LETTRE DU PRÉSIDENT DE L’ÉGLISE ORTHODOXE DE FRANCE SUR LE PROBLÈME CANONIQUE DE L’ÉGLISE ORTHODOXE OCCIDENTALE
Cette lettre du père Eugraph Kovalevsky, président de l’association cultuelle « Église orthodoxe de France », a été publiée en juillet 1958, dans le onzième volume des « Cahiers Saint-Irénée » et réédité aux éditions de Forgeville n°5.
L’Église orthodoxe de France, dont j’ai l’honneur et la lourde charge d’être le Président, ne présente qu’une part du problème canonique de l’Église orthodoxe occidentale en général. De la solution vraie ou fausse qu’on lui donnera, dépend en partie l’avenir de l’Église orthodoxe occidentale.
Je m’adresse à vous mes frères dans le sacerdoce et à vous mes fidèles bien-aimés, mais nous pensons et espérons que ces quelques paroles seront prises aussi en considération par nos frères orthodoxes qui n’appartiennent pas à notre Église. Nous leur demandons leur compréhension et leur bienveillante attention.
Tout d’abord, nous remercierons particulièrement les prélats, les prêtres et les laïcs des diverses Églises autocéphales d’Orient qui nous ont accueillis, qui nous encouragent et nous approuvent. Leurs noms, bénis dans nos cœurs, sont un gage pour l’Orthodoxie Occidentale de la droiture du chemin qu’elle a choisi, et l’assurance qu’elle ne dévie pas de la pure et immaculée Tradition. Malheureusement, nous avons aussi rencontré de l’incompréhension parmi nos frères en Christ. Nous formons des vœux afin que le temps dissipe les malentendus qu’elle a pu provoquer.
Un article récent d’un professeur russe, traitant de l’Orthodoxie Occidentale, nous montre l’utilité d’essayer de la définir car nous avons constaté que la confusion règne. Nous inspirant donc de cet article, nous commencerons par employer la méthode négative et par dire ce que l’Orthodoxie Occidentale n’est pas.
1. L’œcuménisme, les rencontres des diverses confessions chrétiennes, le désir ardent de l’union des Églises forment un des vastes sujets de notre siècle. L’Orthodoxie Occidentale, l’Église orthodoxe de France en particulier, peuvent jouer un rôle positif en ce domaine ; elles ont leur témoignage à proposer. Souvent, dans le dialogue des Églises orthodoxes avec les Églises romaine et protestante, les différences culturelles et historiques de l’Orient et de l’Occident s’ajoutent aux différences dogmatiques. L’Orthodoxie Occidentale qui communie pleinement aux dogmes de l’Église d’Orient, appartient néanmoins par sa civilisation et son passé à l’Occident et, par conséquence, est susceptible de joindre une voix neuve au concert œcuménique. Il est exact que dans les réunions œcuméniques l’orthodoxe oriental a rencontré l’occidental. Mais celui-ci représente un Occident cristallisé dans le protestantisme ou le catholicisme romain, masquant la distinction entre ce qui est occidental et ce qui est confessionnel en Occident.
Tous ces problèmes liés à l’œcuménisme sont, de première importance mais ne touchent pas l’Orthodoxie Occidentale à proprement parler.
2. Ne confondons pas l’Église orthodoxe en Occident avec l’Église orthodoxe occidentale. La première, née de la diaspora politique et économique, est un phénomène de notre époque, aussi nouveau que l’œcuménisme. Nous croyons fermement que la providence a voulu la diaspora, afin de répandre parmi les peuples occidentaux le message lumineux de l’Orthodoxie. Nous rendons hommage à ceux qui, au sein de la dispersion, comprirent et répondirent à cet appel d’en haut. Cependant, prêcher l’Orthodoxie est une chose, et confondre l’Église de la diaspora avec l’Église orthodoxe occidentale en est une autre. L’Église orthodoxe en Occident, appelée à aider l’Église orthodoxe occidentale, ne peut ni la remplacer, ni l’englober. Les Églises de la diaspora ne sont pas abstraites ; qu’elles le veuillent ou non, leur nature est double : orthodoxe d’une part, russe, grecque, serbe... d’autre part. De même, leur tâche est double : vivre l’Orthodoxie et maintenir le patrimoine national. Certains jeunes émigrés se sont prononcés pour une Église de la diaspora détachée de toute frontière et limitations terrestres. Cette Église désincarnée, faisant fi de l’histoire, « cosmopolite » et « monophysite », est le produit de l’imagination d’un groupe de jeunes déracinés. En effet, l’Église n’est pas seulement esprit, elle a un corps. Elle n’est pas que vie spirituelle, elle est une organisation engagée dans la destinée des peuples, à la suite du Verbe qui s’engagea librement dans l’histoire humaine pour sauver l’homme total.
