Quelques mots sur l’Orthodoxie adressés à des Occidentaux

 

Conférence de 1936

 

L'ORTHODOXIE est, en général, trop peu connue en Occident; l'ignorance et les préjugés ont contribué à la faire considérer comme une doctrine orientale, comme une forme religieuse étrangère  à  notre  esprit  occidental.  Or,  l'Orthodoxie  ne  se  confond  pas  nécessairement  avec l'Orient ; ce n'est pas une expression d'ordre géographique. Tant que les Églises chrétiennes, malgré les  tiraillements  ou  les  compétitions  inévitables  sur  le  plan  humain,  respectaient  leur  liberté spirituelle réciproque, en même temps que leur indépendance, tant qu'un saint Grégoire, évêque de Rome,  pouvait  protester  contre  le  titre  d'évêque  universel,  ou  d'évêque  des  évêques,  en  le considérant comme une appellation blasphématoire et une très grande sottise : nomen blasphemix et maxima stultitia, toute l'Église, Occident comme Orient, était orthodoxe, et ses conciles, réunissant des représentants grecs et latins, étaient considérés par le Corps entier comme l'expression de sa foi, en ce qui leur donnait leur autorité véritable. Nous en avons, d'ailleurs, la ferme espérance, toute l'Église, un jour, redeviendra pleinement orthodoxe, non pas dans un acte de soumission à une confession  ecclésiastique  déterminée,  mais  dans  un  effort d'approfondissement, d'épuration, d'humilité, de conversion. Je suis même convaincu que l'Orthodoxie ne sera réalisée, autant qu'elle peut l'être sur cette terre, que par cette unanimité réelle de tous les membres du corps mystique.

Mais, cela étant dit, il faut constater qu'en fait, et malgré les aspects orthodoxes qui se sont maintenus dans toutes les confessions chrétiennes, l'expression catholicisme orthodoxe s'applique actuellement aux Églises d'Orient. Ce fait découle en partie de la différence des tempéraments spirituels, mais ces tempéraments auraient dû normalement se compléter et coexister dans une unité vivante, riche en variété. Malheureusement, les passions humaines ont brisé cette unité, elles ont exaspéré les particularités et, du même coup, elles ont appauvri l'Occident fixé de plus en plus dans les problèmes de l'organisation ecclésiastique, des précisions dogmatiques, de la notion juridique du salut par les œuvres ou par la foi, de la garantie de l'uniformité par une autorité infaillible. Quant à l'Orient, centré sur la question essentielle de la transfiguration de l'homme et du monde entier par l'action du Saint-Esprit, il négligeait trop longtemps l'expression organisée de sa pensée théologique et, par l'affaiblissement de la structure extérieure de sa hiérarchie, il permettait l'intrusion du pouvoir civil dans la vie de l'Église. Le papo-césarisme en Occident et le césaro-papisme en Orient furent les fruits amers de la division, mais, tandis qu'en Orient les événements historiques brisent les liens du césaro-papisme, nous voyons se fortifier de plus en plus en Occident les prétentions du papo-césarisme, du pape-roi, et l'autorité ecclésiastique prétendre s'exercer en des domaines qui, certes, ne sont pas étrangers à la vie spirituelle, puisque rien ne peut lui être étranger, mais qui demeurent soumis aux libres discussions des hommes.

