Assaillis de toutes parts, accablés d’épreuves et de maux, les hommes et les femmes de l’Europe occidentale gisent, à demi conscients, dans le fond d’un désespoir qui ne sait plus même se nommer. Leur humanisme athée a enfanté un monstre matérialiste en passe de terminer de détruire leurs vies individuelles et collectives.
Érigé en absolu, dégagé de toute transcendance divine, cet humanisme est parvenu au point ultime de sa course qui n’est autre que la faillite d’un projet de vie où le lendemain doit remplacer l’au-delà, où la collectivité sociale doit dominer la personne, et dans lequel le Bien, la Justice, la Liberté et la Vérité peuvent définitivement triompher de leurs adversaires sans l’aide de Dieu.
À rebours de cette illusion tragique, une chose est aujourd’hui certaine : les hommes et les femmes de l’Occident déchristianisé ne se relèveront qu’avec l’aide de Dieu. Ils ne retrouveront la voie d’un redressement authentique qu’en renonçant à chercher en eux-mêmes la source unique des solutions à leurs problèmes et en cessant de considérer l’Homme comme le fondement des normes et des lois, de la Justice et de la Paix sur terre. Ils ne se rétabliront que si, après avoir reconnu la souveraineté absolue de Dieu en même temps que l’action salvatrice de sa grâce dans le monde, ils raboutent leur vie et ses très anciennes racines chrétiennes.
Mais voilà qu’à cette impérieuse nécessité d’une régénération spirituelle des peuples d’Occident, les Églises catholiques romaines et réformées ainsi que les exarchats occidentaux des patriarcats orthodoxes ont échoué à proposer une réponse admissible. Il suffit d’observer la défection massive de leurs fidèles pour prendre une première mesure du désastre religieux qui est aujourd’hui le nôtre.
Le peuple des chrétiens occidentaux s’est proprement débandé, disloqué, évanoui dans la nature. Et s’il reste encore un petit peuple de fervents chrétiens, nombre d’entre eux ne fréquentent plus les églises. Ils se taisent, ne laissent rien apparaître quand ils ne dissimulent pas leur foi sous de fausses apparences. Beaucoup sont d’ailleurs reclus dans des monastères, sans compter les quelques centaines d’ermites cachés au fond de solitudes inconnues. Disons-le : l’effondrement sociologique de la chrétienté occidentale paraît avoir atteint son point de non-retour.
L’Église catholique romaine, entraînée par son dernier concile à suivre les évolutions d’un monde chaque jour un peu plus antichrétien, a laissé croître en son sein une forme de religion naturelle. Elle rassemble aujourd’hui dans ses liturgies un grand nombre de fidèles « croyants sans croire », refusant, au nom d’une supposée liberté de penser, les dogmes essentiels de l’Église chrétienne comme l’incarnation de Dieu, la Résurrection du Christ, la virginité de la mère de Dieu ou même la transsubstantiation du pain et du vin lors du sacrifice eucharistique. Certains observateurs, effrayés par cette évolution, sont allés jusqu’à baptiser cette nouvelle spiritualité du nom terrible d’« athéisme catholique ». La résistance de quelques communautés traditionalistes n’est pas, hélas, de nature à inverser ce mouvement désastreux : le Catholicisme du concile de Trente ne saurait, en effet, constituer l’aboutissement réussi d’un retour aux sources du christianisme occidental.
Les Églises issues de la Réforme, quant à elles, se sont lentement diluées dans les eaux mêlées d’une morale sécularisée jusqu’à presque entièrement disparaître. Qui entend encore leur voix dans le débat tourmenté des peuples contemporains ?
Quant à la diaspora orthodoxe en Occident, l’échec de son intégration religieuse est aujourd’hui manifeste. Car cette diaspora s’est montrée incapable de faire l’unité de ses différentes juridictions et de les dégager d’une autorité religieuse souvent très politique voire indifférente aux problèmes de l’Occident. Tout cela eut pour première conséquence de dissimuler le trésor de la Tradition orthodoxe derrière un amoncellement de coutumes gréco-slaves déracinées de leurs terres et replantées artificiellement dans le sol occidental.
