Le dimanche 26 mars 1905, jour de la fête de l’archange Gabriel, naquit Eugraph Kovalevsky. Son histoire étonnante commença dans la belle ville de Saint-Pétersbourg, à midi précisément, l’heure où, quotidiennement, un coup de canon était tiré depuis l’un des bastions de la forteresse Pierre-et-Paul. Cette coïncidence fit suffisamment impression pour qu’on décidât de lui donner pour parrain l’officier commandant ces tirs de canon, son oncle Tikhon Balkachine.
Le saint patron d’Eugraph avait été un avocat grec martyrisé au IVe siècle. Eugraph était le plus jeune des trois fils d’une famille de l’aristocratie ukrainienne, celle des Dolenga-Kovalevsky. Animée par un profond idéal humanitaire tourné vers le développement spirituel et culturel du peuple russe, cette famille illustre avait déjà offert à son pays nombre d’éminents serviteurs.
Le père d’Eugraph, Eugraph Pétrovitch – député, en 1905, du département de Voronège et fervent partisan des réformes administratives nécessaires au renouveau de la vie paroissiale –, fut un des initiateurs du concile de l’Église russe (1917-1918). Il assuma également la charge de rapporteur de l’Instruction publique. En cette qualité, il réussit à faire adopter le principe d’un enseignement primaire pour tous et voter un plan décennal de construction de près de vingt mille écoles.
La mère d’Eugraph, Inna Vladimirovna, née Strekalov, n’était pas en reste ; l’une des premières femmes diplômées de l’université et considérée comme une des plus cultivées de son pays, elle enseignait l’histoire.
Très vite, le 24 avril 1905, Eugraph fut baptisé dans le foyer familial, par le père Nicolas Golovine. Mais alors que ses deux frères, Maxime et Pierre, avaient été confiés à une nurse professionnelle assistée d’un domestique, curieusement, une modeste fille de diacre, Maria Romansky, ayant dû, faute d’argent, interrompre ses études lui était affectée.
Rapidement, pour une raison inconnue, leur vie à tous les deux s’organisa à l’écart de la vie familiale. Le petit Eugraph et sa jeune nourrice partageaient tout, dormaient dans la même chambre, alors même que, de leur côté, Maxime et Pierre logeaient dans un appartement contigu à celui de leurs domestiques. Cette situation insolite perdura les premières années de la vie du saint.
La jeune Maria, fille simple pourvue d’une foi sincère, adopta très vite, avec l’autorisation des parents d’Eugraph, l’usage de l’emmener à l’église du Saint-Sauveur, où venait prier le petit peuple de Saint-Pétersbourg. Maxime et Pierre fréquentaient quant à eux, avec leurs parents, l’église qui seyait au rang social des Kovalevsky : une église sans accès direct à la rue, dans laquelle on ne pouvait entrer sans une invitation, où l’on posait ses habits au vestiaire et où l’on écoutait un chœur professionnel chanter l’office.
Comme l’église du Saint-Sauveur était toujours pleine et qu’Eugraph était encore bien trop petit pour suivre, placé au milieu de l’assemblée, les longs offices, la jeune Maria l’asseyait à chaque fois sur l’ambon doré surplombant le chœur. Plus d’une fois, un clerc sortit du sanctuaire pour lui demander d’en faire descendre l’enfant. Mais Maria, sans hésiter ni craindre le scandale, maintenait toujours son petit protégé, perché dans les hauteurs, les yeux et les oreilles grand ouverts à la majesté des offices liturgiques.
Madame Kovalevsky veillait à l’avenir de ses fils ; un enseignement très complet leur était dispensé. Ainsi, à l’âge où l’on commence les études, ils furent, tous les trois, confiés à une éducatrice d’origine balte et de religion luthérienne. Très vite, ils parlèrent couramment trois langues : le russe, l’allemand et le français. Sciences et Lettres leur furent également enseignées. Pour finir, les trois garçons bénéficièrent de leçons de danse, de peinture, de musique et d’harmonie – Maxime, de piano, Eugraph, de violon –, dispensées par les meilleurs professeurs et artistes de leur temps. Plus encore, Madame Kovalevsky, recevant régulièrement, à sa table et dans son salon, des intellectuels et des personnalités du monde des arts, offrit, à ses trois garçons, une atmosphère très stimulante pour de jeunes esprits.
