Saint ! devant

le resplendissement de la Gloire Divine. La Liturgie angélique se dévoile aussi chez les prophètes Zacharie, Daniel et dans certains versets des psaumes ; l’Exode y fait allusion, nous la rencontrons, enfin, chez Ezéchiel dans sa grande vision du char d’Israël.

L’Evangile nous en parle aussi la nuit de Noël. Tout d’abord, ce n’est qu’un ange-messager qui apporte la bonne nouvelle : « le Sauveur est né pour nous », puis, soudain, les pasteurs assistent à la Liturgie céleste. Ils aperçoi­vent une multitude d’anges chantant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! »

L’Apocalypse, elle, contient une longue description correspondant à notre propre Liturgie terrestre. Trois parties : la messe de la Parole ou messe des catéchumènes, les livres scellés ; les trompettes qui sonnent l'offer­toire ; la consécration et la communion avec les sept coupes.

Je le répète, nombre de passages des Saintes Ecritures renferment des visions de la Liturgie céleste entrouvrant ses rites, laissant connaître ses anges-célébrants. Ne disons-nous pas, au cours de la messe, que les anges concé­lèbrent avec nous, et à l’instant de l’offrande : cette Oblation sainte et rai­sonnable portée par les anges sur le divin autel !

Monde complètement oublié à notre époque, Liturgie spirituelle et angélique, presque étrangère, dont la louange perdurable est le rythme mysté­rieux.

La Liturgie céleste se déploie devant l’inaccessible, dans le méta- temps, l' « epichronos » selon Saint Basile. Elle est éternelle en face de notre temps fuyant et changeant. Rien ne peut en sa stabilité mouvante l’arrêter, la troubler ou la dévier de son action laudique. Mais elle n’est pas indifférente à l’histoire du monde. Les Incorporels la quittent sur ordre divin pour accom­plir leur mission parmi les hommes, et les visionnaires éblouis, admis à la contempler quelque instant, reçoivent ensuite le joug de leur vocation.

Ainsi, un grand-prêtre, un Séraphin, l’Archange Gabriel sort de la liturgie épichronique et entre dans le destin ; il se présente devant la Vierge : « Salut Marie pleine de grâce ! » En réalité, tous les événements historiques de valeur sont provoqués par l’irruption du méta-temps, « epichronos », dans notre temps fuyant et changeant. Dans l’Apocalypse, les anges quittent la Liturgie céleste pour déverser les coupes, annoncer, détruire ou, au contraire, préparer la Jérusalem nouvelle.

Et les prophètes ?

« L’un d’entre les Séraphins vola vers moi », s'exclame Isaïe ; dans sa main il avait une braise qu’il avait prise avec des pinces de dessus l’autel. Il en toucha ma bouche et dit : Voici que ceci a touché tes lèvres : ta faute est enlevée et ton péché pardonné. Puis j’entendis la voix d’Adonaï qui disait :

« Qui enverrai-Je

et qui ira pour nous ?

Et je dis : Me voici, envoie-moi ! »

« II me dit, raconte Ezéchiel, : Fils d’homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau, puis va, parle à la maison d’Israël. J’ouvris alors ma bouche et il me fit manger ce rouleau. Puis il me dit : Fils d’homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que moi je te donne ! Je le mangeai donc et il fut dans ma bouche comme du miel pour la douceur. Il me dit : Fils d’homme, allons, va auprès de la maison d’Israël, tu leur parleras avec mes paroles. »

Après leur stupéfiante contemplation de l’Eternelle Liturgie, ces deux prophètes « goûtent » le sacrement prophétique.

Une des caractéristiques de la Liturgie céleste est la Gloire. La Gloire la remplit, réside en elle, en est le fondement.

