Texte issu de la commission liturgique de 1968 présidée par Mgr Jean de Saint-Denis présentée au patriarcat roumain.
On pourrait nous objecter : « Nous sommes d’accord avec vous pour ce qui concerne « l’année liturgique » ; conservez l’Avent, le Mercredi des Cendres, les processions de la Chandeleur et des Rameaux, la bénédiction du Cierge Pascal, les litanies des Rogations ; nous sommes d’accord pour l’Office Divin… Mais tout ceci ne concerne pas la divine liturgie – la sainte messe. Acceptez les trois liturgies byzantines, et conservez le reste. »
Nous voici au cœur de la question…
L’Orient ne connaît pas la richesse spirituelle des livres nommés « missels » ou « sacramentaires » qui rassemblent les trésors liturgiques de l’Occident. L’Orient déploie les mystères de l’année principalement dans l’Office Divin (vêpres, matines), tandis que l’Occident les développe au cours de la liturgie eucharistique.
Dans son étude du « canon eucharistique », l’archiprêtre E. Kovalevsky – devenu Monseigneur Jean de Saint-Denis – cite un fait frappant[1] : deux préfaces de la Pentecôte occidentale sont théologiquement et bibliquement parallèles au kondakion oriental de la même fête :
La première préface occidentale tirée du « Sacramentaire Léonien » : « Nous célébrons le don merveilleux des origines de l’Église : proclamation de l’Évangile en langues diverses par les voix de tous les croyants. Ainsi fut retirée la malédiction, méritée jadis par l’orgueilleuse construction de la Tour, et la diversité des langues ne saurait arrêter désormais l’édification de l’Église : elle en affirme plutôt l’unité dans la plénitude… »
La deuxième préface ambrosienne et gallicane : « Nous sommes dans la joie : la Pâque se consomme en ce mystère des cinquante jours, le nombre mystique est accompli. La diversité des langues avait autrefois, par l’orgueil, tourné à la confusion, maintenant par l’Esprit-Saint, la diversité coordonne l’unité… »
Et voici le Kondakion de la Pentecôte : « Lorsque Tu descendis en confondant les nations, ô Très-Haut, Tu séparas les langues. Lorsque Tu distribuas les langues de feu, Tu appelas tous et tout à l’union. D’une voix unanime, chantons l’Esprit Très Saint ! »
En Orient, il n’existe actuellement que deux préfaces : celle de Saint-Jean Chrysostome et celle de Saint-Basile et elles n’ont aucun rapport avec le jour de l’année. En Occident, par contre, les préfaces sont multiples : il en existe 267 dans le sacramentaire Léonien, 54 dans le sacramentaire Gelasien, 186 dans celui de Saint-Gall, 342 dans celui de Moissac…
Mais il ne s’agit que des préfaces : presque toutes les prières cantilées par le célébrant à voix haute ou basse, sont variables. Parcourons rapidement les deux liturgies, la byzantin et l’occidentale. Dans la liturgie byzantine actuelle, hormis les textes variables chantés par le chœur au cours de la liturgie des catéchumènes (tropaires, kondakions, prokimenons, versets de l’alléluia), hormis les deux textes également chantés par le chœur au cours de la liturgie des fidèles (hymne à la Vierge remplacé au cours des grandes fêtes par les 9 odes du canon, et verset de communion), et hormis les lectures de l’épître et de l’Évangile, toutes les prières dites à voix haute ou à voix basse par les célébrants sont stables. Elles ne reflètent en aucune manière le temps liturgique.
En Occident par contre, aussi bien dans le rite romain que dans l’ancien rite des Gaules, l’ensemble des prières et des chants de la messe se plie aux exigences de la période liturgique. Ainsi le rite romain actuel[2] change à chaque fête :
1°) l’Introït (chant d’entrée)
2°) la Collecte
3°) le Graduel
4°) l’épître
5°) le verset de l’Alleluia
6°) l’Évangile
7°) la Secrète (prière avant l’Offertoire)
8°) le chant de l’Offertoire
9°) la Préface
10°) le verset de Communion
11°) la prière de Post-Communion.
