Homélie du 27 janvier 1963[1]

 

Homélie publiée aux éditions de Forgeville n°6.

 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen.

Aujourd’hui exceptionnellement nous célébrons la liturgie dite de saint Jean Chrysostome. Dans cette liturgie nous sommes unis non seulement dans le dogme de la Vérité, dans la coupe, dans l’unité de foi et de sentiments, mais avec ce rite nous nous unissons à toutes les Églises orthodoxes de l’Orient. Et comme dit l’Évangile : nous sommes en eux, nous ne sommes pas seulement avec eux, mais en eux. C’est le jour de saint Jean Chrysostome mais c’est aussi la semaine où tous les chrétiens prient pour l’unité. L’unité de tous les chrétiens, l’unité de tous les peuples. Il est tout à fait approprié de s’unir, même rituellement, avec d’autres, comme nous l’avons fait le jour de la « chaire de l’apôtre Pierre » où nous avons célébré la liturgie de Rome[2] et aujourd’hui nous célébrons celle de saint Jean Chrysostome. Et dans le cadre de cette unité, permettez-moi de parler avec vous sur le sujet qui touche personnellement chacun de nous et pas seulement les Églises.

Quelle attitude chacun de nous doit-il avoir vis-à-vis des autres confessions, vis-à-vis de ce qu’elles croient ou ne croient pas, vis-à-vis de l’humanité ? Car l’unité peut commencer à se réaliser si chacun de nous adopte le vrai sentiment, ; ce n’est pas seulement un groupe, une société qui peut s’unir avec une autre société, mais chacun de nous ! Comme dit l’Évangile : « Qu’ils soient un comme Toi en Moi, et Moi en Toi. » Alors si chacun de nous est un, dans un autre, alors peut commencer l’unité de tous. L’apôtre Paul, dans son épître, s’adresse à nous comme toujours avec une profondeur théologique, contemplant directement la Trinité ; mais aussi, avec un esprit très pratique, il ne dit pas des choses impossibles. Il tient compte de la mentalité humaine, et voilà pourquoi cette épître prépare la première attitude vis-à-vis de nos voisins, voisins croyants, incroyants, orthodoxes, non orthodoxes, chrétiens, non chrétiens.

Il y a une phrase admirable dans cette épître où saint Paul dit : « Si c’est possible, soyez en paix avec tous ». Il voit que nous ne pouvons pas être en paix avec tous : « Si c’est possible, soyez en paix », et après il ajoute « avec tous, avec tout le monde ». Vous voyez, il connait l’âme humaine et nos conditions humaines. L’idéal est d’être en paix avec tous. Être dans la paix : « Je vous donne Ma paix, non comme le monde la donne ». Les chrétiens parlent de la paix dans la prière, et pourtant Paul voit qu’il y a des difficultés à être en paix avec tous, alors il dit : « si c’est possible ».

Alors il y a deux attitudes vis-à-vis du monde : guerre ou paix. La vraie attitude chrétienne : si c’est possible, être en paix avec tout le monde et, si ce n’est pas possible, Dieu a apporté l’épée spirituelle, coupons. Mais quand même, dans cette phrase-là, nous devons chercher non la guerre mais la paix. Paix avec ceux qui ne pensent pas comme nous. Paix avec ceux qui sont incrédules. Si c’est possible, voyez-vous ! Qu’est-ce que chercher la paix ? C’est une certaine manière de comprendre l’autre et ne pas couper prématurément. Tâcher de comprendre notre adversaire, quelqu’un qui nous heurte par son opinion, son attitude, s’efforcer de le comprendre, de voir qu’en lui il n’y a pas seulement une chose négative ; mais peut-être que derrière la haine il y a la souffrance, peut-être que derrière l’athéisme il y a une recherche d’un Dieu plus véridique et qu’il L’a mal compris.

Voilà en quoi consiste la paix, si c’est possible, avec tout le monde. Et même si nous voyons qu’il y a une rupture entre celui qui confesse le Christ et celui qui Le combat, si nous voyons la rupture, alors nous pouvons nous détacher en paix, et remettre l’affaire entre les mains de Dieu. Voilà pourquoi l’apôtre Paul ajoute : « À moi la vengeance, comme dit l’Écriture[3] » ; à moi, à Dieu, mais pas à vous. Vous savez qu’on emploie souvent dans l’histoire de l’Église une des règles canoniques : l’excom­munication. Quel est le sens exact de l’excommunication ? Extérieurement on refuse à un membre ou à un groupe de membres de communier à la Sainte Eucharistie, on coupe. Car, en communiant au Corps et au Sang du Christ, nous communions aussi dans l’unité fraternelle ou, à la même idée de vérité : c’est la communion ecclésiale. Si un homme nie ce que nous croyons ou s’il se détache de notre manière de vivre, ce sera une confusion, alors on l’excommunie, on coupe avec lui la communion dans l’Eucharistie. Mais que signifie « excommunication ». Est-ce le rejet du manque d’esprit pacifique ? Non. On remet son attitude entre les mains de Dieu : tu ne veux pas être réuni avec nous ? Prends ton chemin, Dieu est Ton juge. Voilà le vrai sens qui a été tellement déformé.