Qu’est-ce que la Gloire ? Il est impossible de la définir. Envisa­geons-la, paradoxalement, par son opposé : la matière. Qu'est-ce que la ma­tière T La matière est quelque chose de discernable, visible, palpable, présent qui tombe sous nos sens. Vous le savez, la matière est tout cela parce qu'elle est presque vide. Plus les choses sont pleines et plus elles sont invisibles. La Gloire est précisément ce « plein divin ». En hébreu « Gloire » (Kabod) signi­fie pesanteur, lourdeur, valeur, faste, présence. Quand la Gloire descendit dans le Tabernacle de l’Arche ou le Temple de Salomon, nul ne pouvait plus pénétrer. La Gloire, c'est Dieu qui ne se limite pas. Nous existons parce que le Tout-Puissant en son incompréhensible abnégation dit : Je ne suis pas là, ou, Je ne suis pas. S'il était, il n'y aurait que Lui. Il se dépouille, Il se retire afin de Se laisser approcher. Soudainement, la Gloire est : alors, on ne peut plus avancer, on n'est même pas brûlé, on est expulsé parce que le Tout est présent invisible. Et la Gloire est plus « pesante » que la matière !

La liturgie céleste vue par les Prophètes de l’Ancien Testament et, après l’incarnation du Verbe, par Saint Jean dans l’Apocalypse, présente plusieurs différences. Je n'en indiquerai que quelques-unes.

Chez Isaïe, Daniel, Ezéchiel que nous étudierons spécialement, les Servants, les Présents sont uniquement des forces noétiques et spirituelles : Séraphins, Chérubins, Trônes, êtres à forme humaine, vêtus de vêtements blancs, êtres angéliques, tandis que dans la Révélation de Saint Jean l'huma­nité est co-opérante dans le ciel. Après l’Ascension, le Christ ayant monté notre nature au-dessus de toute sphère céleste, dépassant les Séraphins et les Chérubins, l'humanité apparaît dans les Vingt-Quatre Vieillards, la multi­tude des Saints qui, en habits neigeux, des palmes à la main, se prosternent et participent à la Liturgie céleste.

Deuxième différence : la « mission » dans l’Ancien Testament est sur­tout confiée aux Prophètes ; Moïse, Isaïe, Ezéchiel, Zacharie sont envoyés. Ce sont les anges qui sont chargés de la mission dans l'Apocalypse, car malgré nos péchés, le monde est devenu Corps du Christ, et les anges, serviteurs du Corps du Christ, nous punissent ou nous aident. Auparavant, les prophètes annonçaient Dieu, à présent, ce sont les. anges qui nous servent. Combien il serait utile d’assimiler la pensée que rien n’est plus immense, plus serviable que l’armée angélique !

Et voici la plus grande différence.

Le temple céleste, nous le verrons chez Ezéchiel, est une sorte de plan prototype, une structure de la pensée du Verbe, surtout mécanique mais animée de la louange pensante des roues qui tournent, cependant qu'en la nouvelle Jérusalem s'épanouit l’Arbre de Vie. Le premier temple est le temple des fiançailles, le deuxième celui des noces.

Toutes nos Liturgies, qu’elles soient orthodoxes, romaines ou pro­testantes, ne sont que des reflets de l'unique Liturgie céleste. Le tabernacle de l'Ancien Testament et le Temple de Salomon étaient les reflets palpables du Temple pré-éternel. C'est le motif qui faisait craindre aux Juifs toute repré­sentation de Dieu, n'acceptant que celles qui leur furent données par le Tout- Puissant Lui-même : les Chérubins aux ailes déployées auprès du Taber­nacle nomade du désert, et ensuite, le Temple de Salomon dans lequel étaient sculptés plusieurs Chérubins, car Dieu est Un mais II n’est point seul. Il est trinitaire, environné du monde angélique sans lequel la vision biblique serait incompréhensible.

L’univers et le cosmos possèdent aussi le reflet céleste. Les Quatre Vivants d’Ezéchiel, aux têtes de lion, d’aigle, de bœuf et d’homme, vus aussi par Saint Jean l’Evangéliste, expriment les quatre éléments de la nature, les quatre fleuves du Paradis, les quatre évangiles. Ils composent une vision synthétique des divers aspects du cosmos, de la vie éternelle, de la vie de l’homme et de l’Eglise, simultanément saisis.

