Extraits issus du cours "Technique de la Prière" 1958-59, donné par le Père Eugraph à l'institut Saint-Denys, édité à l'origine dans la revue Cahier Saint-Irénée n°15 à 26 (1959-61), réédité par le COED en 2017.
Chapitre 1 : La Prière-conversation avec Dieu
[...]Quelle sera donc la méthode à proposer à cet homme nerveux du XXe siècle, maladivement nerveux, tendu, bouleversé, changeant sans cesse de sujet ?
Saint Jean Chrysostome, Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et un grand nombre de Pères que nous n'avons pas la possibilité de citer ici, appellent la prière « la conversation avec Dieu ».
Le commerce d'un homme intelligent et bon nous rend intelligent et bon ; la conversation avec Dieu nous « fait dieu », dira saint Jean Chrysostome. Conversation avec Dieu... Une des formes de prières les plus exactes, les plus directes, les plus simples, est précisément de ne jamais penser, mais de toujours parler à Dieu. Prenons un exemple : Nous sommes troublés, envahis par l'angoisse ; en place d'analyser, de nous demander : dois-je faire ceci, agir autrement ? - la pensée est une mise en scène intérieure, un dialogue qui devient souvent une foule où montent les voix des souvenirs et des inquiétudes du passé -, plaçons tout cela devant Dieu. (Saint Augustin et J.-J. Rousseau sont les grands maîtres de la confession, à la différence que l'évêque d'Hippone racontait sa vie devant Dieu et l'écrivain devant lui-même.)
Dès que l'on se situe devant le regard de Dieu, s'ouvrant à Lui sans chercher même de réponse, commence la transformation de l'être. Tandis que si nous nous adressons à nous-mêmes, nous devenons semblables à un serpent qui mangerait sa propre queue. Raconter objectivement, sans passion, ce qui se passe en nous, arracher au cercle tragique du moi nos sentiments et nos pensées, voilà une des étapes de la prière. La psychanalyse le sait bien, qui a volé le principe de cette forme de prière à l'enseignement de l'Église. Il est préférable pour l'âme d'aller jusqu'à accuser Dieu plutôt que de se taire. « Du fond de l'abîme, je crie vers Toi, Seigneur ! »(Psaume 130, 1)
Chapitre 2 : La paix intérieure
[...] Cette paix, ce silence sont les conditions nécessaires pour que la prière soit efficace. L'être qui s'élance dans la prière avec agitation ne peut prier. Certes, cette paix et ce silence ne sont pas encore ceux que l'âme acquerra vers la fin de la vie spirituelle, mais je dirai qu'ils sont le recueillement préparatoire, l' « effort vers ». Nous avons besoin, pour bien écrire une lettre, d'un papier blanc, non raturé ; il est malaisé de peindre sur une toile déjà peinte. La prière, de même, réclame un nettoyage intérieur.
Le problème du recueillement et de la paix précède donc la prière. Voici ce qui advient en général ; le matin, nous essayons de prier, nous sommes alourdis plutôt qu'agités, endormis,
et notre prière se traîne. L'Église le sait : elle n'exige pas le silence, au contraire, elle propose les psaumes d'entrée qui réveillent l'âme peu à peu, et conseille de courtes prières pour couper la journée. Mais si nous ne pouvons suivre le rythme liturgique des Heures, comment passer alors du remue-ménage des pensées au silence ?
Il existe diverses méthodes qu'il serait fructueux d'expérimenter dès la jeunesse.
La plus antique est celle du spectateur. Vous êtes inquiet, angoissé ? Placez-vous devant votre état d'âme et votre conditionnement extérieur comme s'il s'agissait d'un autre. Parlez de vous-même à la troisième personne ; donnez-vous un diminutif un peu ridicule ou un nom solennel. Je penserai, par exemple, pour moi-même :« Aujourd'hui Monseigneur est plus agacé que charitable ». Saint Séraphim de Sarov disait de lui-même : « le pauvre Séraphim ». Cette méthode doit être pratiquée dans les bons comme dans les mauvais moments. En effet, si vous avez secouru votre frère ou si vous avez ressuscité un mort (tout dépend de vos capacités !), alors, plus que jamais, parlez de vous à la troisième personne.