Leur éducation religieuse fut, quant à elle, directement assurée par leur mère qui, historienne de métier, possédait une solide formation religieuse. Dégagée de toute bigoterie, mais bien consciente de l’importance de la Tradition, elle leur enseignait chaque soir l’Ancien et le Nouveau Testament, en n’oubliant pas de nombreuses lectures commentées d’auteurs russes comme Tolstoï, Dostoïevsky ou encore Solovieff, mais aussi d’auteurs étrangers, notamment protestants, comme Luther, Calvin ou James, ou encore catholiques, comme Pascal, Bossuet, Chateaubriand, Lamennais ou de Maistre. Elle leur faisait également apprendre par cœur les textes et la structure des offices orthodoxes, ainsi que les chants liturgiques. Aussi, les trois garçons ne tardèrent-ils pas à connaître parfaitement le slavon.
Certains autres soirs, Eugraph, Maxime et Pierre étaient autorisés à aller écouter leur père, dans son cabinet, raconter ses souvenirs de voyages aux Amériques et en Europe. Outre ses récits, leur père, rapporteur du budget des cultes, mettait constamment la famille en contact avec les milieux ecclésiastiques : les évêques et higoumènes des plus grands monastères russes se succédaient continuellement chez eux. Les conversations domestiques avaient, par conséquent, très souvent trait aux problèmes de l’Église. Les trois fils Kovalevsky se trouvèrent, ainsi, chaque jour un peu plus imprégnés de culture ecclésiastique.
Mais le jeune Eugraph présentait déjà les signes d’une disposition naturelle, bien au-delà de l’ordinaire, et ce dans de nombreux domaines. Ses deux frères s’en étonnaient quotidiennement, observant cette singularité avec beaucoup d’intérêt. Comme devait l’écrire, un jour, Maxime : « Eugraph était un peu le génie de la famille[1] ».
Ainsi des actions inattendues, des réflexions profondes et des créations artistiques étonnantes rythmèrent l’enfance d’Eugraph. En outre, de nombreuses visions et des expériences spirituelles hors du commun commencèrent très tôt à jalonner son premier apprentissage de la vie intérieure.
C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, alors qu’il n’avait pas six ans, saint Nicolas lui apparut en songe pour le bénir. Une autre fois, alors qu’il avait onze ans, il fut pris d’un songe au milieu de l’église Notre-Dame-de-Kazan. Ce jour-là, il attendait son tour, dans une longue file d’enfants, pour se confesser à l’archiprêtre Philosophe Ornatsky, disciple de Jean de Cronstadt et futur hiéromartyr de la révolution. Tout à coup, la voûte de l’église s’effaça, laissant la place à un ciel immense rempli de saints évêques, de martyrs et de saintes femmes qui se tenaient debout sur des nuages. Au milieu de ce ciel était placée, isolée, une échelle montant jusqu’aux portes du paradis, de part et d’autre de laquelle se tenaient la sainte Mère de Dieu et saint Nicolas. Le jeune Eugraph, plein d’enthousiasme et sans hésitation, s’élança pour gravir l’échelle. Mais plus il montait, plus les échelons s’espaçaient ; rapidement, l’ascension devint impossible. Eugraph se trouva alors définitivement stoppé. Il attendait là, sans bouger, fixé à l’échelle, quand la Sainte Vierge et saint Nicolas vinrent saisir ses petites mains pour lui faire franchir, d’un seul bond, le dernier échelon, et le faire entrer au paradis. Eugraph était arrivé devant le prêtre ; il allait pouvoir commencer sa confession.
Une autre fois, le jeune Eugraph, plongé dans la prière, vit le Christ le regarder puis monter au ciel avec une immense croix. Plus tard encore, à nouveau en songe, un oiseau de feu lui transperça le cœur si vivement qu’il en gardera toute sa vie, de son propre témoignage, une sensation dans la poitrine, à la fois douloureuse physiquement et joyeuse intérieurement. Enfin, alors qu’il n’avait pas cinq ans, un jour de fête, une lumière vint inonder sa chambre au point de l’envelopper entièrement, comme une couverture, et lui faire ressentir la paix indescriptible de la présence de Dieu.
L’école déplaisait grandement au jeune Eugraph ; il ne jouait pas avec ses camarades et ses notes étaient médiocres. Que dire si ce n’est que son esprit était ailleurs. Il lisait beaucoup, apprenait très vite et retenait tout, jusqu’au moindre détail. Il écrivait également, malgré son jeune âge, des pièces de théâtre, et remplissait des dizaines de cahiers de poésie. Il inventait et créait sans cesse.