Ainsi la première attitude c’est d’avoir autant que possible la paix avec tout le monde : avec l’État, avec les adversaires, avec la société dans laquelle nous travaillons, qui peuvent être étrangers à nous. Souvent nous ne pouvons même pas parler dans cette société du milieu dans lequel nous vivons ni de notre religion ni de Dieu parce qu’ils ne comprennent pas ce milieu, il leur est étranger. Premièrement tâcher d’être en paix en tâchant de les comprendre.

 Mais il y a une autre étape qui est beaucoup plus difficile. Paul s’adresse aux fidèles pour les initier à la première étape. La deuxième étape est celle de l’Évangile : pour réaliser la vraie paix, le vrai amour et l’unité, on doit être dans l’autre, comme « Toi est en Moi, Moi est en Toi ». Que signifie cette étrange parole ? D’être dans l’autre ? C’est redoutable, mes amis, car si vous êtes purs, entrer dans l’autre qui est impur, c’est une souffrance. Si vous êtes éclairés par la vérité, entrer dans quelqu’un qui est dans le mensonge, quelle douleur ! Tous ne peuvent pas porter cela. C’est à l’image du Christ qui descend jusqu’en l’enfer. Ce mouvement-là de notre âme est tellement supérieur à nous tous, qu’il me semble que nous devons faire déjà la première étape : avoir la paix autant que possible. L’unique consolation de quelqu’un qui réalise l’objectif d’être dans l’autre (comme disait le Christ : « vous n’êtes pas de ce monde… mais Je vous envoie dans le monde »), c’est que vous êtes déjà saisis par Dieu, vous goûtez au Saint-Esprit, vous allez communier au Corps et au Sang du Christ. « Je sais que votre pensée irradie de cette joie ineffable de ne vivre qu’en Dieu et Je vous envoie dans ce monde, qui est quelquefois redoutable, abject » On ne peut supporter ce travail de paix pour l’union entre les hommes en entrant dans le monde, tout étant en dehors de lui, hors de ce monde, que si on est pleinement rempli de l’amour de Dieu en nous.

Voilà pourquoi la deuxième étape de ce travail pour l’union doit précéder une intense prière pour l’augmentation en nous du désir de recevoir pleinement en nous la Divine Trinité. Et c’est seulement si Elle remplit notre être, vit en nous, demeure en nous, travaille en nous ; c’est seulement par Sa force que nous pouvons être jetés dans le monde : autrement on va succomber, on ne sera pas dans le monde, on sera de ce monde. Voilà pourquoi dans le travail pour la paix du monde, si on tourne notre regard vers Dieu nous sommes déjà un, en paix et en joie, en amour parfait. Mais si nous tournons notre regard vers le monde, nous avons une énorme douleur.

 Je vous dirai un exemple : quand nous communions au Corps et au Sang du Christ, tous les jours, le dimanche, nous communions à la vie divine. « Celui qui mange Ma chair et boit Mon sang a la vie éternelle[4] », et « même s’il meurt, il vit ». Nous communions à la vie divine, nous nous greffons à cette joie ineffable de la lumière inaccessible. Notre être se déifie comme disait saint Siméon : « C’est le feu divin que j’ose prendre par ma bouche ». Mais chaque fois que nous communions à l’amour de Dieu, quand nous recevons le Christ en nous, chaque fois, à cause de nos péchés, le Christ boit la coupe de nos péchés, la coupe d’amertume, la coupe de Gethsémani. Chaque fois qu’un pécheur reçoit la grâce, le Christ reçoit ses péchés. Lui, le Pur, boit l’impureté. Lui, le Saint, boit ce qui est opposé à la sainteté. Voilà pourquoi la communion est admirable et redoutable. Et voilà pourquoi sauver le monde est admirable, autant que Dieu qui entre en nous est redoutable. Est-ce pour cela, à cause de cela, qu’on ne doit pas agir ? Non ! Mais si quelqu’un prend ce chemin ce sera un chemin de douleur, qui pourra devenir aussi un chemin de joie en Dieu.

 


[1] D’après la retranscription d’un enregistrement audio.

[2] La liturgie de monseigneur Winnaert, liturgie romaine « orthodoxisée », autorisée le 25 mars 1938 par le métropolite Eleuthère de Lituanie et de Vilno (Patriarcat de Moscou).

[3] Ro 12, 19

[4] Jn 6, 54