Ainsi, sauf à accepter de quitter leurs familles et leurs amis, leur histoire et leur culture, sauf à accepter de se plonger dans une tradition liturgique étrangère[1], bref, de devenir des émigrés religieux sur leur propre sol, les Occidentaux ne purent s’abreuver à la source du dépôt chrétien orthodoxe authentiquement apostolique, patristique et conciliaire.
Le constat est aujourd’hui sans appel : après quelques décennies d’effort pour s’adapter et essayer de vivre cette tradition orthodoxe orientale telle qu’elle était exposée dans les Églises de la diaspora orthodoxe occidentale, les occidentaux ont fini par s’en détourner purement et simplement.
Le tableau est sombre mais la situation est loin d’être désespérée. Premièrement, l’Esprit de Dieu souffle où il veut ; Dieu est un « Dieu caché[2] ». Ainsi ne plus voir les chrétiens se montrer sur les places publiques ne veut pas dire qu’il n’existe plus de chrétiens. Bien au contraire ! L’histoire nous enseigne qu’ils ont toujours su se réfugier dans des catacombes invisibles, plus ou moins secrètes, pour prier lorsque les temps étaient devenus trop antichrétiens. Secondement, les chrétiens ne peuvent s’émouvoir de frayeur à la vue de ce spectacle tragique ; car ils ne sauraient oublier que c’est à la pointe extrême de son anéantissement volontaire, sur la croix, lorsque Satan pensait avoir remporté le combat, que notre Dieu incarné, Jésus-Christ, a vaincu la mort par sa mort et sauvé l’humanité.
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Cela a été souvent dit : l’Église de Dieu n’a guère besoin de réformateurs ou de gestionnaires, de diplomates, encore moins de penseurs pour croître et se développer dans le sens voulu par Dieu. Ce qu’il lui faut en revanche, ce sont des saints et des prophètes. Les premiers, figures anticipées du Royaume de Dieu, demeures du Saint-Esprit et contemplateurs des biens éternels, conduisent les hommes dans les chemins qui mènent à Dieu. Sel de la terre et lumière du monde, les saints augmentent leurs fois en rénovant leurs pensées, en plaçant leurs âmes dans la paix du Christ et leurs volontés dans la charité de l’Esprit, les faisant entrer dans la glorification du Père qui est dans les cieux.
Les seconds, les prophètes de Dieu, moins connus, hors du temps, hors des normes et des usages coutumiers, méprisés par la sagesse ordinaire, toujours persécutés, animés par le seul Esprit de Dieu, dévoilent aux peuples, par la parole et le geste, le sens des choses passées, présentes et futures. Ils expriment la volonté de Dieu pour le salut du Monde. Ils préparent les peuples à ce qui va advenir ; ils éclairent les rois et leurs conseillers ; ils découvrent, non pas à tel ou tel individu mais aux peuples entiers, le chemin salutaire que Dieu a tracé pour eux.
Eugraph Kovalevsky dont nous présentons ici une biographie, était un saint prophète de Dieu. Immigré orthodoxe russe naturalisé français, ordonné prêtre puis sacré évêque, il s’illustra comme une personnalité à part, incomprise et controversée, bien qu’elle fût incontestablement sainte et prophétique, qu’elle fût l’une des plus actives, des plus fécondes, des plus centrales de l’histoire du christianisme occidental au vingtième siècle.
Eugraph Kovalevsky prophétisa, par la parole mais aussi le geste – sinon, il n’eut été qu’un professeur ou un chercheur ! – la renaissance du christianisme occidental à partir de sa très ancienne tradition orthodoxe. Il prépara le peuple de France dans lequel Dieu l’avait placé à ce qui doit advenir pour lui : son retour à la foi catholique, apostolique et orthodoxe de ses ancêtres, seule gage de sa survie et de son redressement.