Il jouait également des heures durant, avec son frère Maxime, à célébrer les offices liturgiques des « grands » lorsqu’ils ne reconstituaient pas des batailles militaires avec leur collection de milliers de soldats de plomb, en prenant, avec son frère, le rôle de la Providence plutôt que celui de l’une ou l’autre des armées : parce qu’Eugraph, dans tout ce qu’il faisait, ne pensait déjà qu’à Dieu et à sa justice.
Une autre fois, ses parents le trouvèrent, debout sur la table de la cuisine, prononçant, devant le personnel de la maison, un sermon relatif aux fresques et mosaïques de l’église du Saint-Sauveur qu’il venait juste de quitter.
Mais déjà, comme il le confiera lui-même à quelques proches, au soir de sa vie, le jeune Eugraph se trouvait attiré, rassuré seulement lorsqu’il se sentait placé auprès de la Sainte Trinité, celle qu’il nommait déjà « Trinité-Unité, mon Unique Ami ». Un jour, son frère Maxime, qui vaquait à ses occupations dans sa chambre, l’entendit chanter dans le jardin. S’approchant de la fenêtre, il l’ouvrit et regarda en bas : le petit Eugraph, qui n’avait pas sept ans, courait, sautant à cloche-pied et chantant à tue-tête la gloire de la Sainte Trinité.
Cette période bénie devait, hélas, se clore rapidement, les troubles politiques de la révolution de février 1917 commençant à faire leur œuvre. L’abdication du tsar Nicolas II n’allait plus tarder. Les uns se réjouissaient déjà, d’autres pleuraient amèrement. Eugraph, du haut de ses douze ans, était, pour sa part, spontanément indigné. Instinctivement, il ne pouvait aimer ce désordre exacerbé qu’il considérait comme opposé à l’évolution naturelle des choses voulue par Dieu. Il était, certes, bien jeune pour nourrir de telles pensées, mais ce qu’il tenait déjà pour assuré était que, seule, la liturgie offrait à l’existence humaine une réelle stabilité. Du reste, n’avait-il pas déjà installé dans la maison familiale, avec ses frères, un oratoire afin de prier plus aisément et chanter les offices quotidiennement, les pratiquant avec une exigence rituelle presque fanatique ?
C’est à ce moment-là qu’Eugraph et Maxime commencèrent à travailler l’art iconographique avec un proche de leurs parents, le célèbre archéologue et iconographe, Théodore Ivanovitch Ouspensky, se plongeant sans retenue dans l’étude des saints du calendrier liturgique. Plus encore, ils se mirent à peindre quotidiennement l’icône du saint du jour – ce qui allait les amener à accomplir, l’un créant la ligne, l’autre apportant la couleur, l’exploit de la production de plus de cinq cents petites icônes !
Au début de l’été 1917, les troubles toujours s’accroissant, les Kovalevsky décidèrent de se retirer en villégiature dans leur résidence d’été. Elle était située dans le département de Voronège dont Eugraph Pétrovitch était député. C’était une grande propriété de mille hectares de blé, comptant de nombreux bois et le plus grand verger de pommes de Russie, avec de nombreux chevaux et du bétail en quantité.
À peine arrivé, le jeune Eugraph se précipita à l’église du village Youtanovka, Notre-Dame-de-Tikhvin. Quelques jours plus tard, il faisait déjà office de lecteur dans la paroisse, poussant sa voix, très forte, très profonde, curieusement disproportionnée à son corps et à sa jeunesse, pour remplir le volume de l’église.
L’été devait se passer ainsi, dans le calme relatif d’une province un peu reculée, à cinq cents kilomètres au sud de Moscou. Et dans la petite église, les fidèles voyaient, maintenant chaque jour, le jeune Eugraph, du haut de ses douze ans, passer son temps à s’activer et servir les offices.
Puis, à l’automne, en pleine révolution d’Octobre, une bonne nouvelle fut annoncée aux chrétiens de Russie : le Concile tant attendu pouvait enfin se réunir. Le 28 octobre, il votait le rétablissement du Patriarcat. Après presque deux siècles, les Russes avaient un nouveau patriarche, le métropolite Tykhon Bellavine. Mais, au même moment, à Saint-Pétersbourg, le parti des bolcheviques renversait, par les armes, le gouvernement provisoire de Kerenski. Dans la foulée, le Congrès des Soviets créait un Conseil des Commissaires du peuple dont Lénine prit la présidence. Alors, début 1918, commença la guerre civile qui opposera, durant près de quatre années, les « blancs » républicains et monarchistes, assistés par les puissances occidentales, aux bolcheviques.