En dépit de la malheureuse séparation de l'Orient et de l'Occident chrétiens, l'Orthodoxie n'est pas en droit orientale ; de même, l'Orthodoxie ne consiste pas essentiellement en tels rites déterminés ou telle tradition liturgique particulière ; quelques précisions s'imposent toutefois à ce sujet. Les orthodoxes d'Orient disent parfois que leur liturgie exprime toute l'Orthodoxie et cela est vrai  si  on  considère  l'esprit  de  la  liturgie  plutôt  que  les  cérémonies  proprement  dites.  Les cérémonies de la liturgie byzantine dépendant en grande partie de la mentalité orientale avec un déploiement extérieur fastueux, avec des répétitions fréquentes, avec des gestes multipliés ; mais l'esprit de cette liturgie est essentiellement l'unité du visible tout entier, du cosmos, et de l'invisible dans une communion d'amour; il consiste dans la réalisation actuelle, ou, plus exactement, dans la projection terrestre du mystère chrétien : la vie du Christ ressuscité manifestée et transmise. Malgré les apparences pompeuses, la liturgie byzantine est, pour qui la pénètre, infiniment plus familiale, plus intime, plus souple que la liturgie romaine dans son hiératisme sans doute plus sobre, mais plus froid, plus figé. En dépit de la barrière de l'iconostase, il existe une communion perpétuelle entre le prêtre orthodoxe et le fidèle ; à certains moments, ils sont même mélangés, le prêtre encense ses frères, leur demande pardon ; son action personnelle s'efface devant l'action du Saint-Esprit. Cela n'est pas lié nécessairement à telle ou telle ordonnance du service, mais bien à l'esprit général qui l'anime. L'Église romaine, comme aussi les Églises de la Réforme, mettent au premier plan la notion de rédemption substitutive, de mort expiatoire de Jésus : la messe romaine et la sainte cène protestante sont présentées, l'une comme la reproduction, l'autre comme le mémorial de la croix du Calvaire  et  du  sang  versé  pour  le  salut  des  âmes;  l'Église  orthodoxe  insiste  davantage  sur l'Incarnation, la Résurrection, la Transfiguration de celui en qui tout est vie, et qui transforme la création en lui-même. Unis à lui, premier-né entre beaucoup de frères, les membres du corps mystique s'offrent avec amour et adoration au Père «pour tout le monde et de la part du monde entier». Une liturgie inspirée de cet esprit, tout en ayant une forme extérieure occidentale, serait une liturgie orthodoxe, tandis qu'une liturgie, même à forme et à rites orientaux, qui serait centrée sur des conceptions d'ordre juridique, n'aurait rien d'orthodoxe. Théorie juridique du salut dans les Églises d'Occident et reflet de la joie pascale dans la théorie orthodoxe de la Rédemption.

 

Ce qui précède peut déjà faire entrevoir certains aspects de l'Orthodoxie, dont il nous faut maintenant essayer de mettre en lumière quelques caractéristiques. Une particularité essentielle de l'Orthodoxie est la joie pascale. « De la Résurrection se répandent des torrents de joie et de jubilation sur toute l'humanité, toute la création ; par là, déjà, maintenant, un germe d'immortalité, de vie éternelle, a été déposé dans la nature humaine et dans le monde, jusqu'à l'entrée finale de la révélation parfaite, de la souveraineté future du règne de Dieu. Ces pensées, expériences et esprits, forment le principal contenu de la mentalité de l'Église[1] » « Le Sauveur ressuscita pour nous afin que nous puissions jouir d'une vie nouvelle de sainteté et d'immortalité[2]» Et il déclare que l'Église orientale préfère exposer en ces termes le mystère du Salut, « au lieu d'employer l'expression si familière à l'Occident que le Christ mourut pour nous afin que nos péchés soient pardonnés.» L'Orthodoxie orientale, en effet, n'a jamais fait siennes les théories des Églises occidentales, essayant d'expliquer la rédemption de l'humanité par le Christ en réduisant cette rédemption à un rachat juridique ou à une expiation substitutive offerte à la justice de Dieu. Ce n'est pas le Christ qui offre, en tant qu'homme, une réparation regardée comme nécessaire pour fléchir, le courroux divin et qui donne à cette réparation une valeur infinie par l'union de sa divinité à son humanité[3], c'est Dieu lui-même, qui, incarné dans le Christ, délivre l'homme de la servitude : « Dieu était incarné dans le Christ, dit saint Paul, se réconciliant le monde avec lui-même.»L'œuvre de la rédemption est plus que le paiement d'une rançon exigée par la justice de Dieu outragé dans le péché, elle est une lutte et une victoire divines sur la mort et le mal : « Vexilla regis prodeunt, les étendards du Roi s'avancent...Mors et vita duello conflixere mirando, la mort et la vie se sont livrées un étonnant combat... », telles  sont  les expressions  traditionnelles  de  l'Occident  encore  orthodoxe,  que  n'a  pu  effacer l'avènement de la théologie juridique et formaliste. Ce combat et cette victoire sont celles que chante saint Paul dans l'Épître aux Colossiens : « Il a dépouillé les dominations et les a livrées publiquement en spectacle en triomphant d'elles par la Croix.»