Si nous approchons des Prophètes, oublions absolument les êtres travaillant dans les bibliothèques, à la recherche de manuscrits ou méditant quelque part en un coin tranquille. Ce sont des créatures exceptionnelles, des phénomènes originaux, mus par l’Esprit et la Parole qui les bousculent : Va à droite, va à gauche ! Lorsque la Parole transperce le prophète, lorsque l’Esprit s’en empare, le voici bouleversé. Considérons plutôt : Isaïe reçoit sa mission sous forme d’un charbon ardent sur ses lèvres, Ezéchiel mange la Parole, la digère, Jérémie compare la parole de Dieu au feu.

Dieu attrape soudainement les prophètes, ils Lui résistent : Je ne veux pas, je ne veux pas ! Laisse-moi dans la paix, Seigneur ! Laisse-moi vivre ma petite vie, pourquoi m’envoies-Tu ? C’est une dispute avec Dieu. Je ne puis dire ce que Tu m’ordonnes. Tes paroles ne correspondent nullement à la situation d’un peuple émigré, découragé — il est vrai qu’ils prédisent parfois la catastrophe. Ils supplient, protestent mais soudain, Dieu chante magnifiquement : Vous serez ressuscités !

La pensée divine est difficultueuse à absorber, non seulement diffi­cile mais troublante. Que le corps soit soulevé par les cheveux, comme dans le cas d’Habacuc, ce n’est pas grave ; peu importe le nombre de kilomètres parcourus en cette position mais c’est l’ébranlement de l’homme total qui est grave. Quel choc lorsque Ezéchiel entend le Seigneur prononcer : « Fils de l’homme ! » Quel feu l’enflamme, quel souffle le scrute ! Nous voici bien loin du prophète étudiant et cogitant...

Présence de Dieu. Secousse profonde.

Il en est de même de leurs visions, aucun rapport avec les « clichés » des clairvoyants. La vision d’Ezéchiel de la Liturgie céleste, n’est pas une projection de ce qu’il a pu acquérir dans sa vie, il est  spectateur », et voici qu'au sein du monde absurde se produit un changement : une vision de beauté, une harmonie incompréhensible, presque informulable se décou­vrent. Alors, on sent Ezéchiel obsédé par la crainte terrible d’omettre un détail dans la description. Ce qu’il nous transmet est d’une exactitude rigou­reuse ; il faut bien comprendre que les inspirations venant de Dieu sont toujours exactes. Ezéchiel ne distingue pas du « vague », il décrit autant qu’humainement se peut. L’apparition est stable, lui permettant de fixer, de vérifier et ce qui lui semblait absurde dans l’existence humaine recouvre à nouveau la justesse, l’harmonie, la beauté et la bonté.

Le Premier Visionnaire est Dieu. Quand Il créa, les premier, deuxième et troisième jours et qu’il vit Son œuvre, Il dit : « C’est beau » ou « C’est bon ! » La présence visible de l’être aimé, sans aucune compa­raison bien entendu, est de pareille nature, elle peut nous retenir des heu­res... La vision est d’une vertu aussi agissante que la parole et l’esprit.

Nous ne pouvons imaginer Dieu invisible regardant pour la première fois Sa créature, mais nous pouvons écouter le prophète retrouver, d'en bas, voir le monde sublime, entendre la Liturgie céleste qui en est le Temple, et c’est un éblouissement, un bouleversement.

 

CONTENU DU LIVRE D'EZECHIEL

Le livre d’Ezéchiel est constitué de quarante-huit chapitres.