La tyrannie socialiste engageait sa triste et sanglante course. À Saint-Pétersbourg, il n’y avait plus de pain ; la famine était entrée dans tous les foyers. De leur côté, les Kovalevsky, revenus en ville, mangeaient des galettes cuites avec de l’avoine de chevaux.
Au même moment, le jeune Eugraph entama son premier combat ; les symptômes d’une très puissante asthénie commencèrent à se manifester. C’était une fatigue extrême et permanente dont on ignorait l’origine. Elle donnait à chacune de ses journées le caractère d’une lutte continuelle ne fût-ce que pour rester debout. Le jeune Eugraph, qui étonnait déjà fortement son entourage par son extrême singularité, décida très vite de ne plus en parler, bien que cette mystérieuse maladie n’allât plus lui laisser de répit jusqu’à son départ pour le Ciel.
Ainsi, l’enfance d’Eugraph, jusqu’à ses douze ans, s’était passée à l’abri d’un monde bouleversé, dans cette maison bien tenue de la grande aristocratie russe du début du siècle. Il avait bénéficié de l’harmonie d’un foyer chrétien, pétri de cultures russe et européenne, avec deux frères très proches, des parents attentifs, un personnel domestique obligeant et les nombreuses relations éclairées du cercle familial.
Mais une chose était d’ores et déjà évidente pour tous : Dieu avait posé le doigt sur le dernier rejeton de la famille, le petit Eugraph. Puis, le prenant par sa main d’enfant, il l’avait emmené dans son Église immaculée – cette Église que, désormais, il n’allait plus quitter.
À l’été 1918, la guerre civile faisant rage, il n’était, cette fois-ci, plus question de villégiature pour la famille Kovalevsky qui décidait de partir promptement pour Kharkov, capitale de l’Ukraine, berceau des Kovalevsky, où le régime soviétique n’avait pas encore planté ses crocs et où elle pourrait trouver de quoi subvenir à ses besoins.
Dans la précipitation du départ, le jeune Eugraph avait cousu, dans la doublure de son manteau, le plus d’icônes qu’il pouvait ; c’est à peine s’il parvenait à marcher. À la frontière de l’Ukraine, le train qui transportait les trois frères et leurs parents fut immobilisé pendant douze jours. Eugraph, avec quelques autres enfants, en profita pour se sauver et courir au village assister à la liturgie de la Transfiguration. À Kiev, quelques jours plus tard, c’est dans les monastères de la ville que le jeune Eugraph se précipita encore. Un autre jour, tout heureux, il réussit, grâce à la vente de quelques-unes de ses icônes, à acheter quelques livres liturgiques. Malgré l’agitation extérieure, il parvenait encore à dire quotidiennement, avec ses frères, les vêpres et les matines qu’ils avaient quelque peu abrégées. Eugraph était entré dans sa treizième année.
À Kharkov, Inna Vladimirovna était désormais seule, sans son mari qui, pour avoir participé au gouvernement libéral de la république autonome d’Ukraine, avait, pour sauver sa vie, dû fuir en France. Malgré les conditions éprouvantes de cet exode, elle parvint à maintenir la formation de ses trois fils ; plusieurs professeurs étaient engagés pour les instruire à domicile. Ainsi, Eugraph et ses deux frères purent encore profiter d’une éducation très soignée, exceptionnelle en des temps à ce point troublés. Avec son frère Maxime, Eugraph réussit également à poursuivre son activité artistique ; ils créèrent ensemble l’ouverture d’un opéra intitulé Conte de Printemps dont la représentation publique avec orchestre symphonique remporta un grand succès. Mais aucun de ces travaux, créations, poésies et musiques profanes, ne put survivre à cette période révolutionnaire.
Inna Vladimirovna attendait, comme beaucoup, une libération définitive de l’Ukraine par les troupes tsaristes. Parce que tout le monde espérait encore ; et personne, à ce moment-là, ne croyait au succès du bolchevisme.
Mais pour l’heure, la guerre s’était bel et bien installée. Et la Tchéka – nouvelle police politique chargée de combattre la contre-révolution – qui, fin 1917, comptait déjà 40 000 agents, accomplissait maintenant sa tâche funeste dans la république socialiste d’Ukraine proclamée à l’est du pays. Les persécutions contre l’Église et son clergé étaient effroyables. Les prêtres étaient arrêtés et tués à peine ordonnés. Eugraph racontera plus tard :
Le hiéromoine Ignace, deux moines et moi, nous nous rendons au sous-sol de la Tchéka. Comme je suis petit, je passe par les lucarnes, je soulève les cadavres jusqu’à la lucarne, et là, les moines les tirent au dehors pour aller les enterrer. La sentinelle ferme les yeux. Je vois des horreurs.