Par exemple, pour les 24 dimanches après la Pentecôte, le rite romain actuel[3] prévoit bien 24 introïts, 24 collectes, 24 graduels, 24 versets d’alleluia, 24 offertoires, 24 post-communions…
Le rite des Gaules est encore plus abondant et contient dans la messe jusqu’à 27 à 28 éléments variables. C’est ainsi que la Semaine Pascale de ce rite possède une messe distincte pour chaque jour, c’est-à-dire pour la semaine : 7 introïts, 7 collectes, 7 graduels, 7 épîtres, 7 versets d’alléluia, 7 Évangiles, 7 prières d’offertoire, 7 prières « post-nomine », 7 prières de baiser de paix, 7 préfaces, 7 prières de post-communion, en tout : 11 parties variables pour chaque jour.
Ajoutons à cette richesse les prières particulières n’appartenant qu’à la Semaine Pascale, et ne variant pas de jour en jour : les litanies pascales ; la collecte « post-precem », la préface aux fidèles, le chant de l’offertoire, les formes particulières des « dyptiques », du post-sanctus, du mémorial, de l’épiclèse, de la post-épiclèse, de la fraction du pain, du « libera nos », de l’élévation des Dons, de la bénédiction des fidèles, du chant pendant la communion, du « tricanon », de la post-communion diaconale, de la clôture : 11 plus 16 parties variables soit au total 27.
Grâce à l’existence de cette richesse de textes variables dans le corps même de la liturgie eucharistique, les fidèles qui ne peuvent pas assister aux vêpres, laudes et matines et ne fréquentent donc que la divine liturgie, participent néanmoins largement aux étapes de la vie liturgique.
Il est nécessaire de remarquer que dans des périodes plus reculées, l’Orient aussi utilisait pour la messe des textes de prières beaucoup plus variés. Citons l’exemple caractéristique du manuscrit « Euchologion », surnommé le « saphir du Sinaï » : il donne 28 versions de la « prière devant l’ambon » (correspondant à la post-communion du rite occidental).
En 1953, la Commission liturgique de l’Exarchat russe – ex Constantinople[4] – composée de professeurs de l’Institut Saint-Serge, nous ayant posé des questions assez déconcertantes par leur méconnaissance de la tradition occidentale, l’archiprêtre E. Kovalevsky, dans l’ouvrage intitulé « La sainte messe selon l’ancien rite des Gaules », fournissait une réponse que nous croyons utile de reproduire ici :
« La Commission liturgique de l’Exarchat russe a émis l’idée qui nous semble difficilement soutenable : la différence première des rites résiderait selon elle, dans les prières et surtout dans les prières eucharistiques. Ce critère peut-il réellement servir à cataloguer les rites ? Nous ne le croyons pas : en effet, les pontifes et les célébrants de l’Église primitive – jusqu’au IVe siècle inclus – improvisaient les prières dans une création toujours renouvelée. Seuls étaient "stables" ou "fixes", la structure, l’ordre de succession des rites et quelques formules de base. On ne pouvait créer librement une structure liturgique mais, à l’intérieur des cadres donnés, le célébrant s’exprimait spontanément selon sa propre pensée. Telle était la forme de la liturgie primitive ("improvisation liée"). »
« Une certaine fixation des prières se fait jour dans la deuxième moitié du IVe siècle. Un des motifs de cette stabilisation fut, selon nous, le désir de préserver l’Église des formules hérétiques et de ce qui pouvait prêter à des interprétations erronées (cit : "On ne récitera dans l’Église – prières, oraisons, messes, préfaces, recommandations, impositions – que celles qui auront été composée par des personnes habiles, ou approuvées par un Concile, dans la crainte qu’il ne se rencontre quelque chose qui soit contre la foi ou qui ait été récité avec ignorance ou sans goût "– Concile d’Afrique, Mansi t. IV, col. 326). Puis, peu à peu, l’improvisation cède la place aux prières écrites, bien que ces prières écrites ou prescrites ne soient pas encore obligatoires, mais offertes au choix du célébrant. Les prières les plus expressives, celles qui correspondent le mieux à l’esprit de telle Église détrônent, alors, tout naturellement, les autres. »
Plus loin :
