Cours de Dom Lambert Beauduin sur la liturgie occidentale

 

Premier cours donné par Dom Lambert Beauduin à l'institut Saint-Denys en 1944 sur la liturgie occidentale publié par "Présence Orthodoxe" n°18.

 

Cette conférence n’est qu’une introduction. Je me permettrai, tout d’abord, de faire remarquer que dans la liturgie occidentale comme dans la liturgie Orientale, l'essentiel est semblable. Les différences n’apparaissent que dans les éléments accessoires. Nous possédons les mêmes richesses du Christ, la même action de l'Esprit Saint, c’est-à-dire tout l’essentiel présenté par la liturgie sous forme de signes. Or, ce que l'on entend souvent, finit par être oublié ! Ainsi s’imagine-t-on dans le peuple qu’on est en face de deux religions différentes parce qu’existent deux rites différents, et pourtant, auprès de l’importance de ce qu'expriment les rites, les rites eux-mêmes sont peu de choses.

Une deuxième remarque utile à faire au début de cet exposé est que les différences rituelles qui nous distinguent, constituant les divers usages du culte, sont souvent l’effet — je ne dirais point du hasard — mais de cir­constances fortuites. Il ne faudrait pas croire que les liturgies soient l'œuvre d'un grand pontife de l’Église, analogue à un Homère ou un Vir­gile. Bien au contraire. Elles sont l'apport de longues générations, un ensemble dont les parties nous viennent de très loin, de pays et d'époques différents. Il est important de le souligner, car si nous construisons un échafaudage de conceptions basées sur ces diversités fréquemment for­tuites, nous établirons une fausse réalité. La moitié des éléments de la liturgie de Rome n’est pas plus romaine que grecque mais issue des rangs d’autres liturgies selon des conditions inattendues. Répétons-le : la liturgie n’est aucunement l'œuvre d'une époque, pas plus que celle d'un génie parti­culier, elle est l'œuvre de nombreuses générations qui apportèrent chacune leur propre pierre.

La troisième remarque est que les liturgies que nous étudions ne doivent pas compromettre, diminuer ce que j’appellerai notre « œcuménisme ». L'Esprit Saint nous domine TOUS et la richesse chrétienne est unique. N’exagérons jamais le particularisme religieux.

Je regrette, pour ma part, que les canons romains m’empêchent de célé­brer une messe byzantine : c'est un accroc donné à l'œcuménisme. Grégoire le Grand, en 590, concélébrait avec les pontifies de Constantinople. Il ne connaissait pas la messe grecque mais collaborait avec les prêtres accom­plissant le Sacrifice. Je trouve cela magnifique ! Le droit romain, à présent, est très strict à cet égard. Évidemment, il y a une question de connaissance, mais ne pourrait-on, au moins, s'associer aux rites et aux fonctions d’un autre rite ?

Revenons à notre seconde remarque : les divergences rituelles. En déduire des conséquences serait complètement inexact, ainsi Rome fut très sur­prise de voir que sa liturgie n’est point romaine mais bien plutôt orientale. J’ai particulièrement étudié « l'Alléluia » dans les liturgies. La règle romaine actuelle n'est nullement ancienne et fut modifiée bien des fois, sans qu’il y eut pour cela des ordres spéciaux, les modifications arrivant toutes seules, on ne sait pourquoi. Et Ton se dit parfois que ce n’est pas sérieux ! Et voilà, je suis réconcilié à présent avec les neuf alléluia : il existait autrefois une antienne sur une fort belle mélodie pour laquelle les syllabes des neuf alléluia étaient nécessaires. Or, on ne pouvait supprimer l'antienne, elle était trop belle, il fallait alors garder les alléluia. Si Ton avait cherché des explications mystiques, on s'engageait sur un faux chemin ; il en est de même pour tant de cas ; ils renferment, certes, une raison profonde mais n’en concluons pas qu’ils contiennent des différences mystiques importantes, cherchons à donner à notre connaissance des bases historiques sérieuses.

Nous n’irons pas dans notre étude au-delà du IVe siècle pour lequel d'ail­leurs on manque de sources et où il est bien difficile d'avancer quelque chose de précis. Ce que l'on sait, c'est qu'il existait une diversité avant l'unité. Nous avions Antioche, Alexandrie, Rome et ces grandes Églises « faisaient » la liturgie. Leur origine était évidemment la même : la Cène de notre Seigneur. Elles organisaient, comme je viens de le dire, les rites, établissant simplement un ordre plus parfait des cérémonies et du culte, fixant les lectures d’une manière plus régulière. Elles réalisaient un travail très important qu’elles communiquaient aux petites Églises environnantes et ainsi naquirent rites et coutumes.