Quelques mois plus tard, la situation devait se retourner à nouveau ; les troupes tsaristes, que tout le monde attendait, entrèrent en libératrices dans Kharkov. Les bolcheviques se retirèrent aussitôt de la ville comme ils le purent, dans l’affolement. Une liesse générale emplit alors toutes les rues. Les maisons se vidèrent, tout le monde voulant aller accueillir les libérateurs.
Au même moment, comme tous les jours, les frères Kovalevsky chantaient les vêpres à l’église. Soudain, les fidèles quittèrent l’office et sortirent dans la rue. Maxime, dans la confusion générale, chercha du regard son frère. Mais le jeune Eugraph ne bougeait pas : calmement, il poursuivait l’office avec le prêtre. Et c’est seulement une fois celui-ci achevé que les deux frères sortirent, joyeux mais sans euphorie. Comme nous le disions plus haut, les remous politiques et sociaux ne faisaient déjà plus qu’effleurer la vie du jeune Eugraph.
Puis, un jour du début de l’année 1919, Eugraph décida de quitter la maison pour se faire moine. Il avait choisi le monastère de Pokrov, dit du « Manteau de la Vierge », fondé par le métropolite Antoine Khrapovitsky de Kiev[2], parent de la famille, éminent théologien et liturgiste de son époque.
Il avait alors quatorze ans. L’higoumène du monastère, l’archimandrite Raphaël, moine expérimenté, ferme dans sa foi et prônant une conduite spirituelle simple, dégagée de toute exaltation mystique, l’accueillit avec circonspection, eu égard à son âge et son enthousiasme.
Car Eugraph, à peine sorti de l’enfance, ne savait pas encore poser de limite à son ascèse. Il assistait à tous les services, couchait par terre dans sa cellule, et, pour chaque mauvaise pensée, se pinçait la chair pendant vingt-quatre heures avec une pince à linge. Sans compter que l’idée lui était venue de porter également des chaînes sous sa chemise.
Heureusement l’higoumène, ayant très vite remarqué le zèle excessif du jeune novice, le convoqua pour le reprendre. Et après un bref échange, il lui déclara : « Enlève tous ces colifichets, un moine a horreur de se distinguer des autres. Retourne chez toi, va à l’église, sois un garçon normal, apprends les langues, les cultures, tu n’as pas besoin de nos coutumes. Il y a un pays où les toitures sont plates parce qu’il n’y a pas de neige, c’est là que tu iras. »
Eugraph obéit, tout en demeurant au monastère encore quelque mois : il servait à l’église comme canonarque[3], prenait part aux travaux monastiques et conversait avec les moines autant qu’il le pouvait, spécialement avec les élèves de son oncle, le métropolite Antoine. Eugraph tirera de cette expérience le bénéfice d’une règle monacale dont il ne se départira pas et qui lui permit de maintenir intact, tout au long de sa vie, en toute circonstance, y compris dans les pires épreuves, l’équilibre intérieur indispensable à la pratique quotidienne de la prière.
Mais c’est aussi dans ce monastère que, pour la première fois de leur histoire, les frères Kovalevsky se trouvèrent mis en contact avec une liturgie authentique. Car dans les églises de la capitale saint-pétersbourgeoise, il y avait longtemps qu’on ne célébrait plus les offices dans le respect de la tradition… Eugraph et Maxime purent alors toucher véritablement, à travers la pratique d’une liturgie restaurée dans sa qualité originelle, une idée essentielle du christianisme, à savoir que la doctrine chrétienne est plus profondément et plus sûrement exposée dans les textes liturgiques que dans les traités dogmatiques et les écrits polémiques des Pères de l’Église.
Lors de ce long séjour monastique Eugraph put également se familiariser avec la pratique de la fresque. Car les moines du monastère qui travaillaient à orner leur église de fresques, le prirent avec eux sur leur chantier, lui enseignant le métier, aidés en cela par le directeur de la librairie du monastère, le hiéromoine Haïalamep, qui s’était pris d’amitié pour ces deux jeunes garçons si fervents.