« Si, à Byzance, les deux noms de saint Basile et de saint Jean dominèrent exclusivement, ce ne fut pas le cas en Occident ni en Extrême-Orient. Aucun Docteur de l’Église, aucun saint, aucun poète ne fut choisi à l’exclusion des autres. Bien que saint Augustin pesât sur la théologie, il n’eut pour autant – ni lui ni personne d’autre – la primauté dans la liturgie. Nombre d’auteurs composèrent des prières de la messe ; chaque solennité, chaque fête a ses prières et ses auteurs, et quatre ou cinq textes de messes sont proposés au choix pour une même fête. (C’est ainsi, par exemple, qu’on trouve dans les anciens missels jusqu’à 28 textes de messes pour la fête de Noël). Après les nombreuses et nécessaires réformes que subit l’Église de Rome, l’Occident se servit – et se sert encore – d’un livre ignoré de l’Orient : le Missel. »
Si l’on voulait définir un rite seulement par les prières qu’il contient, et non pas sa structure et son esprit, il ne serait plus possible de parler ni de rite romain, ni de rite des Gaules… mais de rite de saint Gélase, de saint Augustin, de saint Jean Chrysostome ou de saint Basile, ce qui est manifestement inexact. Une préface de saint Jean Chrysostome ou de saint Basile pourrait parfaitement être introduite dans le rite occidental sans que, pour autant, ce rite devienne un rite byzantin. Et inversement, une prière de saint Ambroise introduite dans le rite byzantin à la place d’une prière de saint Jean Chrysostome, n’en ferait pas une liturgie de rite milanais…
Résumons en quelques mots le contenu de ce chapitre :
L’année liturgique occidentale, et en particulier celle du rite des Gaules, comporte certaines richesses (par ex. : Avent, Chandeleur, Dimanche des Rameaux, Toussaint) qu’il est impossible de ne pas garder.
Les offices diurnes et nocturnes occidentaux répondent parfaitement aux exigences de la piété liturgique. Ils se distinguent peu des offices diurnes et nocturnes du rite byzantin, et sont plus courts et mieux structurés que ces derniers.
Enfin la liturgie eucharistique occidentale, de structure analogue à celle du rite byzantin, comporte une grande richesse de prières traditionnelles, patristiques, que l’on n’a pas le droit de supprimer en les réduisant aux seules prières attribuées à saint Jean Chrysostome et à saint Basile.
Récapitulons :
La tradition liturgique latine est aussi antique et authentiquement orthodoxe que la tradition grecque. À plusieurs reprises, nous avons déjà noté les époques de telle ou telle particularité du rite. C’est autour du VIe siècle que se forme le complexe liturgique latin, l’époque où non seulement l’Orient et l’Occident sont unis dans la foi (l’œuvre de saint Vincent de Lérins en est l’éloquent témoin), mais où les contacts entre eux sont intimes et fréquents. Rappelons que saint Grégoire le Grand fut diacre à Constantinople, saint Cassien ordonné diacre par saint Jean Chrysostome, et que sainte Radegonde recevait une parcelle de la Précieuse Croix envoyée par le Basileus et apportée en France par les évêques et clercs grecs. La liturgie monastique latine plonge ses racines dans le désert fertile d’Égypte et de Palestine et nombre d’évêques occidentaux étaient d’origine orientale. Quelques monastères étaient mixtes : gréco-latins, avec les deux rites parallèles sous la même obédience abbatiale.
En un mot, la tradition occidentale possède tous les titres permettant de la reconnaître comme pure tradition orthodoxe.
Pourquoi latine et non grecque ? Parce que ce serait un péché contre l’Esprit de mépriser ceux que l’Esprit a inspirés, ce que les Apôtres et leurs successeurs ont semé, ce que le peuple de France a conservé et transmis pendant vingt siècles malgré les déficiences.
Nous rejetons tout ce qui contredit la foi orthodoxe, nous honorons et vénérons les dons particuliers répandus par le Saint-Esprit en Occident.
[1] Cf. l’Édition de Forgeville n°10, le paragraphe « 3) PRÉFACE » dans la première partie du livre.
[2] Avant la réforme du concile Vatican II
[3] Avant la réforme du concile Vatican II
[4] Revenue à Constantinople depuis 1971