L’Église orthodoxe en Occident est un vaste problème, mais elle n’est pas l’Église orthodoxe occidentale.
3. L’initiative de célébrer la liturgie orientale traduite en langues occidentales – français, allemand, anglais... – afin que « la jeunesse qui par négligence de ses parents a oublié la langue maternelle, ne se détache pas de son Église d’origine » (document officiel d’une Église d’émigration russe), est une initiative louable mais ne touche en rien la question de l’Église orthodoxe occidentale.
Que la langue soit l’esprit du peuple, que la liturgie célébrée dans la langue de ce peuple le sanctifie et le transfigure, ceci est vrai, mais à condition que cette langue exprime le mariage des idées éternelles avec le génie du peuple. Ainsi, les œuvres d’un Goethe ou d’un Pouchkine, admirablement traduites en français (à supposer que cela soit possible !) n’en resteront pas moins étrangères au génie de la France. L’Orthodoxie orientale traduite, adaptée même à l’Occident ne forme pas encore l’Orthodoxie occidentale. Si les traducteurs visent à enrichir et à influencer, nous sommes d’accord ; s’ils s’imaginent remplacer, nous nions. Ceci s’applique aussi bien au plan canonique (nous précisons : canonique et non dogmatique) qu’aux plans culturel, artistique, politique...
4. Enfin, la conversion individuelle ou de petits groupes d’Occidentaux à l’Orthodoxie orientale ne présente pas non plus l’Orthodoxie occidentale.
Ces quatre aspects de la vie orthodoxe actuelle sont ambigus. D’une part, ils sont positifs pour l’Orthodoxie occidentale mais, d’autre part, ils empêchent même les esprits les mieux disposés à voir clair ; servant d’ersatz, de demi-mesures, de compromis, de remises du problème dans un avenir incertain.
Qu’est-ce donc alors que l’Orthodoxie Occidentale ? La rencontre au sein de l’œcuménisme de l’Orient et de l’Occident, l’Église orthodoxe répandue en Occident, l’Église orthodoxe orientale habillée en langue occidentale, la conversion personnelle ou de petits groupes à l’Orthodoxie orientale ? Non, elle n’est rien de tout cela, elle le côtoie mais elle ne l’est pas.
L’Orthodoxie Occidentale est la renaissance, la restitution des Églises orthodoxes à l’Occident. Elle annonce, elle confesse les dogmes que confessent les Églises d’Orient, celles de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem, de, Moscou... Elle reconnaît sans ambiguïté que ces Églises sont restées fidèles dans leur foi et leur tradition à l’Église indivise. Elle apporte sa pénitence pour ses péchés historiques et ses déviations, mais elle revendique son passé apostolique et la sauvegarde de son dépôt spirituel, canonique et liturgique.
C’est dans la lumière orthodoxe que les Occidentaux veulent résoudre leurs problèmes, guérir leur angoisse, construire leur Église et par elle procurer le salut à leur peuple. Il ne leurs suffit pas d’être occidentaux sur le plan profane, ils désirent l’être aussi dans le plan ecclésial.
Plusieurs reprochent aux Églises d’Orient d’être trop solidaires des intérêts nationaux, et à leurs hiérarques d’être trop patriotes au détriment du message universel. Ces reproches ne sont pas dénués de fondement, le danger existe. Mais, comme dit le patriarche Serge de Moscou, une Église parasitaire, utilisant les troubles nationaux et politiques pour sa propre gloire, n’offre pas une solution valable. L’Église, répétons-le, est l’œuvre du Verbe incarné, de Celui qui n’a pas hésité à prendre nos péchés sur Lui. Fuir le péché, oui, fuir les misères, non. Chaque peuple vit son drame. Admettons un instant que l’Église d’émigration russe se soit détournée, au nom du message universel, des misères de ses membres dont la plus grande est l’émigration elle-même : la perte de la patrie. Si ses prêtres et ses évêques, ordonnés pour la servir, ne portent pas dans leurs cœurs cette peine, ils seront des lévites et non de bons samaritains. Pour cette simple, évidente et évangélique raison, les pasteurs orientaux n’ont pas le droit de devenir ceux de l’Église orthodoxe occidentale. Ils peuvent paternellement, fraternellement accorder à l’Orthodoxie occidentale sa hiérarchie propre, mais non s’y substituer. Cette intime liaison de l’Église orthodoxe avec les peuples où elle s’épanouit fera, nous en sommes certains, comprendre à nos frères orthodoxes orientaux la raison pour laquelle les occidentaux refusent d’être « émigrés » dans leur pays ou « métèques » en embrassant la Vérité.