Placé par la providence divine au cœur de la grande émigration russe des années 1920, Eugraph Kovalevsky reçut de Dieu – c’était au sortir de son adolescence, il n’avait pas quinze ans –, la conviction que la dispersion, en Occident, des chrétiens d’Orient avait été providentiellement permise pour qu’ils transmettent à leur frères chrétiens le message universel de l’Orthodoxie, et en cela, contribuent au renouveau du christianisme occidental.
À son arrivée sur le sol français, au lendemain de la Première Guerre mondiale, une grande partie des peuples de l’Europe occidentale cherchaient à refonder leur monde meurtri et ensanglanté sur des bases plus spirituelles et évangéliques que matérielles et économiques. Nombre d’Occidentaux s’employaient à redonner à leur vie un fondement spirituel que l’évolution de leur société avait sapé. C’était l’heure où les Occidentaux quittaient en masse l’Église de Rome, ressentant cruellement le besoin d’une spiritualité renouvelée. La grande Réforme protestante avait également fait son œuvre et ses coups avaient beaucoup affaibli l’édifice romain. Cependant, ses enseignements étaient loin d’avoir rassasié les âmes. Sans parler du développement de nombreux mouvements ésotériques trop insolites pour entraîner sérieusement les peuples.
Ce fut ainsi que, dans ce contexte ô combien bouleversé, Eugraph Kovalevsky manifesta ostensiblement la possibilité providentielle offerte aux peuples d’Occident d’un retour au christianisme authentiquement orthodoxe du haut Moyen Âge de l’Europe occidentale. Plus encore, il reçut de Dieu l’intuition d’une renaissance possible, sur son propre sol, dans sa propre tradition, de l’Église chrétienne occidentale – « une, sainte, catholique et apostolique » –, l’Église d’avant l’époque des séparations de l’Occident et de l’Orient chrétiens, et ce, grâce à l’effort conjugué des chrétiens d’Occident et des chrétiens orthodoxes immigrés d’Orient.
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On ne peut guère saisir le sens de la destinée d’Eugraph Kovalevsky sans prendre en compte le scandale de la division des chrétiens.
« Christ est-il divisé ? » demandait simplement saint Paul au commencement de sa première lettre aux Corinthiens. Y a-t-il ainsi plus grande insulte faite à Dieu, plus abject blasphème que cette division du peuple des chrétiens ? Y-a-t-il plus profonde hérésie et plus grand malheur pour les chrétiens eux-mêmes que le compartimentage de leur Église en cellules aux cloisons étanches, cette Église corps vivant du Christ dans lequel habite le même et unique Esprit-Saint ? Car n’y a-t-il pas, comme le dit l’apôtre Paul, « un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous[3] », même si « à chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don de Christ[4] » ?
Non pas que l’Église du Christ – contre laquelle les portes de l’enfer ne prévaudront jamais[5] – doive supporter la charge d’un risque mortel, qu’elle ait besoin, en conséquence, de notre secours ou de quelque assistance extérieure pour résister aux assauts des forces maléfiques, mais qu’à l’inverse, en nous divisant, nous la rendions chaque jour un peu plus obscure, un peu plus inaccessible, indéchiffrable, que nous en perdions chaque jour un peu plus la juste mesure, la reconstituant chacun à sa façon, ne sachant plus, pour finir, ne serait-ce que préserver son image de la confusion spirituelle des temps modernes.
Nombreux sont alors ceux, qui, poussés chaque jour un peu plus vers l’extérieur ou éloignés d’elle, n’espèrent plus même pouvoir en (re)franchir le seuil et s’abreuver à sa source vivifiante. Et combien ne sont-ils pas à avoir, de guerre lasse, cessé tout simplement de croire en l’Église ; de croire qu’elle est l’unique lieu de salut pour le genre humain, l’unique agent de la transfiguration du monde et de nos vies, le lieu de la communauté parfaite. On désire connaître la vérité première de toute communauté chrétienne ? Écoutons la parole liturgique du baiser de paix : « Aimons-nous les uns les autres, afin que dans le même esprit, nous confessions le Père, le Fils et le Saint-Esprit ».