Sa vision : au premier chapitre, revient aux X et XI* chapitres ; sa mission : du deuxième chapitre au troisième, verset 21 ; les prophéties contre Israël et les autres peuples : du troisième chapitre, verset 22 au trente- deuxième chapitre ; la délivrance et l’espérance : du trente-troisième au trente-neuvième chapitre ; la description minutieuse du Temple, rappelant celui de Salomon : du quarantième au quarante-huitième chapitre. Ces huit derniers chapitres sont d’une lecture ingrate, farcis de mesures, de chiffres, de partage de la terre. Pourtant, derrière ces calculs se dissimule la Jéru­salem céleste, analogue à celle de l’Apocalypse.

 

EZECHIEL ET LA PERIODE PROPHETIQUE

La période qui va de Moïse à Jésus couvre environ mille trois cents ans. C’est au XIIIe siècle avant notre ère que commence le prophétisme car Moïse, l’ami de Dieu, est un prophète. Puis, du XIIIe au VIe siècle avant Jésus- Christ s’enchaîne une lignée de prophètes s’arrêtant à Malachie. Dieu secoue son peuple par sa Parole puissante, comparée au tonnerre. A partir du VIe siè­cle avant Jésus-Christ, nous plongeons dans un silence de cinq cents ans, presque six cents ans, jusqu’à Jean le Baptiste. Cela ne signifie pas d’ailleurs, qu’il y ait eu absence de prophètes mais ils sont de seconde zone sans compter les faux prophètes vivant à toute époque.

Les hommes qui resplendissent dans la Bible et forgèrent, qu’on le veuille ou non, la conscience de l’humanité à travers Israël, se lèvent entre le XIIIe et VIe siècles, pendant huit cents ans à peu près. Qu'est-ce huit cents ans dans l’histoire de l’humanité ? Un instant ! Dans ma jeunesse, je nom­mais ces phénomènes d’épanouissement « acmés », montagnes, hauts-lieux, repères d’une courbe ascendante. Tout à coup, un souffle de prophétisme nous emporte, puis, la courbe redescend, puis, remonte à nouveau. Ainsi, les Chrétiens débuteront-ils par un art plastique fort médiocre (je ne parle que de l’art plastique). Les catacombes présentent à travers des sujets reli­gieux une copie de l’art romain décadent ; le Christ ressemble à un quel­conque Apollon ou à un garçon potelé jouant de l’arc, évoquant plutôt les marchands de chansons dans les rues, la Vierge est assimilée à une matrone portant un énorme bébé, etc. Nous rencontrons et constatons une difficulté : l’expression picturale sacrée monte, monte, se réalise un certain temps — en Occident, par exemple, du IXe au XIIe siècle de notre ère, en Orient elle se prolonge jusqu’au XVe, XVIe siècle — nous atteignons un « acmé » de l’art liturgique, verbe autant que musique, ensuite, l’art se profanise... mais d’une époque assoupie peut resurgir un autre « acmé ». Le Saint-Esprit agit dès le commencement du monde et agira jusqu’à la fin des temps. Nous distin­guons pourtant ce phénomène curieux : au long de quatorze à quinze siècles, différents écrivains, juifs par excellence, construisent notre Bible qui s’arrête à l’Apocalypse. Quelle en est la signification? L’action de l’Esprit Saint est- elle « stoppée », a-t-Il pris la « retraite » ? Certes non, le dynamisme continue sans interruption, mais des limites circonscrivent certaines manifestations ; ainsi, verrons-nous le prophétisme de l’Ancien Testament s’anémier six siècles avant la Nativité.

Examinons quelques dates :

Moïse : treizième siècle avant Jésus-Christ, pense-t-on.

Deborah la Prophétesse : douzième siècle.

Elie et Elisée, deux grands prophètes qui, à la suite de Samuel n’écrivirent point : dixième siècle environ. Ces trois personnages incarnent un groupe de foudroyants prophètes connus par le seul récit de leurs actions car ils ne laissèrent aucun ouvrage.

Moïse, par contre « l'incirconcis des lèvres », est l'Ecrivain.

Deborah chantait et ses chants étaient enregistrés, non sans doute par magnétophone, mais par la mémoire de ses auditeurs.

Elie (interlocuteur du Christ à la Transfiguration) n’a pas composé de livre...

