Homélie de l'Ascension de l’année 1967 ou 1968[1]

 

Homélie éditée aux éditions de Forgeville n°7.

 

Ép : Ac 1, 1-11 ; Év : Mc 16, 14-20.

 

Il était notre Lumière, Il était parmi les Apôtres, Il était parmi les croyants, les femmes, la foule, Il était parmi nous comme la Lumière du monde mais avec l’Ascension Il monte au ciel, devient invisible mais ne disparaît pas. Il n’est plus parmi nous mais Il vient, entre en nous, dans chacun de nous, voilà pourquoi ces cierges que vous allumerez sur le cierge pascal avant qu’il ne s’éteigne, signifie que le Christ qui était extérieur à nous, devient intérieur à nous. « Je serai avec vous jusqu’à la fin des temps[2] » et « nous viendrons avec le Père et nous ferons notre demeure en vous[3] ».

Maintenant, je veux lire la lettre que sa Béatitude Justinien Patriarche de Roumanie après notre visite au Patriarche d’Orient a voulu écrire à tous les orthodoxes français.

[Lecture de la lettre]

 

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Je veux, aujourd’hui en cette fête de l’Ascension, souligner le double caractère prévu par le Créateur de l’être humain. En effet l’Ascension de l’humanité en Christ au-dessus des chérubins et des armées angéliques, à la droite du Père, cette Ascension vertigineuse pour notre nature mortelle qui devient immortelle, pour la Création qui est glorifiée, déifiée, cette Ascension pousse l’être humain à l’extrême pour regarder en haut, tournant la tête, se détournant de la terre, ne fixant nos regards que vers les cieux. Élevons nos cœurs, comme nous disons pendant le Canon Eucharistique, et vraiment tout nous entraîne vers cette cité céleste, vers la vie en Dieu, tel est plus ou moins l’aspect de tous les êtres humains. Car tout être humain a une nécessité intérieure de s’élever, de se détacher, d’aller vers la perfection, plus loin vers le spirituel, plus loin vers Dieu. Et en même temps le même mystère de l’Ascension est aussi un commandement de Dieu : « Allez, enseignez toutes les nations[4] », accomplissez des miracles, les signes de la présence du Saint-Esprit, réalisez sur la terre l’Évangile, détournez votre regard des hauteurs célestes comme disent les anges retournez à la terre, à ce monde, afin de prêcher l’Évangile, vivre l’Évangile, bâtir l’Église, transformer le monde. D’un côté l’être humain est appelé vers les hauteurs, et de l’autre il est appelé à se disperser dans le monde entier, conquérir le monde. Et ces deux sentiments, même chez un croyant qui prend des formes plus rétrécies, sont très fort. Ces deux sentiments qui paraissent contradictoires : voilà l’être humain et ça c’est le caractère de l’homme, voilà pourquoi les antiques ont trouvé dans sa position debout cette image, ils disent la tête vers le ciel, les pieds sur la terre. Et ce double aspect de l’être humain fait pour nous une difficulté de vivre, mais c’est cela précisément dans l’être humain, cette rencontre du céleste et du terrestre, de deux mouvements qui font que l’homme, tout étant quelquefois déchiré par ces deux désirs, en même temps se lie bien qu’il ne soit qu’une petite poussière dans ce cosmos visible et encore tout petit dans le monde angélique et spirituel. Malgré sa petitesse l’humanité est le nœud du monde car les anges sont dans l’élévation perpétuelle vers Dieu dans cette ascension permanente vers Dieu comme dit saint Denis, le monde par contre est dans le plan horizontal et l’homme est les deux.

Et le mystère de l’Ascension nous appelle à nous élever dans l’esprit avec le Christ au-dessus des anges et des archanges, principautés, puissances, vertus, seigneuries, des trônes et des chérubins, des séraphins, car il nous entraîne comme dit le psaume du prisonnier en nous arrachant à l’enfer, en nous arrachant aux ténèbres, même à ce monde, il nous entraîne à élever notre esprit au-delà de tout vers l’inaccessible, vers le silence chantant : Saint, Saint, le Seigneur Dieu Sabaoth. En même temps nous sommes poussés par son commandement : allez enseigner toutes les nations, baptisez, transformez le monde. Cette tension entre ces deux mouvements, fait que l’homme seulement tourné vers la terre n’est pas homme, l’homme qui est tourné seulement vers les cieux n’est pas homme, l’homme qui est seulement tourné vers la terre, le monde, vers l’histoire, vers les problèmes de l’histoire de l’humanité n’est pas encore un homme total. L’homme total selon la pensée des Livres quand Il a déjà créé Adam était justement d’être dans cette tension de deux mouvements.

C’est pourquoi Il nous a donné deux commandements : aime ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta pensée – quand on aime Dieu on Le saisit totalement, par cet amour on oublie l’univers, on oublie soi-même, on n’est plus rien, il n’y a que Dieu, Dieu –, et en même temps « aime ton prochain » comme toi-même. Et le Christ au lieu d’affaiblir le deuxième commandement le renforce en disant : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Autrement dit donnez votre vie pour votre prochain, Dieu dira il n’y a pas de plus grande amitié, de plus grand amour que de donner sa vie pour le prochain[5] et ainsi Il ne veut pas seulement l’élévation vers les cieux mais que nous nous sacrifions pleinement pour cette terre-là. Et cette tension de l’être humain est admirable. Pouvons-nous tenir ? Oui. Pourquoi ? Car le Christ a pris notre nature et l’a élevée au-dessus des cieux, Il a promis le Saint-Esprit qui vient vers nous. Nous pouvons tenir et réaliser cette double tension, cette double direction : amour de Dieu qui nous élève, et amour du prochain qui nous pousse dans la réalisation ici-bas, nous pouvons la suivre parce que notre nature est entrée dans la divinité aujourd’hui, nous pouvons la réaliser parce que Dieu est en nous par le Saint-Esprit. Tel est le mystère, tel est aussi le commandement, tel est aussi le programme, testament que Dieu donne aujourd’hui le jour de l’Ascension.

Amen.

 

 


[1] D’après la retranscription d’un enregistrement audio.

[2] Cf. Mt 28, 20

[3] Jn 14, 23

[4] Mt 28, 19

[5] Cf. Jn 15, 13