Mais, le sait-on aujourd’hui, l’avons-nous réalisé ? Dieu, dans son infinie miséricorde et pour remédier au malheur universel de la division des chrétiens, a permis la naissance de deux phénomènes majeurs ayant donné aux chrétiens la possibilité de recouvrer l’unité perdue de leur Église, l’unité de l’Église sainte, catholique et apostolique du Christ – sainte « parce qu’elle se réalise, non autour d’un Chef visible mais autour de son centre invisible, son Chef, le Christ ressuscité » ; catholique « parce qu’elle surpasse l’opposition des mentalités et des particularismes » ; apostolique « parce qu’elle boit aux sources premières des Pères, des Apôtres, de l’Évangile[6] ».
Le premier phénomène fut celui, en Occident, de la restauration d’un principe chrétien énoncé par le Christ lui-même et mis à mal par les ambitions de Rome au vicariat universel, celui de la séparation de Dieu et de César, de ce qui est à Dieu et de ce qui est à César, en clair, de l’Église et de l’État ; séparation plus ou moins nette suivant les pays – scellée en France dans le marbre d’un principe constitutionnel.
Cette libération de tout lien inapproprié de l’Église avec l’État entraîna la fin de la promiscuité de ses clercs avec les dirigeants politiques comme l’arrêt de sa dépendance au pouvoir civil. Cette libération eut deux conséquences notables :
Le deuxième phénomène, à peu près concomitant, fut celui de la dispersion dans le monde, notamment en France, des chrétiens orthodoxes persécutés en Orient. Son premier effet fut de faire tomber le mur de l’ignorance bâti, siècle après siècle, par Rome afin de dissimuler aux chrétiens occidentaux les trésors spirituels de l’Orient chrétien. Et, de ce fait, il leur permit de reprendre contact avec la tradition apostolique et patristique du christianisme ; de redécouvrir, derrière les différentes expressions nationales de l’Orthodoxie orientale, la « vision intégrale et synthétique que les premières générations chrétiennes avaient du mystère de l’Église[7] » : lois, règles et principes primitifs du christianisme apostolique conservés intacts dans les Églises d’Orient.
Ces deux phénomènes de première importance engendrèrent deux mouvements de peuple, assimilables à deux exodes : l’un, en Occident, imperceptible et spirituel ; l’autre, en Orient, matériel et missionnaire.
L’exode en Occident d’un peuple d’individus éparpillés, spirituellement insatisfaits, errant à la recherche de leurs racines chrétiennes et tournant leurs regards vers l’Église de leurs lointains ancêtres : l’Église du premier millénaire, l’Église indivise, d’Orient et d’Occident, antérieure aux grandes réformes centralisatrices de l’occident. L’autre exode, au départ de l’Orient, fut celui qui conduisit quelques fractions des peuples orientaux sur les terres d’Occident. Il brisa de fait le cloisonnement des Églises tout en invitant les émigrés à offrir à leurs hôtes, les chrétiens d’Occident, la lumière de l’Orthodoxie, « la source enivrante de la force divine de l’Orthodoxie[8] ».
La destinée extraordinaire d’Eugraph Kovalevsky a été placée, par Dieu, au point exact de rencontre de ces deux phénomènes ayant ébranlé l’édifice multiséculaire du christianisme universel.
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À peine le pied posé sur le sol français, il fédéra un petit groupe de coreligionnaires russes, convaincus comme lui de l’existence de cette opportunité providentielle. Ensemble, regroupés au sein d’une confrérie placée sous le patronage de saint Photius et dans l’obéissance à leur patriarcat d’origine, ils s’engagèrent dans cette aventure religieuse, en tout point extraordinaire, d’un retour de l’Occident en plein vingtième siècle, à la plénitude de son christianisme primitif, c’est-à-dire catholique, apostolique et orthodoxe.
Mais, ce fut seulement grâce à leur rencontre, quelques années plus tard, avec une petite communauté catholique évangélique dissidente de Rome et animée par une autre figure de sainteté, Mgr Irénée Winnaert, que leur ambition réussit à prendre corps et qu’une première communauté orthodoxe occidentale vit le jour sous la responsabilité prophétique du métropolite Serge de Moscou.