Nous sommes au Xe siècle et, subitement, du IXe siècle au VIe, en trois cents ans de temps, tassés les uns sur les autres, s'avance une phalange de prophètes : deux, trois, quatre, cinq — je passe sous silence les écoles, une multitude de prophètes dont la Bible mentionne les noms en plus de ceux qui prirent place dans le canon des livres de l’Ancien Testament. Le prophétisme fleurit en Israël ou en Juda, à la veille de la catastrophe et de la destruction de Jérusalem, ainsi que pendant la captivité, en somme, au sein des moments troubles. (Cet élément de remous pénible, nous pouvons l’appliquer à notre propre vie ; nous perdons rapidement dans le confort ce que nous acquîmes spirituellement ; le remous précède fréquemment la catastrophe). On peut dire que la période prophétique s’étend avant, pendant et après la captivité, elle entoure les événements tragiques d'Israël et de Juda. Puis, après Malachie, la fatigue s’appesantit. « Le livre des Macchabées » est un récit patriotique, c la Sagesse » est profonde mais là, l’ouragan du prophétisme a disparu.

Il est intéressant de signaler le même phénomène dans l’histoire universelle des religions. Tout d’abord, les religions traditionnelles plongent leurs racines au loin, « dans le sein de Brahma », « dans le sein d'Abraham » et, à travers le Père des croyants, jusqu’en la préhistoire, époque mythique ; ensuite, l’humanité entame une période que l’on pourrait qualifier de sotériologique. Des mystiques, des sages, créateurs de religions du salut, entrent en jeu : Pythagore, Bouddha, Confucius, Zarathoustra, Lao-Tseu, tous appar­tenant à la même époque que les prophètes bibliques. Ce phénomène mani­feste l’universalisme du destin des peuples, universalisme divers, sans doute, complexe certes, mais parcouru de résonances et de consonances fraternelles qui circulent entre ces différentes apparitions du IXe au VIe siècle avant Jésus-Christ. Ces réformateurs, Zarathoustra en Perse, Bouddha en Inde, Lao-Tseu en Chine, léguèrent à leurs disciplines un message de renouveau sotériologique, contenant des « recettes » de salut, un appel au salut cependant que les prophètes bibliques préparaient le Réformateur, le Sauveur.

Quels sont les noms des prophètes de, l’Ancien Testament en cette brève période ? Les savants et les spécialistes contemporains établissent une liste chronologique qui n’est pas exactement celle des livres de l’Ancien Testament

Voici les hypothèses scientifiques que j’essaierai de résumer. Se sont occupés de la question nombre d’Allemands, quelques Français de-çi de-là, des Anglais qui commencent à rivaliser avec leurs collègues germa­niques quoique ces derniers gardent la première place. D’une façon générale, sans trop trahir leurs discussions interminées, nous pouvons avancer qu’ils
situent au IXe siècle Amos, Osée, lsaïe (y a-t-il un, deux ou trois Isaïe ? C'est un autre problème) et Michée ; au VIIIe siècle, Sophonie et Jérémie, juste avant le joug de Babylone (« Faites pénitence, disent-ils car vous êtes à la veille de catastrophes si vous ne faites pas pénitence ») ; au VIIe siècle, au début de la captivité, se pressent sans que l’on puisse fixer une date précise : Nahum, Ezéchiel, Daniel, Aggée et Zacharie ; au VIe siècle, enfin, le dernier : Malachie.

La Bible donne une autre nomenclature : quatre grands prophètes ressortent : Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel. Pendant longtemps le canon hébraïque n’accueillit pas Ezéchiel, ainsi que certains passages de Daniel. Remarquons, d’autre part, que ces figures ne sont nommées ni par ordre alphabétique ou par ordre de valeur, mais placées de manière à peu près chronologique, car lsaïe précédait Jérémie, Jérémie Ezéchiel et Ezéchiel Daniel. Ces quatre prophètes sont mis en tête, non point en raison d’une qualité intérieure dépassant celle des douzes petits prophètes, mais en raison de l’abondance de leurs écrits : plus de pages, plus de versets simplement. Une hiérarchie ne peut être établie entre eux et leurs douze petits collègues que par rapport à la quantité.