Durant cette même période, Eugraph laissa poindre pour la première fois un autre de ses dons, celui d’orateur sacré. Un jour, son frère aîné, Pierre, le trouva à la sortie de l’office, debout sur le rebord d’une fontaine, en train de faire un sermon au milieu d’un groupe de moines attentifs. Il n’avait pas quatorze ans.
Puis, un autre jour, une aveugle interpella la mère d’Eugraph, lui prédisant que sa famille travaillerait pour l’Église et qu’elle s’éteindrait, parce que ses trois fils n’auraient pas d’enfant. Une autre fois encore, Eugraph croisa au monastère un jeune étudiant de l’université de Kharkov, Michel Maximovitch, disciple de son oncle, le métropolite Antoine. Quelques décennies plus tard, ce même étudiant, devenu l’archevêque Jean de San Francisco, volait à son secours pour le sortir de l’une des périodes les plus difficiles de sa mission en France.
Au début du mois de juillet 1919, la famille Kovalevsky quitta quelque temps Kharkov pour rejoindre à nouveau sa propriété de Youtanovka. Les trois frères en profitèrent pour prendre des leçons de chant liturgique avec le chef de chœur, Mitrophane Kolomïtsev, enrichissant encore leur solide formation musicale acquise à l’école musicale Schloesinger de Saint-Pétersbourg.
Eugraph y fit aussi la connaissance de l’un des quelques prêtres qui marquèrent sa jeunesse : le père Serge Popoff, prêtre de village. Ce dernier, homme malheureux en ménage – car il avait épousé une fille de marchand n’ayant pas la vocation de « femme de prêtre » –, accomplissait seul son travail de prêtre sans jamais se lasser. Il prêchait simplement par sa manière de célébrer ; le samedi, à genoux, il priait des heures durant pour les défunts de son village ou ceux qu’il avait connus.
Mais, déjà, le 6 août, l’armée blanche reculait. Rapidement de retour à Kharkov, les trois frères, grâce aux recommandations de leur oncle, le métropolite Antoine – et, il faut bien le dire, à l’indéfectible volonté de leur mère –, purent suivre encore un autre enseignement remarquable : le cours de liturgie du père Alexandre Pourlevsky, professeur au grand séminaire de la ville.
La famille Kovalevsky resta encore à Kharkov quelques semaines avant qu’Eugraph Pétrovitch, désirant profiter d’un retournement de situation politique, ne vienne la chercher pour l’emmener, avec lui, en France. Mais la débâcle des troupes de l’armée blanche s’aggravant chaque jour, la fuite par la Crimée se révéla difficile et pénible. La famille voyagea sous une fausse identité. Dans le train, les enfants tombèrent malades. À Simferopol, où la famille resta deux mois dans une chambre vide louée à prix d’or, tout le monde, grelottant de froid, dormait sur des matelas posés à même le sol, autour d’un poêle à bois.
À nouveau, très vite, le jeune Eugraph se lia, avec ses frères, à une nouvelle paroisse de la ville, celle du Saint-Sauveur. Et il ne tarda guère à faire une nouvelle rencontre déterminante pour sa vie, celle de l’archevêque Théophane de Poltava, ancien confesseur de la tsarine, qui devait mourir trente années plus tard, en exil, en France, dans le petit village de Limeray, près d’Amboise, à seulement quelques kilomètres du petit monastère Saint-Martin que le père Eugraph fondera en 1961.
Encore une fois, Dieu venait de mettre sur son chemin un homme d’exception. Ce soir-là, le jeune Eugraph eut le privilège de pouvoir s’entretenir avec l’archevêque durant presque une nuit entière. Et ce dernier de lui révéler, en quelques mots, un aspect essentiel de sa future destinée :
Chaque fois que tu voudras aller dans le monde, Dieu t’en empêchera. Dieu te donnera des dons immenses, mais tu auras autant de difficultés à t’en servir qu’ils sont grands. Tu rechercheras le port tranquille, mais Dieu te jettera dans la mêlée politique ecclésiastique. Tu te sentiras seul et tu ne trouveras pas de père spirituel pour te guider. Tu seras en plus malmené par la grâce. Ton martyre sera de souffrir toute ta vie pour la Vérité, non par les gens du dehors, mais par les gens de l’Église.