Dieu a pris lui-même notre humanité pour nous délivrer de l'Adversaire ; la Rédemption n'est pas une œuvre qui s'est accomplie extérieurement à nous et que nous avons à saisir comme du dehors, c'est une action qui se réalise sans cesse par la communion au Sauveur incarné et ressuscité pour que nous puissions participer à sa vie nouvelle. « Dieu entre en vérité dans la réalité humaine, Il la transforme, Il la transfigure, Il la divinise. De même qu'Il transforme le corps humain du Christ pour le faire corps céleste, de même il donne aux hommes une vie divine iv[4].» L'Église, dès lors, n'est pas tant un moyen institué pour appliquer les mérites de la passion et de la mort rédemptrice de Jésus afin d'assurer notre salut, que le courant de vie nouvelle dans le Saint-Esprit apporté par la vie triomphale du Seigneur : «Il n'y a pas de dualité absolue entre Dieu et le monde, entre Dieu et l'homme. L'Abîme qui les sépare est franchi par l'Incarnation, et l'Église est le lieu où l'Incarnation se perpétue.[5]

 

La joie pascale éclaire donc toute la théologie et toute la liturgie de l'Église orthodoxe. L'œuvre rédemptrice du Christ n'est pas réduite à une explication, à un rachat d'ordre juridique ; elle est la victoire sur le péché et la mort remportée par le Sauveur et réalisée sans cesse en nous par la communion avec lui.

Cette victoire doit aboutir, malgré les obstacles, à la déification, à la transfiguration, non seulement de chaque être humain, mais du cosmos tout entier. Cela est d'ailleurs la foi de toute l'Église chrétienne ; il faut reconnaître, toutefois, que les théories théologiques de l'Église romaine et des Églises protestantes se trouvent singulièrement influencées par « l'angoissante détresse de saint Augustin qui a marqué de son empreinte indélébile toute l'Europe chrétienne.[6]»

Certes, l'Orthodoxie reconnaît, elle aussi, la blessure du péché ; elle reconnaît que la nature reste  toujours  vulnérable  malgré  l'incarnation-rédemption  du  Christ,  «et  cela  d'autant  que l'humanité, en voie de déification participée, doit se dépasser magnifiquement elle-même». Mais elle n'a jamais pensé que le péché pouvait «détruire sur le visage le sceau divin.[7]»

En réalité, deux conceptions du surnaturel et de la grâce sont en présence :

Dans l'esprit des théologies occidentales, empreintes de juridisme et découpant à l'extrême la réalité vivante par des distinctions qui veulent être précises, la grâce de l'adoption divine, la déification, la sainteté originelle, est un don gratuit, accompagné d'autres dons accessoires, tous surajoutés à la nature ;

Dans l'esprit de la théologie orthodoxe, la grâce de l'adoption divine est toujours un don, mais non pas un don surajouté, c'est un germe demeurant dans la nature, incorporé à l'homme dès son apparition dans le monde.

On voit immédiatement quelles seront, suivant l'une ou l'autre théologie, les conséquences du péché, et notamment du péché originel :

Dans le premier cas, le don surajouté est retiré et, depuis, la nature étant en révolte, on aboutit à cet être « né dans la corruption, enclin au mal, incapable de faire le bien », dont parle la confession des péchés calviniste, ou bien à l'homme dépouillé de la grâce, blessé dans ses énergies naturelles, du concile de Trente. Même la Rédemption ne semble pas avoir réparé cet effondrement et, à chaque instant, la miséricorde divine doit se substituer à la créature déchue pour opérer en elle «le vouloir et le faire» par la grâce naturelle.