Ce faisant, la providence divine offrit à l’Orient orthodoxe l’opportunité de prendre sur ses épaules l’Occident chrétien, tombé à terre et spirituellement blessé, et ce, afin de le ramener à l’unique Auberge. Moment exceptionnel de l’histoire chrétienne contemporaine : l’Église catholique[i] et apostolique d’Orient – appelée communément « Église orthodoxe » –, grâce à quelques-uns de ses enfants exilés, pouvait alors donner, aux enfants chrétiens de l’Occident, la possibilité de quitter la haute mer déchaînée de la modernité antichrétienne, pour aller rejoindre les eaux paisibles de l’Église « une, sainte, catholique et apostolique ».
Retour aux sources ? Mais de quoi était-il question précisément ? Eugraph Kovalevsky et ses compagnons, rappelant l’universalité de l’Orthodoxie, « la seule, la vraie Église du Christ » qui n’est pas seulement orientale, mais aussi occidentale – « l’Église de tous les peuples de la terre, de l’Orient, de l’Occident, du Nord et du Sud[9] » –, désignaient par « retour aux sources », le retour des Occidentaux au christianisme orthodoxe de l’Église indivise des premiers siècles de l’Europe. Ils pointaient cette Orthodoxie dont le Catholicisme romain n’était qu’une forme dérivée imposée à toutes les Églises d’Occident.
Par-delà les différences de géographie et d’histoire, les différences politiques, de culture et d’organisation sociale, Eugraph Kovalevsky et ses compagnons visaient le temps du christianisme patristique conciliaire occidental encore uni à ses Églises sœurs d’Orient. Ils pointaient la forme locale de ce christianisme universel d’avant les réformes carolingienne et grégorienne, d’avant la séparation ecclésiastique de Rome et de Byzance ; ce christianisme d’avant les ravages de ce qu’on nommera plus tard le « papo-césarisme » de Rome, et qui fera de cette Église d’Occident une structure plus politique que spirituelle, une structure administrative et centralisée, uniformisée dans ses rites et pratiques ; une Église de plus en plus séparée de son peuple et de ses fidèles, devenue en réalité une puissance séculière tenue par l’autorité d’un chef unique désireux de dominer le monde chrétien, prétendant à la juridiction sur toute la terre et sur l’Église universelle.
Ce retour aux sources ciblait précisément – en particulier sur le sol français – le christianisme oublié de l’Église conciliaire de la Gaule mérovingienne, de l’Église de tous les saints et martyrs missionnaires de la Gaule – Église qui forma peut-être la plus illustre des chrétientés d’Occident.
En clair, le jeune Eugraph Kovalevsky et ses compagnons nourrissaient une double ambition, à la fois pour l’Occident et l’Orient chrétiens. Ils désiraient rabouter l’Occident moderne et ses racines chrétiennes authentiquement orthodoxes, tout en ranimant la conscience ecclésiale des orthodoxes orientaux repliés sur eux-mêmes du fait des persécutions et ignorants du sort religieux de l’Occident.
Ils voulaient travailler à ré-enraciner l’Occident chrétien dans une terre spirituelle, authentique et traditionnelle, une terre à la fois orthodoxe et catholique. Mais dans le même temps, ils espéraient, à la mesure de leurs forces, libérer l’Orthodoxie orientale d’un carcan ethnophylétiste[ii] a rendant peu disposée à vivre la vie conciliaire de l’Église apostolique.
Ils ambitionnaient de replacer l’Occident chrétien dans sa tradition orthodoxe apostolique et patristique, tout en respectant son identité profonde qui, à l’évidence, ne pouvait se confondre avec celle de l’Orient. Et dans le même temps, ils cherchaient à entraîner leurs frères orthodoxes orientaux dans cette mission charitable de secours, d’aide et de soutien de leurs frères chrétiens occidentaux, tombés entre les mains de brigands spirituels, les ayant dépouillés, roués de coups et s’en étant allés en les laissant à moitié morts[10].