Le maréchal Foch affirmait que les vrais militaires ont terriblement peur, et qu'il faut s'habituer à ne pas avoir peur de la peur. Seuls les insensés ne craignent rien : ils meurent héroïquement, se jettent sans réflexion sur l'ennemi qui les tuera avant qu'ils aient pu agir, et ils n'apportent rien au combat. Le courage consiste à ne pas avoir peur de la peur, la sérénité intérieure à ne pas avoir l'angoisse de l'angoisse, ni de sentiment sur son propre sentiment. Regardons-nous en spectateurs, nous ne sommes pas le centre de l'humanité... regardons-nous. [...]
Chapitre 3 la prière-nourriture
[...]La prière-nourriture et la prière-respiration nous découvrent l'essentiel de l'anthropologie humaine. L'homme est composé de trois éléments : l'esprit (pneuma), l'âme (psyché) et le corps (soma).
Qu'est-ce que la nourriture du corps ? Que ce soient légumes, viande, poisson, c'est la communion avec le cosmos, les bêtes et les plantes, le contact avec la nature qui nous pénètre, la communion avec l'univers. La nécessité de manger pour vivre est aussi le mystère de l'unité de la nature, si je puis dire, la « messe naturelle ».
La nourriture de l'âme est composée des rapports avec les êtres, les cultures, les arts. Notre époque prise particulièrement les régimes sains quant à l'alimentation ; de toute part, on parle de naturisme, végétalisme, végétarisme, que sais-je ! Mais nul ne se penche sur les régimes psychiques. Les livres pourtant sont une nourriture ; engouffrés sans discernement, ils provoquent le désordre, l'angoisse que l'on pourrait qualifier de « manque d'hygiène ». Nous n'observons certainement pas le jeûne psychique ! On s'ingénie plutôt à nous fournir une sorte de suralimentation irréfléchie : les Reader's digest en tous genres. Notre palais ne mange pas n'importe quoi, son goût étant très développé ; mais considérez votre âme : elle avale n'importe quoi, musique, films, livres, rencontres. L'hygiène psychique est absente. Je vous citerai l'exemple d'un saint. La Vierge lui étant apparue, il s'aperçoit qu'elle demeure à la porte de sa cellule. Il lui demande : « Reine des Cieux, pourquoi n'entres-tu pas ? Je sais que je suis indigne ». Et la Vierge de lui répondre : « Trop de livres sont inutiles dans ta bibliothèque. Lorsque tu les auras brûlés, j'entrerai ».
Dieu est l'unique nourriture de notre esprit et Il ne se communique à nous que par la prière. Ni contacts, ni livres, ni pensées, ni sentiments, ni ce qui appartient à la culture, à la civilisation, à la religion, ne nourrit ce qui est divin en nous. Seul le Divin nourrit le divin.
On se demande parfois pourquoi le Christ, Dieu-Homme, passait des nuits en prière. Parce qu'Il était esprit, âme et corps. Par les aliments, Il nourrissait son corps ; par la contemplation des fleurs, la conversation avec les apôtres, l'amitié... Il nourrissait son âme ; et par la prière, Il nourrissait son esprit. Il priait, non par besoin de demander quoi que ce soit à son Père, Lui qui avait tout, mais pour nourrir son esprit.
Sans prière, l'esprit s'étiole et meurt ; le corps vit, l'âme s'émeut, mais l'esprit est mort. Elle est la nourriture indispensable, vitale. Néanmoins, il faut apprendre - à moins d'être assez simple pour le posséder naturellement - à avancer dans la prière, à choisir sa forme de prière : perpétuelle, intérieure, liturgique, avec ou sans paroles, etc. Nous essaierons de l’envisager dans la suite de ce livre.[...]
Chapitre 4 : La prière-respiration
La tragédie du péché originel consiste en ce que le monde s'est renversé : l'esprit devait se nourrir de Dieu et Le respirer, l'âme se nourrir de l'esprit et le respirer, le corps se nourrir de l'âme et la respirer, le cosmos se nourrir du corps humain et le respirer. Détourné de Dieu, ayant renversé les valeurs, coupé le contact entre lui et le Créateur - ce qui est la première mort, l'esprit humain a perdu la nourriture et la respiration véritables. J'ai dit nourriture et respiration, vous devinez déjà que c'est pour cela que le Christ dit : «Je suis votre nourriture», et que le Saint-Esprit est Esprit, Pneuma, Respiration, Air, Vent.
[suite ci-dessous]
Chapitre 4 : La prière-respiration