Dans la théologie orthodoxe, le germe divin peut être caché, enfoui par le péché, il n'est pas enlevé ; par le Christ, il est retrouvé et fécondé à nouveau ; l'humanité a en elle, en vertu de l'appel divin toujours présent, en vertu de la grâce toujours infuse, la possibilité de se mettre en route vers la déification. C'est pourquoi l'Orthodoxie a négligé le problème angoissant de la prédestination. « Sur le plan providentiel de l'économie morale, la grâce... est le corollaire de la volonté salvifique de Dieu. Volonté antécédente universelle, ainsi que le déclare l'auteur de la Somme orthodoxe, saint Jean Damascène, car le Christ est mort pour tous. La pensée byzantine n'a pas varié sur ce point ; elle n'a jamais admis la condamnation ante proevisa merita qui viole, au détriment de la justice et en offensant la charité, le mystère de la prescience divine. La terrible assertion de saint Augustin, à savoir que Dieu ne serait point injuste si aucun des descendants d'Adam n'avait échappé à la condamnation, paraîtrait blasphématoire à cette Église... La vision cosmique de l'Apocalypse, étant scrutée par l'Orthodoxie orientale jusqu'à nos jours, ne dépasse-t-elle pas les tristes calculs où s'est perdue l'Europe réformée sur la masse damnée et les vases de perdition ? Toujours est-il que l'Orient chrétien, dédaigneux d'une telle misère, a cherché tout autre chose : dans la Parousie du Fils de l'homme, de l'Agnus Dei, il a vu, en anticipant, la transfiguration des élus, du cosmos entier, bien plus que l'inexorable jugement de l'humanité pécheresse.[8]»

Cette transfiguration, l'Orthodoxie a voulu la vivre dès ici-bas, et c'est là le sens de son organisation monastique qui n'est pas une discipline pour acquérir des mérites et ainsi gagner le ciel, mais un effort d'adaptation, plus ou moins heureux parfois, pour acquiescer à la grâce divine et réaliser la transformation intérieure par le don de Dieu et par la liberté, ces deux ailes que l'homme possède suivant l'expression de saint Maxime, une grâce répondant à chaque effort nouveau de volonté.

C'est aussi le sens du culte orthodoxe, témoignage et réalisation de la transfiguration du monde par l'incarnation divine perpétuée dans les sacrements qui nous rendent participants à la vie du Christ et nous apportent la grâce de l'Esprit. «Tout le cosmos est virtuellement anobli et sanctifié, parce que les éléments terrestres du pain et du vin passent au Corps transfiguré et au Sang du Fils de Dieu.[9]» Le culte n'est que le prélude et la prophétie de la transfiguration totale décrite en ces termes dans l’étude de la doctrine de la Déification dans l'Église orthodoxe que nous avons déjà citée :

« Une apothéose, non seulement du genre humain, mais de l'âme individuelle renouvelée, achevée ! La créature faite à la similitude du Créateur s'unira à lui indissolublement. Et cela, sans jamais sombrer dans le gouffre sans fond et sans visage du Tout panthéiste : le face à face béatifique de l'Apôtre en est le désaveu solennel... Les élus, ressuscités selon la loi même de leur être, deviendront les membres translucides du corps mystique dont le Christ-Logos est le chef. Tous, hypostases créées, ils rayonneront en lui et avec lui, incorruptibles images du «Père des Lumières». En ce jour sans ombre du Règne sans fin, le cosmos entier sera glorifié. Toute chair se fera esprit, comme tout le Verbe s'est fait chair. Par amour de l'homme, microcosme dont le Fils est la préfigure idéale, Dieu admettra l'univers à la gloire de la déification. Transfiguré, vibrant tel un instrument sensible à mille cordes, il vivra de la vie impérissable dans les siècles des siècles. Et Dieu sera Tout en tous. Non pas, encore une fois, qu'il y aura dissolution de toute substance autre que divine, mais conformité absolue de toute volonté avec le Vouloir divin, mais pénétration de tout le créé par l'Incréé, harmonie cosmique éternelle ! Car rien ne pourra subsister ou paraître en dehors de lui. Tout manifestera Dieu et, en ce sens, sera Dieu. Théophanie perpétuelle d'où ne s'exclura que ce qui, par nature, n'existe pas, ne peut exister : le mal qui est néant[10].