Et pourtant... et pourtant... subsiste un fait mystérieux : le jeu du nombre. Ce jeu, artificiel dans plusieurs cas, dévoile parfois un sens : quatre prophètes, quatre évangélistes, douze « petits prophètes » corres­pondant aux douze tribus d’Israël ! Le nombre habite la pensée divine et le Christ s’en sert souvent: Il choisit douze apôtres. Aux instants solennels, Il en prend trois. N’aurait-il pas été plus prudent, du point de vue social et naïf, de s’entourer de onze apôtres en excluant Judas ? Le Christ a préféré douze avec Judas que onze sans le traître. (Je ne fais pas allusion à Paul qui est une sorte de trouble-fête parce que treizième apôtre, de même que les douze tribus d’Israël qui deviennent treize avec les fils de Joseph). L’histoire n’a pas que les chiffres extérieurs, Xe, XIe ou XVe, en elle se profi­lent les nombres. Un cas, par exemple, illustre ce jeu des nombres : l'Eglise indivise a sept conciles œcuméniques (correspondance avec le chiffre 7, les 7 colonnes du temple de la Sagesse). Ensuite se dérouleront d’autres conciles qui ne seront plus œcuméniques. Un autre exemple : I’apôtre Paul a beaucoup écrit, il ne reste de lui que quatorze épîtres, deux fois sept. Pourquoi quatre évangélistes et non cinq ou dix ? Nous touchons ici une harmonie direc­tive accidentelle, semble-t-il, historiquement. Les quatre évangiles sont entrés dans la vie spontanément ; on s’aperçoit, après coup, que ce mouvement spontané est guidé par un logos et une logique intérieurs. La liste des douze « petits prophètes » de nos Saintes Ecritures, communiquée sans date aucune, correspond à peu près à celle que la science actuelle a dressée : Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie. Le livre de Jonas, mis à part dans la Bible, est placé entre Abdias et Michée, non loin d'Osée, datant probablement du VIIIe siècle ; le situer est extrêmement difficile malgré l’élément historique de « Ninive la grande » dont la date est particulièrement imprécise, et je me demande pour quel motif les exégètes contemporains s’entêtent à le déclarer très proche de Jésus-Christ ? Parce que Ninive est mentionnée plus tard dans l’histoire ? Non. Ninive existait déjà, parce qu’il contient des pensées voisines de l’Evangile. Bien faible argument critique ! Pourquoi ne pourrait-on avoir des pensées évangéliquement parfumées dix mille ans avant l’Evangile ? Pour­quoi une date postérieure serait-elle inévitablement supérieure à une date antérieure ? Naïveté d’une évolution linéaire, imposant la progression cer­taine de l’homme ! A ce taux, nous devrions tous être des génies, et nous avons pourtant parmi nos ancêtres Socrate, le divin Paul, Saint Augustin.

Sommes-nous, parce que nés plus tard, une synthèse de Socrate, du divin Paul et de Saint Augustin ? L’humanité est-elle plus évoluée parce que plus âgée ? Un de nos enfants, même spécialement intelligent, serait-il supérieur à Moïse ? Constatons humblement que l’humanité trace des courbes d’intelli­gence et... de bêtise, difficiles à épingler sur des dates.

 

PERSONNALITE D’EZECHIEL

Revenons à Ezéchiel que nous voulons étudier.