L'Afrique romaine a toujours partagé avec Rome la même liturgie, mais au Ve siècle, par un événement étrange qu’on ne s’explique pas, l’Occident présente deux liturgies. Milan avec les Églises transalpines, la Gaule, l’Es­pagne, l'Angleterre et l’Irlande suivent une liturgie autre que celle de Rome. On l'appelle : liturgie gallicane, franque ou encore transalpine. Le plus étonnant est que, faisant pendant à la liturgie romaine, elle était orien­tale. Nos ancêtres de Paris, aux VIe et VIIe siècles, connaissaient une liturgie beaucoup plus proche de Byzance que de Rome. La lettre d'innocent 1er, de 416, est un document capital de cette première période, je vous le signale. L'évêque de Gubio (presque dans la métropole romaine) posait une ques­tion à Innocent 1er : Je ne comprends rien, on introduit chez moi une série de rites qui appartiennent à l’Église transalpine, que dois-je faire ? La réponse d'innocent 1er, dit entre autres : Il est manifeste qu'aucune Église n'a été établie où que ce soit, si ce n'est par les pères envoyés de Rome, par Pierre ou par ses successeurs. Il importe, par conséquent, que dans toutes ces églises on se conforme à l’usage romain, car c’est l’Église de Rome qui a fondé cette chrétienté issue du siège apostolique.

J’en conclus donc ceci à partir du Ve siècle, deux usages distincts, deux liturgies ont cours, la liturgie romaine (avec l'Afrique du Nord) et la gal­licane (avec Milan et celles qui l'accompagnent). Cette remarque illustre ce que je viens de dire car les Églises de Gaule ne pensèrent jamais que leur liturgie, différente de celle de Rome, les en séparait. Tous ces pays demeuraient œcuméniques, tout en gardant leurs rites particuliers.

Mais d'où vient cette liturgie transalpine ou gallicane, si répandue dans les trois quarts de l’Europe ? De grandes discussions persistent à ce sujet. Les historiens avancent deux thèses principales : les uns disent (surtout en Angleterre et en Allemagne) que la liturgie gallicane partait de l'Église d’Ephèse, par l’intermédiaire de Saint Irénée de Lyon, venu d'Ephèse à Lyon au deuxième siècle. Or, saint Irénée ayant connu Saint Polycarpe qui lui avait parlé de Saint Jean, est un Père apostolique et la source de cette tradition. Duchesne croit, c'est la seconde thèse, que la liturgie gallicane arrivait de Milan qui pratiquait une liturgie spéciale. Ce n'est que reculer le problème car d’où sortait la liturgie milanaise ? Elle venait d’Orient... Milan eut plusieurs évêques orientaux dont Auxence, et c’est leur influence qui s’exerça sur les provinces transalpines.

Quoi qu'il en soit, retenez que l'Occident au Ve siècle possédait deux litur­gies. Ce fait me réjouit beaucoup. Cette Espagne qui est restée attachée à sa tradition jusqu’au XIIe siècle, c’est magnifique ! On vient de publier les liturgies wisigothiques, elles ressemblent tellement aux liturgies orien­tales. Ce que je désire, ce que je voudrais, c’est que l'on reprenne avec toute sa dignité la liturgie célébrée au VIe siècle ! Il y a des masses de choses mortes qu’il faut ressusciter pour nous éclairer et nous édifier.

Nous verrons maintenant que la confusion de ces deux usages, commencée aux Ve et VIe siècles, finit au XIe siècle. Au VIe siècle, les moines venant de Rome se répandirent partout et apportèrent avec eux, sans aucune pensée d’impérialisme romain d’ailleurs, les livres liturgiques, simplement parce qu'ils n’en avaient point d’autres, et créèrent tout naturellement des centres de liturgie romaine. Comme ils célébraient bien, un rayonnement de liturgie romaine s’étendit autour d'eux. Rome attachait une grande im­portance à la musique et au chant. Grégoire le Grand passait trois heures par jour à diriger personnellement la « Schola ». Il déclarait que c'était essentiel, de là nous vient le chant grégorien qui a fait école. Les évêques se rendant à Rome, entendaient cette musique, assistaient à ces offices splendides. Ils demandaient alors des livres, des chantres et des moines. Cette influence est venue d’elle-même, pour faciliter le travail.