Telle est une des doctrines fondamentales de l'orthodoxie qui nous fait comprendre le sens de notre véritable destinée : Dieu s'est fait homme afin que l'homme devienne dieu. Ces paroles de saint Athanase,  l'un  des  plus  célèbres  Pères  de  l'Église d'Orient,  sont,  déclare  un  théologien moderne, le docteur Zankof, le nerf vital de l'Orthodoxie. L'image divine obscurcie dans l'humanité par le péché, mais subsistant malgré ce voile, a été restaurée dans sa plénitude d'une manière encore plus admirable, en la personne du Christ, le Nouvel Main, et « de sa plénitude nous avons tous reçu ».

 

La  mise  en  garde  nécessaire  que  fait  sans  cesse  entendre  l'Église  contre  les puissances inférieures en nous-mêmes, et contre les esprits mauvais qui cherchent des complicités dans nos faiblesses, ne peut prévaloir sur la réalité bénie de notre appel à la déification, à la perfection même de Dieu : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait... Dieu s'est fait homme afin que l'homme devienne Dieu.» Cette transfiguration de l'homme et du cosmos est bien l'idée dominante de l'Orthodoxie ; l'œuvre divine, obscurcie par le péché, a été restaurée par la victoire du Christ, victoire à laquelle il nous faut participer pour ressusciter avec lui et être déifiés par lui.

En réalité, toute la dogmatique orthodoxe est contenue dans cette expérience vitale ; c'est elle qui  a nécessité  les définitions christologiques  et trinitaires des conciles  œcuméniques. Il s'agissait de maintenir, non pas seulement l'expression d'une réalité métaphysique, mais bien une vérité essentiellement pratique et vivante : la vérité du Christ - Homme-Dieu. Si le Christ n'est pas homme parfait, ou s'Il n'est pas Dieu parfait, ce n'est pas le Christ seulement qui est mutilé, c'est l'homme lui-même, et c'est le monde qui ne trouvent leur équilibre complet et le sens de leur destinée que dans le Dieu-Homme, réalisation et gage de la transfiguration totale, « non dans la confusion des personnes, mais dans l'unité de la divine essence ».

Cela, pour l'Orthodoxie, est plus qu'une doctrine, c'est une vie, c'est la vie elle-même, dit le père Boulgakoff, « une expérience chrétienne vivante qui se développe continuellement; c'est un fait de la vie du chrétien[11]

La dogmatique orthodoxe ne se présente pas toute char­gée de définitions et de précisions théologiques obligatoires. Certes, la vie intérieure de l’Eglise n’est pas épuisée par les quelques doctrines fondamentales que les Conciles ont formulées comme bases de la foi chrétienne, mais le style propre de l’Orthodoxie est de se contenter d’un minimum indispensable de dogmes obligatoires[12]. Alors que le catholicisme romain tend à exprimer en formules dogmatiques la foi de l’Eglise, l’Orthodoxie ayant constitué une base inébranlable de la doctrine, « cette dernière, écrit le Père Boulgakoff, peut se développer sans nouvelles formules dogmatiques, en se manifestant dans la vie de l’Eglise et en formant de nouvelles assises de renseignement théologique (théologumena). La prédominance des théologumen sur les dogmes est un avantage propre à l’Eglise orthodoxe qui est étrangère à l’esprit légaliste, même en matière de doctrine. L’Orthodoxie n’en éprouvait et n’en éprouve aucun dommage dans la vie pratique, même quand il existe une certaine diversité d’opinions théologiques[13]».La fidélité à la tradition et la recherche de l’accord avec l’Eglise assure l’unité essentielle et réelle, mais cette fidélité n’est pas une « stylisation artificielle et insincère[14] » ; un développement illimité de la théologie orthodoxe est possible ; ce développement futur « existe dans les profondeurs de la conscience de l’Eglise, et nous allons vers lui[15] ».