Certes ils ne désiraient pas fonder une nouvelle Église chrétienne, différente et à côté des autres Églises d’Orient et d’Occident existantes – ce qui serait revenu à fonder ni plus ni moins qu’une nouvelle secte ! Ils ne voulaient pas, non plus, établir en Occident le diocèse local d’une Église d’Orient, russe ou grecque, par exemple. Car ils considéraient, à juste titre, que le territoire ecclésiastique d’Occident appartenait, comme tel, toujours au patriarcat de Rome, même si celui-ci avait quitté la juste confession de la foi chrétienne.
Ne cherchant pas à réformer l’Église, encore moins à créer un nouveau mouvement spirituel, ils ambitionnaient de restaurer l’Orthodoxie occidentale telle qu’elle existait avant la mise en place de toutes les réformes et autres évolutions malheureuses produites par l’Occident au cours des siècles. Il s’agissait ni plus ni moins de faire renaître le christianisme occidental primitif – considérant que son renouveau entraînerait celui des peuples occidentaux – et de le renouveler avec ses traditions propres, son rite propre, le culte de ses saints locaux et la pratique de certaines coutumes ancestrales.
Ils visaient – sur le sol occidental et pour les Occidentaux –, la renaissance d’une Église authentiquement chrétienne et fidèle aux enseignements des apôtres et des saints Pères de l’Église ; fidèle au symbole de la foi et aux canons des conciles œcuméniques ; fidèle à la tradition ascétique et liturgique de l’ancienne Église indivise – cette Église portée par tous les saints et les martyrs de son histoire.
Car l’Église chrétienne a toujours refusé la domination d’une culture sur une autre, le détournement ou la prise en otage de sa tradition apostolique et évangélique par une force politique particulière. Elle désire que les peuples vivent diversement, dans l’unité spirituelle de la foi chrétienne ; elle ne recherche aucunement la marque de la foi véridique et universelle dans une uniformité extérieure ; elle demande simplement aux peuples de vivre dans le respect de la tradition apostolique et évangélique – une et universelle ! – sur laquelle doivent venir se greffer naturellement leurs coutumes.
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Cette inspiration divine du jeune Eugraph, dont on peut à nouveau dire, un siècle plus tard, qu’elle était prophétique – tant la question des racines chrétiennes de l’Occident est aujourd’hui cruciale pour ses peuples –, devint très vite une conviction impérieuse à laquelle il allait consacrer sa vie entière et sacrifier tout ce à quoi ses talents naturels ainsi que son extraction aristocratique lui auraient permis de prétendre. Mais surtout, en réclamant une fidélité héroïque, cette intuition missionnaire déroula devant lui un long chemin de croix qu’il parcourut, jusqu’à sa mort, sous le feu d’innombrables et incessantes attaques.
Il faut bien avoir ici à l’esprit qu’Eugraph Kovalevsky ne défendait pas une thèse académique portant sur l’histoire religieuse des peuples d’Orient et d’Occident, sur leur union nécessaire ou, encore, sur l’avantage d’un œcuménisme renouvelé. Aux antipodes d’un traitement intellectuel de ces questions, Eugraph Kovalevsky aspirait à faire de son intuition un fait réel de la vie des hommes de son temps, et à fixer dans l’épaisseur du monde contemporain l’idée qui en découlait.
Il souhaitait ensemencer en blé et en orge spirituels les terres d’Occident qu’il foulait avec ses compagnons venus d’Orient ; il prêchait donc une nécessité historique à laquelle il fallait répondre sans tarder ; il enseignait aux Occidentaux et aux Orientaux un devoir concret de réponse à l’appel de Dieu ; il détaillait une opportunité palpable et tangible, pour le peuple de France, d’un retour direct à ses origines religieuses ; il annonçait – il prophétisait ! – le mouvement réel et vivant, à l’intérieur même de l’Église chrétienne universelle, du rétablissement de l’Église chrétienne d’Occident, de sa restauration matérielle, de son redressement spirituel, de son renouvellement sensible et physique.
