Le diacre Alcuin

 

Extrait de la commission liturgique de 1968 présidée par l’évêque Jean de Saint-Denis publié aux éditions de Forgeville n°9.

 

La politique de Pépin le Bref et de Charlemagne, comme on le sait, fut de remplacer le rite des Gaules par le rite romain. Ils y réussirent mais, clandestinement, imperceptiblement, nombre de particularités et de textes survécurent et se faufilèrent non seulement en France mais aussi dans la liturgie de la Ville Éternelle.

Cette influence du vaincu sur le vainqueur, à l’image des Grecs en face des Romains, préserva le courant gallican dans le rite occidental. Une des figures que nous devons évoquer est celle du diacre Alcuin, chargé par l’empereur Charlemagne d’imposer partout le rite romain : il accomplit cet ordre avec obéissance. Toutefois, amoureux des textes anciens de France, il les sauva de l’oubli en les employant comme prières de rechange, messes votives… La messe votive de la Trinité, composée par lui, garde curieusement les éléments de l’ordinaire gallican : la bénédiction trinitaire du début de la messe gallicane devient l’introït, le chant « Tu es béni, Seigneur, Dieu de nos pères », placé normalement après l’épître, devient le graduel, etc… E. Kovalevsky dans son « canon eucharistique »[1] cite l’exemple de l’anamnèse-épiclèse transformée par Alcuin en oraison, sans autre but que de transmettre aux générations futures le texte vénérable (P.L. t. LXXXV).

 

 

Extrait du livre « Le Canon Eucharistique de l’ancien rite des Gaules » du père Eugraph Kovalevsky publié aux éditions de Forgeville n°10.

 

Afin de ne pas demeurer parmi les généralités et pour permettre d’entrer en contact avec ce travail d’abeille, nous citerons un exemple tiré d’un recueil de prières pour la piété privée, composé par Alcuin [2] avec des textes liturgiques gallicans : « Memores sumus aeterne Deus... » « Dieu éternel, Père Tout Puissant, faisant mémoire de la passion très glorieuse de Ton Fils, de Sa résurrection et de Son ascension au ciel... nous supplions Ta Majesté, que montent nos humbles prières vers Toi, Dieu très clément et que descende sur ce pain et sur cette coupe la plénitude de Ta Divinité. Que descende aussi, Seigneur, l’insaisissable et invisible puissance de Ton Esprit-Saint comme elle descendait autrefois sur les offrandes de nos pères. Par le Christ notre Seigneur... »[3]. Nous sommes en présence d’une périphrase à peine retouchée d’un mémorial et d’une épiclèse les plus répandus des anciens rites gallican et mozarabe. (On reconnaîtra cette prière dans le texte de notre liturgie, sous sa forme la plus pure). En effet, comment procéda Alcuin ? Il détacha le mémorial et l’épiclèse du canon et, voulant les transformer en oraison, écrivit en place de : « Faisant mémorial de Sa passion très glorieuse... » « Dieu éternel, Père Tout Puissant, faisant mémoire de la passion très glorieuse de Ton Fils... ». De cette façon, les apparences étaient sauvées ; ce n’était plus l’ordo gallican rayé par Charlemagne mais une prière privée de rechange. Car le canon romain, une fois introduit, le mémorial et l’épiclèse gallicans n’avaient plus de place nulle part. Comment transmettre à la postérité le beau texte des Pères auquel Alcuin était attaché autrement qu’en composant une prière inutile et inutilisable en soi mais irremplaçable par son contenu ! Mettons en relief dans cette oraison gallicane l’expression paulinienne : « la plénitude de Ta Divinité » et le nom apophatique : « insaisissable », tous deux chers aux trois premiers siècles chrétiens.

Cet exemple transparent de texte à peine modifié, démontre l’utilité d’explorer les documents mineurs. Nombre d’autres textes réclament une exégèse plus compliquée, à la manière d’un puzzle, mais tous se complétant les uns les autres sont les témoins de l’ininterruption clandestine de la tradition gallicane, de sa ténacité semblable aux herbes qui poussent parmi les pierres des ruines.

[...]

 

Sur la Préface du Canon Eucharistique :

Lorsque le renommé Alcuin fut chargé par Charlemagne de romaniser la liturgie de France, il chercha à sauvegarder de toutes les manières l’héritage spirituel de ses pères. Il composa donc avec les éléments gallicans une messe votive du lundi en l’honneur de la Sainte Trinité, comportant la préface précitée. Elle plut et, dès le Xe siècle, on se mit à la célébrer en Occident le premier dimanche après la Pentecôte. La piété populaire, l’instinct des priants trouvaient naturel d’exalter la Divine Trinité après la descente du Saint-Esprit, et Grégoire VII l’approuva. Cette coutume se répandit, elle devint universelle dans l’Église de Rome. Si nous ouvrons son missel, nous voyons en effet, quelque chose d’inhabituel : deux messes sont proposées pour le premier dimanche après la Pentecôte, l’une « Benedicta sit... » (messe votive avec notre préface de la Trinité), l’autre » Domina in tua... » (l’antique messe du jour). La rubrique explique que la messe du premier dimanche après la Pentecôte ayant cédé la place à celle de la Sainte Trinité, n’est plus célébrée ce dimanche, mais peut l’être dans la semaine.

L’histoire de notre préface n’est pas terminée. Au cours du Moyen Âge, elle devient non seulement celle du dimanche après la Pentecôte mais s’étale sur tous les dimanches de l’année – sauf aux périodes d’Avent, de Carême et de Pâques – c’est-à-dire durant les 24 dimanches après la Pentecôte et les dimanches entre l’Épiphanie et la Septuagésime. Ainsi, ce morceau typiquement gallican, de style arlésien, grâce à l’initiative privée d’un Alcuin et grâce aussi à sa qualité théologique, devint peu à peu le joyau du rite romain, présidant à la majorité des messes de l’année[4].

 


[1] Cf. p. 7-8 dans l’édition Saint-Irénée de 1957 ou p. 33-34 de l’édition de Forgeville n°10.

[2] Alcuin, originaire d’York, vers 735, est appelé en France par Charlemagne qui le place à la tête de l’École Palatine et le charge de la réforme liturgique. Guizot le nomme : « le premier ministre intellectuel de Charlemagne ». En accédant au désir de l’Empereur d’introduire le rite romain à la place du rite gallican, Alcuin de plus en plus amoureux de ce dernier rite, au fur et à mesure qu’il l’étudie, s’emploie à garder au maximum le vieux texte sous forme de messes votives, engageant les moines à recopier les anciens textes qu’il glisse parmi les autres. Nous sommes convaincus que le manuscrit actuel des Lettres de saint Germain, conservé à la Bibliothèque Municipale d’Autun, fut recopié et inséré parmi des dissertations sur les vertus, le péché originel, le canon romain, les Instructions d’Alcuin, par un moine disciple d’Alcuin lui-même. Ce grand liturgiste, par humilité, demeura diacre jusqu’à sa mort.

[3] Alcuin P.L. T.L. XXXV col. 449 (Voir : ÉPICLÈSE et notes 637, 639).

[4] La préface trinitaire pour tous les dimanches fut prescrite tardivement par Rome, en 1759. Nous regrettons qu’il n’y ait plus de place pour les autres préfaces du dimanche qui exaltaient la résurrection et commentaient l’Évangile du jour.