C’est cette véritable souplesse, cette possibilité d’épanouissement qui étonnent le plus ceux que les préjugés et l’ignorance avaient accoutumé à regarder l’Orthodoxie comme ossifiée, figée dans le passé, sans possibilité d’orientation vers l’avenir.

Le mot lui-même, orthodoxie, qui évoque pour un esprit occidental l'idée intellectuelle d'une collection de doctrines justes et vraies, ne signifie pas tant pour les Orientaux, doctrine droite, que vraie glorification, vraie adoration[16]. L'Orthodoxie est donc la louange parfaite que la liturgie, expression collective de la vie de l'Église en communion avec le Saint-Esprit, fait monter vers Dieu : cette louange doit monter aussi de la vie de chaque membre de l'Église uni à tous les autres membres dans la charité.

Ici, nous touchons à l'un des aspects les plus caractéristiques de l'Orthodoxie : c'est la réalité de l'Église, vie unanime dans le Christ. La proclamation de la foi chrétienne est considérée, non comme l'expression d'une formule intellectuelle, mais comme un acte d'amour mutuel: Aimons-nous les uns les autres, afin que dans un même esprit nous confessions le Père, le Fils, le Saint-Esprit... Telle est l'acclamation précédant liturgiquement le chant ou la récitation du Symbole de la Foi qui devient, dès lors, non plus la sèche énumération de propositions métaphysiques, mais la chaude affirmation d'une vérité vivante vécue en commun.

Cette vérité n'est pas, d'ailleurs, imposée à l'Église par une autorité extérieure à elle; c'est l'Église elle-même qui a exprimé et qui exprime sa foi; la conception ecclésiastique de l'Orthodoxie est totalement différente à ce point de vue de la conception romaine.

« L'Église, a écrit un grand théologien du XIXe siècle, ne reconnaît d'Église enseignante autre  qu'elle-même  dans  sa  totalité.»  Cette  affirmation  de  Khomiakoff[17] n'est  pas  l'opinion particulière d'un théologien isolé ; c'est l'écho de la réponse des patriarches orientaux au pape Pie IX : « L'infaillibilité réside uniquement dans l'universalité de l'Église unie par l'amour mutuel ; l'invariabilité du dogme comme la pureté du rite sont confiées à la garde, non d'une hiérarchie quelconque, mais de tout le peuple ecclésiastique qui est le corps du Christ.» Khomiakoff, citant ce texte, conclut : « Il n'y a point d'Église enseignante dans l'Église véritable[18] » Si la proclamation de la foi de l'Église est faite par un concile, ce concile n'agit pas comme un pouvoir extérieur s'imposant avec autorité, mais comme un témoignage intérieur de l'action de l'Esprit et de la vie de l'Église,  auquel  l'Église  elle-même  doit  apporter  son  assentiment  et  son  approbation.  «Une assemblée d'évêques, écrit le père Boulgakoff, est-elle vraiment un concile de l'Église, qui témoigne au nom de l'Église, qui témoigne de la vérité de l'Église ? Seule l'Église peut le savoir. C'est elle qui prononce son oui silencieux (et quelquefois un non silencieux), c'est elle qui acquiesce (ou non) au témoignage du concile sur lui-même. Il n'y a pas et il ne peut y avoir de formes extérieures établies d'avance pour ce témoignage de l'Église sur elle-même... De l'épreuve de l'expérience, il ressort clairement que la voix du concile a vraiment été (ou non) la voix de l'Église, et c'est tout. Il n'y a pas, il ne peut y avoir d'organes ou de moyens extérieurs pour témoigner de cette évidence intérieure de l'Église[19]. » C'est la grande doctrine théologique de la conciliarité qui n'est pas, comme on le croit souvent, le remplacement de l'autorité extérieure du Pape par l'autorité extérieure du concile, mais qui exprime l'harmonie intérieure, la symphonie spirituelle de la vie de l'Église. « Il ne s'agit pas d'autorité, mais il y a un immense courant de la vie de la grâce, qui vient du Christ, et où chacun est porté comme une goutte, comme un flot[20]. »