Survolant les siècles, les terres et les peuples, les civilisations et les cultures, comme une mésange passe d’un arbre à l’autre dans un jardin fleuri, Eugraph Kovalevsky mêlait le sublime et la profondeur d’une intuition divine à la lourdeur, à la dureté, à l’épaisseur charnelle du tissu social, politique, culturel et psychologique d’un vingtième siècle bouleversé, tant en Occident qu’en Orient.
La chose parut insensée à un grand nombre de ses coreligionnaires, ou, au mieux, étrangement originale. Elle devint, dans tous les cas, rapidement suspecte pour le bon ordre ecclésiastique des Églises. Cette intuition liée à cette volonté concrète constitua, pour beaucoup, une véritable pierre d’achoppement. Cette résurgence de l’ancienne chrétienté occidentale qu’Eugraph Kovalevsky voulait réaliser dans une communion totale avec les Églises orthodoxes d’Orient – sous leur saint patronage, ou bien, disons, leur protection spirituelle – devint rapidement le catalyseur d’oppositions et de contestations venant de toutes parts.
Eugraph Kovalevsky, qui cherchait la réalisation – ici et maintenant ! – de la résurgence de l’Église des Gaules, qui désirait réactualiser sa spiritualité oubliée depuis des siècles, quitte à faire, dans le passé occidental, un bond de plus de mille ans, s’appliquant à restaurer son rite religieux et à réactualiser ses coutumes autant que la vie des peuples modernes pouvait s’y prêter, contraria inévitablement des organisations religieuses ancrées au fond de la vie collective de ses contemporains.
Avec son intuition chevillée à l’âme, faisant corps avec son œuvre, il ne se tenait pas devant une autre idéologie à questionner, un mouvement intellectuel contraire ; il remettait en cause des édifices religieux et culturels immenses, des structures vivantes et concrètes, des institutions multiséculaires, des ordres ecclésiastiques bâtis sur le roc et cimentés par des unions, des arrangements, des associations d’intérêts plus forts que tout. Ce qu’on ne lui pardonna pas.
Et s’il gagna à l’évidence les peuples, entraînant dans son sillage beaucoup de chrétiens d’Orient et d’Occident, si son ambition fut bénie par de nombreuses personnalités figurant parmi les plus saintes d’Orient et d’Occident, il ne put manquer, dans le même temps, de contrarier à la fois la curie romaine et certains milieux ecclésiastiques orthodoxes, Rome et une partie de la diaspora chrétienne orientale.
Rome, parce qu’il invitait – sans chercher à les convertir ! – les chrétiens catholiques à la redécouverte, sur le territoire même du patriarcat de Rome, de la forme primordiale de leur Catholicisme ; la diaspora, parce qu’il prêchait une Orthodoxie universelle qui n’était pas seulement orientale. Rome, parce qu’il dessinait, sur le sol de la vie contemporaine, une Église chrétienne contenue dans la tradition orthodoxe primitive ; les chrétiens d’Orient exilés, parce qu’il leur rappelait l’impossible enfermement de la tradition orthodoxe dans telle ou telle culture.
En outre – et ce fut probablement le pire ! – Eugraph Kovalevsky ne put éviter de contredire directement certains milieux ecclésiastiques, et d’entraver nombre de leurs intérêts ainsi que – par le seul fait de sa conduite et de sa vie – d’interroger les conformismes religieux du moment, les usages installés et leurs habitudes.
Loin des salles de cours ou de conférence, il se trouva enfoncé dans l’épaisseur compacte de la vie des hommes ; et par voie de conséquence, il percuta, presque mécaniquement, la force et la cruauté du péché des hommes. Ce qui se fit dans une violence dont on a du mal à réaliser aujourd’hui la vigueur.
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Homme inclassable, théologien et iconographe, missionnaire, prophète, personnalité originale dépassant tous les classements, homme d’Orient et d’Occident, Eugraph Kovalevsky offrait aux regards de ses contemporains une conduite inhabituelle, dans tous les cas, propice à la critique et au scepticisme. Missionnaire d’un Occident laïc et athée, Eugraph Kovalevsky défrichait un chemin difficile et nouveau. Homme d’origine et de tradition orientales, s’étant mis au service de l’Occident, il ouvrait la voie étroite pour les Occidentaux du retour à leurs racines chrétiennes orthodoxes, entraînés et guidés par leurs frères chrétiens orientaux. Non pas sous la forme d’une église orientale habillée en langue occidentale, mais comme l’Église orthodoxe d’Occident, pleine de son ancien dépôt spirituel, canonique et liturgique.