Le jeune Eugraph conservera longtemps encore le souvenir de son passage dans la petite ville de Kharkov, dans laquelle on pouvait alors compter pas moins sept hommes à la réputation indiscutable de sainteté. De l’archevêque Théophane de Potlava, il dira bien des années plus tard : « Le monastère me donna le goût de la Liturgie, mais lui, celui de la Patristique, car il fut un grand patrologue. »
C’est également durant cette période qu’Eugraph commença, malgré son jeune âge – il était toujours dans sa quatorzième année –, à connaître les affres d’une nuit spirituelle, un « état d’enfer » comme il la désignera plus tard. De quoi s’agissait-il ? En plus de fréquentes apparitions démoniaques et de très nombreuses « bouffées d’angoisse froide », la présence permanente de « l’autre » et de ses puissances infernales brouillait continuellement sa vie, la renversait, la désajustait jusqu’à le faire désespérer tout à fait, à la limite même du suicide. Tout cela avait pour conséquence de plonger la conscience du jeune Eugraph, à peine sorti de l’enfance, dans les ténèbres spirituelles d’une confusion presque totale des choses les plus simples.
Quelques notations intimes griffonnées, à cette époque, dans un petit carnet vert à peine tenu par un élastique détendu, retrouvé dans le fond de ses affaires après sa naissance au ciel, laissèrent la trace de quelques détails relatifs à cette épreuve spirituelle.
Un soir, rien de moins qu’un essaim de démons l’attendait dans sa chambre. Presque dans l’instant de la surprise, sans craindre leur présence, le jeune Eugraph engagea un bref dialogue avec les anges déchus. Étonnamment calme et distant, semblable à un étudiant en médecine examinant un cadavre à disséquer, il les questionna sur quelques-unes des caractéristiques communes aux anges déchus. Puis, s’étonnant de la taille de cette foule de créatures abjectes entassées dans le coin de sa chambre, il leur ordonna, au nom du Christ, de livrer leur nombre exact : « soixante-treize » répondirent-elles d’une seule voix !
Quelques années plus tard, en France, les démons l’attaqueront plus directement encore. Alors qu’il se rendait un soir chez des amis, par le dernier train de banlieue, voilà qu’ils se ruèrent sur lui, le trainant par les pieds, à travers le couloir du wagon pour le jeter dehors. Le jeune Eugraph se débattit comme il le put, mais sans résultat. Et c’est agrippé à la poignée de la porte extérieure, tenant à peine sur le marchepied du train, qu’il arriva, pantelant, à la gare suivante, celle de Brunoy.
Des apparitions angéliques et ses visions régulières le rassérénaient de temps à autre, mais était-ce suffisant ? Loin de là ! Car, avant ces attaques plus ou moins directes, d’autres plus invisibles, plus intérieures, l’avaient déjà frappé, et plongé dans un accablement spirituel dont il n’était plus parvenu à s’extraire.
Il racontera, par exemple, à la fin de sa vie, avoir touché le désespoir après avoir réalisé à quel point la place du Saint-Esprit était dégradée dans l’Église. À ce propos, un jour, alors qu’il venait de découvrir l’hérésie du Filioque, une personne de son entourage tenta de lui expliquer une Sainte Trinité dans laquelle le Saint-Esprit faisait office de lien entre les deux autres personnes, le Père et le Fils. Sa réaction fut immédiate, à son image ; resté seul, il se mit à crier : « Non, l’amour est au milieu d’Eux, Ils s’aiment tous les Trois ! » Et il perdit connaissance.
Les angoisses spirituelles du jeune adolescent étaient, pour lui, insoutenables. Aux bouffées d’angoisse froide qui le saisissaient sans cesse, succédait l’impression, lorsque « l’autre » s’introduisait dans son être, qu’il ne le quitterait plus jamais. Il perdait alors jusqu’à la notion du bien et du mal ; plus il interrogeait le Ciel, plus les choses s’obscurcissaient ; plus il priait, plus il souffrait d’angoisse. Et les visions célestes de sa prime enfance de laisser progressivement la place à des visions pseudo-célestes et diaboliques.
Une autre fois, au sortir d’une nuit chargée de visions démoniaques, il fut réveillé par une vision effroyable : au pied de son lit, se tenait, immobile, Satan, le prince des ténèbres. Ses yeux noirs, une mélancolie désespérée au fond du regard et ses ailes repliées le long de son corps formaient ensemble une image glaçante. Quelques secondes plus tard, il disparut. Cette vision sera, selon ses propres mots, la plus terrifiante de la vie d’Eugraph.