D'une manière plus simple, L'introduction à la Foi orthodoxe[21], publiée par la communauté orthodoxe française, expose la même doctrine. Après avoir énuméré les ministères essentiels de l'Église, l'auteur, le père Gillet, poursuit en ces termes : « Il ne faut pas concevoir cette échelle de fonction, ou hiérarchie, comme constituant une autorité extérieure, transcendante au corps des fidèles.  Il  n'y  a  dans  l'Église  aucune  autorité  extérieure.  Un  concile  œcuménique  lui-même, groupant tous les évêques, n'est que l'expression de la conscience religieuse des fidèles en un temps donné, et il ne devient une norme que dans la mesure où cette conscience l'accepte. L'infaillibilité est immanente à l'unanimité des fidèles ; et la révélation de la vérité est une réponse à notre amour fraternel[22]. »

Ces principes ne sont pas purement théoriques : en effet, les conciles de Florence et de Ferrare, qui tentèrent, au XVe siècle, de réunir l'Orient et l'Occident, furent repoussés par la conscience de l'Église, et, par conséquent, leurs décisions n'eurent aucune valeur.

Ce que nous avons dit suffit à faire comprendre la fécondité et l'ampleur d'une conception religieuse qui, sur les fondements assurés et fermes d'une expérience spirituelle séculaire, laisse place à des développements sans cesse renouvelés, à des intuitions créatrices, sous l'influence de l'Esprit-Saint.  «Ceux  qui  vivent  sincèrement  dans  le  sobornost  (la  communauté  mystique  de l'Église), qui se nourrissent des richesses spirituelles de la Tradition, ne se sentiront pas gênés par elle, mais, au contraire, stimulés... C'est ainsi que les théologiens modernes russes et grecs croient profondément à la possibilité d'une spiritualité orientale vraiment dynamique, qui redonnera une âme à la civilisation d'Occident[23]. »

La Providence semble utiliser les épreuves et les souffrances de l'Église de Russie pour la purifier en la dégageant de tout lien terrestre, et, par elle, faire connaître l'Orthodoxie au monde occidental. Cette pénétration ne peut évidemment se traduire par une simple adaptation d'usages propres à l'Orient ; dans les formes occidentales, elle doit introduire à nouveau l'esprit de l'Église orthodoxe, qui n'est ni d'Orient, ni d'Occident, mais le corps unique du Sauveur glorifié.

 

 


[1]  N. Arseniew, l'Église d'Orient, collection Irenikon, 1928, pp. 11 et 12.

[2]  N. Zernov, L'Orient et l'Occident chrétiens, Œcuménique, juin 1934

[3]  Catéchisme du diocèse de la province de Paris, 10e leçon, numéro 93

[4]  Lot Borodine, La doctrine de la déification dans l'Église grecque jusqu'au siècle, Revue de l'histoire des religions, 1932-1933

[5]  Lot Borodine, op. cit.

[6]  Lot Borodine, op. cit.

[7]  Lot Borodine, op. cit.

[8]  Lot Borodine, op. cit.

[9]  N. Arseniew, op. cit. p. 67

[10]  N. Arseniew, op. cit. p. 50

[11] Serge Boulgakoff, L'Orthodoxie, p. 144; cf. pp. 141, 142, 143.

[12] Serge Boulgakoff, L'Orthodoxie, p. 140

[13] Serge Boulgakoff, L'Orthodoxie, p. 141

[14] Serge Boulgakoff, L'Orthodoxie, p. 120

[15] Serge Boulgakoff, L'Orthodoxie, p. 121

[16] N. Zernov, op, cit., p. 136

[17] Khomiakoff, L'Église latine et le protestantisme du point de vue de l'Église d'Orient, Lausanne et Vevey, 1872, p. 54

[18] Khomiakoff, op. cit., pp. 48 et 49

[19] S. Boulgakoff, op. cit., pp. 103 et 104

[20] N. Arseniew, op. cit., p. 70

[21] Lev Gillet, L'introduction à la Foi orthodoxe, in La Voie, septembre 1930, p. 10

[22] Lev Gillet, op. cit

[23] W.-A. Visser't Hooft, Le catholicisme non romain, Cahiers de Foi et Vie, p. 76