Et comme si cela ne suffisait pas, Eugraph Kovalevsky possédait des dons étonnants. Génie et fol en Christ selon les propres termes de son frère Maxime, ne faisant qu’un avec son message prophétique, il se trouva rapidement pris dans le tumulte de haines indicibles, de jalousies, de calomnies véritablement absurdes, de persécutions et d’injustices presque inexplicables, et qui ne cessèrent pas même à sa mort. Aujourd’hui encore, presque un demi-siècle après sa naissance au Ciel, sa vie et son œuvre, comme sa personnalité, se trouvent toujours recouverts d’un amas de faussetés et d’inepties, d’incompréhensions et d’ignorances.
Quoi qu’il en soit, Eugraph Kovalevsky poursuivit inlassablement, jusqu’au bout de sa vie terrestre, son œuvre missionnaire au service de l’Occident, laissant aux générations futures un ensemble unique de matériaux liturgiques, théologiques et iconographiques, de conférences, de témoignages, de cours, de sermons et de livres, riches d’explications, d’éclairages et de développements sur l’universalité de l’Orthodoxie, sur l’ancienne foi chrétienne orthodoxe des Occidentaux, sur leur ancienne tradition authentiquement orthodoxe et apostolique, tout comme sur la possibilité, toujours actuelle pour eux, d’un retour aux sources du christianisme d’Occident.
Mais – aussi et avant tout ! – il fonda une communauté réelle et vivante de paroisses et de prêtres rassemblés autour de la célébration de l’ancien rite des Gaules restauré ; communauté qui, après la naissance au Ciel de son saint fondateur, en 1970, poursuivit, quelques années encore, son puissant développement pastoral avant de lentement péricliter du fait conjugué de sa vulnérabilité et des attaques incessantes d’une grande part de la diaspora orthodoxe en Occident.
C’est en raison de cet échec – même si l’on doit le considérer comme apparent et momentané – que nous avons entrepris un travail d’analyse rigoureusement historique, réalisé à partir de la collection et de l’examen d’une partie très importante des archives disponibles sur le christianisme orthodoxe en Occident, et en France particulièrement [iii].
Nous avons effectué ce travail d’étude et d’écriture de la biographie d’Eugraph Kovalevsky pour tenter de défaire définitivement les mensonges accumulés depuis plus de soixante-dix années sur sa personne et son œuvre ; et, ce faisant, de convaincre nos contemporains – et avant tout, nos jeunes générations ! – de la nécessité d’une relecture objective des événements ayant trait à la vie et l’œuvre de cet homme providentiel, envoyé par Dieu en Occident.
Car nous restons convaincus de l’importance extrême pour l’avenir des générations futures d’un renouvellement complet de l’Église chrétienne occidentale à partir de son très ancien fond apostolique, catholique et orthodoxe.
[1] – jamais le rite byzantin ne fut pratiqué localement, dans l’Europe occidentale ! –
[2] Isaïe 45, 15 : « tu es vraiment le Dieu caché, le Dieu d’Israël, le sauveur »
[3] Éphésiens 4, 4-6.
[4] Éphésiens 4, 7.
[5] Matthieu 16, 18.
[6] Mgr Jean conférence.
[7] Père Placide Deseille, Points de vue orthodoxes sur l’unité des chrétiens, Monastère Saint-Antoine-le-Grand.
[8] E. Kovalevsky, allocution pour la bénédiction de l’oratoire Saint-Irénée, 28 juin 1944, (ECOF).
[9] Cf. le Manifeste de la confrérie Saint-Photius cité plus loin dans le chapitre 3.
[10] Parabole du bon Samaritain, Évangile selon Luc 10, 25-37.