Un évêque orthodoxe, homme de prière et de vaste culture, nous disait récemment que la confusion des paroisses orientales et des paroisses occidentales est nuisible aux deux. Il avait raison. Il est normal que chaque cellule orthodoxe remplisse sa double tâche, spirituelle et culturelle. Le même prélat pensait qu’il serait bon d’avoir une organisation épiscopale et canonique pour les Occidentaux en général ou pour les Occidentaux de chaque pays, parallèle à celle des émigrés. Le célèbre canoniste S. Troïtsky fait la distinction entre la délimitation canonique et le séparatisme.
Une sage délimitation mène à l’unité saine et salutaire ; elle n’a aucun rapport avec le schisme. Le mélange, le manque de clarté créent une union fragile et apparente. Un jour ou l’autre, cette union se déchire et provoque des révoltes passionnées.
Ces réflexions nous obligent à poser franchement la question de l’Église orthodoxe occidentale et à affirmer qu’elle a le droit et la nécessité vitale d’un organisme sien, conforme aux canons, avec son ou ses évêques. Cette affirmation est totalement étrangère au « séparatisme » et à la prétention d’une autocéphalie prématurée. Car cet organisme occidental avec son évêque vivant sans réserve de la vie de ses fidèles, doit être nécessairement soumis à la juridiction supérieure canonique.
Quel patriarcat orthodoxe, quelle Église de la diaspora réalisera cet acte paternel et fraternel vis-à-vis de l’Occident ? Celui qui le réalisera, justifiera la dispersion des orthodoxes à travers le monde et recevra la surabondante bénédiction divine.
Le passé nous a fourni un précédent encourageant : Monseigneur Irénée Winnaert, de bienheureuse mémoire, lorsqu’il demanda l’union canonique avec l’Orthodoxie orientale tout en sauvegardant ses droits occidentaux, trouva auprès du patriarche Serge de Moscou une réponse miséricordieuse et autorisée. Malheureusement, cet acte historique fut détérioré, grignoté par l’émigration orthodoxe qui n’a pas su discerner le problème de l’Orthodoxie en Occident de l’Orthodoxie occidentale.
Plusieurs hautes personnalités de la hiérarchie orthodoxe hellène nous ont communiqué une théorie audacieuse : l’Orthodoxie occidentale, disent-ils, doit renaître par ses propres moyens. Certes, nous pouvons lui donner la Vérité, mais aucune Église d’Orient n’a le droit d’organiser l’Église d’Occident. Le prosélytisme nous répugne, la soumission des chrétiens d’Occident de l’ancien patriarcat orthodoxe de Rome à notre juridiction nous semble illégitime. Nous pensons, ajoutent-ils, que l’Église orthodoxe occidentale renaîtra malgré l’Orient. Nous vous aimons, nous vous applaudissons, nous vous approuvons, mais nous ne voulons pas vous dominer. Cette thèse renferme quelque chose de profondément vrai, dévoilant l’humilité de l’Orthodoxie, son dégoût de la puissance, de l’impérialisme et de la possession.
Nous croyons que malgré l’incompréhension des Orientaux l’Église orthodoxe occidentale se développera quand même. Dieu aime secourir la faiblesse, mais si la confession de la vraie foi, la sainteté, la prière ardente peuvent naître spontanément, la source canonique et la succession apostolique ne peuvent jaillir d’elles-mêmes. C’est à l’Église orthodoxe existante de dispenser ce minimum vital. Son refus serait une pesante responsabilité sur ses épaules.
Aucune Église orthodoxe orientale n’a d’option spéciale sur l’Occident, mais chacune a le droit de répondre à l’appel angoissé des Occidentaux. Depuis des années, ils frappent à la porte, beaucoup dans leur impatience pardonnable abandonnent leur vocation et abîment l’avenir. Les uns se réfugient dans l’Église de la diaspora, faisant avec leur conscience un compromis qui les pousse souvent à la tragédie intérieure ou à un état d’âme désabusé ; les autres disparaissent dans la foule anonyme de la vie de chaque jour et renoncent à leur idéal.
Mes bien-aimés frères et amis, conscient de l’œuvre entreprise : la renaissance de l’Église orthodoxe occidentale et en particulier de l’Église orthodoxe de France, et connaissant votre fermeté inébranlable, je vous demande de vous armer de foi ardente et combative pour la cause insigne de l’Orthodoxie occidentale. Demeurons fermes et loyaux dans la poursuite de notre but et la patience du Christ. À Lui la gloire avec le Père et l’Esprit-Saint, aux siècles des siècles. Amen !