Ezéchiel signifie : « Dieu rend fort ». Le Saint-Esprit saisissait et jetait dans la prophétie des hommes de milieux différents. Ezéchiel, comme Jérémie appartenait au milieu sacerdotal. Il est instructif de discerner comment Dieu agit sur l’homme. Il le bouleverse, provoque en lui une révo­lution totale tout en tenant compte simultanément de sa personnalité concrète. Ezéchiel, au long de ses prophéties qui le dépassent, restera un prêtre. Il voit surtout le temple dans l’avenir, le problème rituel continue à le préoc­cuper, les lois doivent être restaurées. Ses cadres humains sont lévitiques, cléricaux au sens le plus noble (l’adjectif « clérical » n’est pas négatif). Le langage du Saint-Esprit ne brisera pas le chant de sa vocation, réalisant ainsi la synergie divine-humaine. L’homme soulevé par l’inspiration, n’est pas qu’instrument. Il n’imite en rien ces dames vénérables qui s’asseyent commodément pour se livrer à l’écriture automatique, ni même l’écrivain inspiré. L’homme chez le prophète est écrasé, il disparaît et dans le même moment sa personnalité se redresse, éclate, devient la rencontre, le choc de l’humain et de la grâce. Le prophète n’exhale nullement vers Dieu sa reconnaissance de l’avoir fait prophète ; au contraire, il résiste et refuse : Comment pourrais-je, Seigneur, proclamer ce que Tu m’ordonnes ? Je n’en suis pas capable ! Moïse c fait des histoires » au point que Dieu courroucé lui réplique : Ton frère parlera pour toi !

Voilà le prophète dans toute sa puissance de volonté, dans toute la puissance de ses défauts, de ses caractéristiques. On ne peut dire qu’il soit le maître, il est le serviteur écrasé. Les mots sont boiteux pour exprimer cette lutte harmonieuse. Il décrit sa vision en paroles qu’il n’aurait pas voulu accepter. Dieu lui communique quelque chose qui vient d’un autre monde. A l’opposé, les faux prophètes recherchent, accueillent l’atmosphère, l’ambiance et manifestent alors une inspiration toujours agréable à entendre, ils ne dresseront pas jusqu’au bout le désastre. Tandis qu’Ezéchiel ! Que crie-t-il à son peuple ? Jérusalem sera détruite, vous serez emmenés en captivité. Les faux prophètes rectifient l’avenir, s’accrochent à l’espoir, complaisent aux rois. Le monde psychologique est brûlé par le vrai prophète. Homme nu, total devant la Présence et la Force divines.

Ezéchiel garde son langage ecclésiastique, ce qui d’ailleurs a choqué maints critiques. Les autres prophètes annoncent l’universalité messianique, Isaïe appelle les peuples « aux cieux nouveaux, à la terre nouvelle » Ezéchiel, lui, demeure en Israël. Lorsque nous lisons le Vendredi Saint le célèbre passage des « os secs » qui revivent et se redressent, nous vivons la résur­rection universelle ; mais que dit Ezéchiel : Israël, debout. Il ne dit pas : Humanité, debout ! Quand il décrit le Temple à venir, il subit sans aucun doute l’influence du temple de Salomon, mais son symbolisme le transcende. La résurrection d’Israël est l’image de la Résurrection universelle et le temple de Salomon celle de l’Eglise.

Sa limitation est verbale et le Christ le citera dans la parabole du Bon Pasteur. Il hausse Ezéchiel, dégage le sens universel qu’il contient tout en étant c à la lettre », dans le cadre d’Israël.

 

Ezéchiel (XXXIV).

« Me voici ; j’aurai souci de mes brebis et je les inspecterai. Comme un pasteur inspecte son troupeau, au jour où il est parmi ses brebis éparses, ainsi j'inspecterai mes brebis, et je les retirerai de tous les lieux... Je leur susciterai un seul pasteur, mon serviteur David ; lui les pattra, et c’est lui qui deviendra leur pasteur. »

Saint Jean (X).

« C’est Moi qui suis le bon pasteur : Je connais Mes brebis et Mes brebis Me connaissent, comme le Père Me connaît et Comme Je connais le Père. Et Je donne Ma vie pour Mes bre­bis. ... J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pat de cette bergerie... Il faut que Je les mène : elles entendront Ma voix, et il n’y aura qu’un seul troupeau, un seul Pasteur. »

 

(Fin du 1er cours)