Il chercha alors le secours d’un directeur spirituel ; mais en vain. Il allait donc lui falloir supporter, sans en rien dire, cet état de détresse intérieure. Ce qui dura près de huit années. Et c’est seulement l’intervention directe de saint Séraphin de Sarov, qu’il ne cessait, depuis sa première jeunesse, de prier, qui le libérera de cet « état d’enfer ». De quelle manière ? Grâce à une méthode étonnante, à savoir : l’obéissance à des ordres absurdes successifs, formulés par une voix intérieure très nette. Grâce donc à la crucifixion progressive de son moi, le jeune Eugraph sortit graduellement, imperceptiblement, de cette épreuve.
Mais reprenons le cours de notre histoire, et retrouvons la famille Kovalevsky au début de l’année 1920. Elle venait d’embarquer à Sébastopol, sur un petit bateau bulgare, à destination de Constantinople. Sitôt parvenue à la capitale turque, elle s’installa dans un modeste hôtel du port, dans le quartier de Galata, au nord de la Corne d’Or. Sans tarder, comme à leur habitude, les trois frères s’élancèrent à l’assaut des églises du lieu pour les visiter. Et quelle ne fut pas leur joie de découvrir, pour la première fois, les offices grecs byzantins ! Les évêques grecs impressionnèrent également le jeune Eugraph. Leur simplicité, leur proximité avec leurs ouailles et leur intégration dans la vie du peuple, jusque dans la vie concrète des familles, contrastaient, en effet, si fortement avec les princes ecclésiastiques russes.
L’émigration russe n’avait pas encore envahi Constantinople en ce début d’année. Il allait donc falloir attendre le mois de novembre pour qu’elle devînt suffisamment importante et que les navires alliés évacuassent les plus de 140 000 civils et militaires blancs rassemblés. À ce moment-là, Eugraph Petrovitch parvint à trouver un bateau, l’Alexandre III, en partance pour la France où la famille Kovalevsky, notamment un des oncles d’Eugraph, possédait plusieurs maisons sur la Côte d’Azur et dans la région parisienne. Ainsi, quelques semaines plus tard, la petite famille embarquait, laissant s’éloigner avec soulagement les rives de la Corne d’Or.
Mais le soir même précédant le départ, Eugraph avait sollicité, de ses parents, une étrange autorisation, car il désirait sortir et rendre une dernière visite aux églises russes du quartier – celle de l’ambassade, celles de Saint-Pantéléimon et de Saint-André. Simplement le jeune adolescent s’était mis en tête de glisser, avant de partir, sous la porte close de chacune de ces églises, un message, noté sur une petite feuille de papier. Ce qu’il fit, dans la nuit froide et humide de cette fin d’hiver 1920, doucement et silencieusement, dans un geste singulier et prophétique, après avoir consigné ces quelques mots : « La révolution[4] est permise par Dieu afin de purifier l’Église et pour l’éclatement[5] universel de l’Orthodoxie[6]. »
Peut-être sans le savoir réellement, le jeune Eugraph venait-il de livrer secrètement, à l’abri du regard des hommes, ce qui constituera l’intuition prophétique de sa vie, comme le socle théologique de sa mission en Occident[7]. Car dans cette petite phrase griffonnée à la hâte par une main d’adolescent inspiré, il y avait en germe, ni plus ni moins, ce qui formera le but ultime de sa vie : « la restauration, dans l’Orthodoxie universelle, du visage légitime, immortel et orthodoxe de l’Occident[8] ».
[1] Interview vidéo de Maxime Kovalevsky, s.l., 1983, archives Forgeville désormais FORG.
[2] Celui-là même qui sera le père spirituel de saint Jean de Shanghai et son consécrateur le 28 mai 1934.
[3] Un canonarque est, dans les Églises d’Orient à la fois un maître de chant et celui qui assure l’ordre canonique du service liturgique par l’usage approprié du Typicon.
[4] La révolution russe.
[5] Le mot « éclatement » est à comprendre, dans le sens d’un éparpillement, d’une dispersion, d’une dissémination.
[6] Maxime Kovalevsky, Orthodoxie et Occident – Renaissance d’une Église Locale, Carbonnel., s.l., 1990, p. 59.
[7] Cf. Biographie complète, car cette phrase énigmatique appelle quelques commentaires, les mots employés, ces mots d’alors, pouvant, dans notre contexte moderne, prêter à confusion. Élie de Foucauld, Évêque Jean de Saint-Denis - Biographie 1905-1943, tome I, Forgeville n°1, 2023, pp. 50-52.
[8] Eugraph en 1926 cité par Maxime Kovalevsky, Orthodoxie et Occident. Renaissance d’une Église Locale, Carbonnel., s.l., 1990, p. 61.