Ceux qui œuvrèrent le plus pour l'unité dans les Gaules sont les princes carolingiens, principalement Charlemagne. Pépin le Bref aussi, mais il était surtout intéressé par les chants. Il faut dire qu'à son époque il n'y avait point de grande métropole centralisant les Gaules, cependant qu’en Espagne brillait Tolède avec ses congrès, ses conciles, sauvegardant la tradition des Églises espagnoles. En Gaule régnait un désordre complet et c’est la raison pour laquelle l’influence romaine eut beau jeu. Charle­magne joua alors un rôle définitif. Après le siège de Pavie en 774, il des­cendit à Rome en grand cortège. Il participa à la Semaine Sainte avec le Pape Adrien : nous avons toutes les descriptions de son séjour. Les pèle­rinages à Rome étaient quelque chose de féérique ! Charlemagne en revint ébloui par la splendeur liturgique. Il envoya une mission à Rome pour se procurer les livres, créa une commission de cinq grands personnages, chargés d'introduire les rites liturgiques soi-disant romains qui, en réalité, étaient fort mêlés aux rites gaulois. Cela se réalisa évidemment, sans inten­tion d’imposer la règle romaine. Les livres liturgiques ainsi modifiés par Charlemagne repassèrent finalement les Alpes. Ils arrivèrent à Rome et forment maintenant la liturgie romaine. La moitié en est gallicane, et c'est ce que comporte actuellement notre missel. Combinaison de deux usages, sans intention, je le répète, d’unification.

Aujourd’hui, il ne reste plus aucun document susceptible de constituer la liturgie romaine d’avant le mélange. On ignore ce qu'était cette liturgie transformée dans les Gaules par Charlemagne. C'est dire combien fut radi­cale la transformation. Les savants compétents procèdent à un partage, disant : ceci est romain, cela est gallican. Ils ne se trompent pas, sans doute, mais ce qui importe c'est l'apport mutuel. On ne peut donc prendre,1e missel romain comme exemple parfait du génie romain, car la moitié s’en vient des Gaules. Il convient alors d’être extrêmement prudent en tirant les conséquences.

Certes, Rome possède son génie propre ; elle compose une oraison comme on fait un décret, mais elle est entourée de bien des éléments étrangers.

En 598, une quarantaine de missionnaires partirent pour évangéliser l'An­gleterre et l'un d'eux, Augustin, écrivait au Pape qu'il avait trouvé des coutumes religieuses tout à fait différentes de celles de Rome, qu'il ne savait comment agir ? Le Pape Grégoire lui répondit : je comprends votre attachement à la liturgie romaine qui fut celle de votre enfance, mais je préfère si vous trouvez, soit dans la liturgie romaine, soit dans la gallicane, soit n'importe où, des choses pouvant plaire à Dieu, vous les voir choisir précieusement et les apprendre à l'Église que vous venez de fonder. C’était la fin du VIe siècle, le Pape écrivait ainsi à Augustin qui essayait probable­ment de propager la liturgie romaine. Il ajoute plus loin: Apprenez-leur tout ce que vous trouverez de mieux, tout ce qui vous plaira le mieux.

Voilà comment Charlemagne parvint à substituer à la pure liturgie romaine une liturgie composite avec les apports de cette liturgie, rivale de Rome, si je puis dire, qui s’était épanouie dans les Gaules et en Espagne.

Dans ce dernier pays, le changement ne s'installa qu’au XIIe siècle, sous l’action des papes. En raison des hérésies qui s’y répandaient, Rome influença l’épiscopat et fit disparaître la liturgie wisigothe pour donner place à la romaine. C’était surtout une modification administrative. La litur­gie de Tolède survit encore, de même que la lyonnaise, mais elles sont très romanisées. Elles renferment, cependant nombre d'éléments qui nous révèlent la liturgie ancienne.

La dernière étape se produisit au XVIe siècle, au Concile de Trente. La litur­gie occidentale est la liturgie romaine, les liturgies occidentales sont uni­fiées. Le pape Pie V publia la liturgie définitive, sauf de petites exceptions sans importance.

Dom Lambert Beauduin.