PROBLÈMES ECCLÉSIOLOGIQUES

 

Article publié par « Présence orthodoxe » (n°184) republié dans l'édition de Forgeville n°5, en contribution à la controverse initié, en 1948, par le père Michel Polsky de l’Église russe hors frontière ; controverse amplifiée par la prétention du Patriarche de Constantinople, Athénagoras, à la primauté universelle de son patriarcat ; controverse opposant le hiéromoine Sophrony et le père Alexandre Schmemann sur le sujet de l’autorité canonique dans l’Église orthodoxe et, par voie de conséquence, de son unité et son organisation.

Article publié, à l’origine, en russe, en 1950, dans le quatrième bulletin « Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale ».

 

L’article du hiéromoine Sophrony « L’unité de l’Église à l’image de l’unité de la Sainte Trinité », imprimé dans le précédent numéro de ce journal, a suscité de la part du père Alexandre Schmemann un article en réponse sous le titre « Du néo-papisme » (voir le journal Le Messager de l’Église, n° 5, 1950. p. 11).

L’article du père Alexandre est avant tout une réponse polémique aux accusations contre lui du père Sophrony, dans le fait qu’il renverse la structure initiale de l’Église ; à cela le père Alexandre, non moins énergiquement, répond que le père Sophrony « prêche en qualité d’ecclésiologie orthodoxe quelque chose qui est radicalement incompatible avec elle ». Ces dures accusations réciproques ne sont pas portées en vertu de sentiments personnels. Devant nous s’est ouverte une discussion brûlante de deux prêtres orthodoxes, profondément et sans réserve dévoués à l’Orthodoxie. Discussion brûlante ne portant pas sur des particularités ni des détails, mais sur la nature même de l’Église, sur une question n’admettant aucun compromis. C’est pourquoi on doit la traiter très sérieusement.

Dans la liturgie de saint Jean Chrysostome, avant le Credo, le diacre appelle les fidèles : « Aimons-nous les uns les autres, afin que dans la concorde nous confessions … ». Il n’y a rien de plus parfait que la concorde. Mais l’absence de différences d’opinion ne témoigne pas toujours de la concorde ardemment désirée. Il existe aussi une fausse paix due à l’indifférence, à la paresse spirituelle, à une foi tiède. Mieux vaut la lutte pour la vérité que la paix dans l’erreur. Une discussion sincère, incorruptible au nom de la pureté de l’Orthodoxie, zélée, sans arrogance, peut servir à une expression plus précise du dogme, à épurer l’enseignement de l’Église des rajouts, des éléments du monde, étrangers à la révélation.

Les grands dogmes de l’Église furent ciselés dans la lutte, dans le creuset des épreuves. Les saints atteignaient la perfection en passant par une lutte intérieure spirituelle implacable avec les pensées. Que l’Esprit-Saint fasse que la polémique commencée entre le père Sophrony et le père Alexandre — qui est non seulement leur discussion mais aussi la nôtre, nous tous qui aimons au plus haut point la pureté de l’Orthodoxie, — serve à révéler la vérité sur l’Église et à anéantir les hérésies.

Bien entendu, il ne faut jamais exagérer artificiellement la lutte, comme si l’on se délectait d’une certaine atmosphère tendue, celle de la guerre théologique, où chacun se sent un nouvel Athanase le Grand, un Grégoire, un Maxime. Mais si elle a surgi à propos d’un sujet aussi essentiel que la nature de l’Église du Christ, tout escamotage, toute désertion par veulerie, peuvent seulement mener à une chute spirituelle, à la « laïcisation », néfaste pour la foi, mortelle pour l’amour.

Nous savons qu’aussi bien le père Sophrony que le père Alexandre sont avant tout dévoués à l’Église du Christ ; mais nous ne cacherons pas notre appréhension, que cette discussion à l’échelle panorthodoxe puisse — que le Seigneur nous en protège ! — facilement se transformer en une polémique sans talent et vaine entre les juridictions ; polémique qui empoisonne depuis déjà trente ans la vie ecclésiale orthodoxe en Europe occidentale dans laquelle, selon l’expression très juste de Vladimir Lossky, « le patriotisme juridictionnel » assombrit la conscience orthodoxe et où chacun, remarquant avec enthousiasme la paille dans l’œil de son frère, ne voit pas la poutre dans son propre œil.

Approchons de ces questions soulevées dans ces deux articles, non au nom d’un intérêt particulier, ou au nom de sympathies personnelles, mais au nom de l’Église du Christ, Une, Unique, Irremplaçable, Orthodoxe.

Afin d’apprécier avec justesse un quelconque écrit, il faut d’abord entendre ce que l’auteur a voulu dire, ce qui l’enthousiasme particulièrement, où se trouve le thème principal, son emphase, indépendamment des détails et des thèmes secondaires qui l’accompagnent. Ces derniers ont leur importance mais se trouvent à la seconde place et doivent être détaillés à la lumière de la question centrale.

En comparant ces deux articles, nous sommes obligés de reconnaître que l’emphase confessionnelle du père Sophrony est beaucoup plus universelle que le thème qui agite le père Alexandre. Le père Sophrony exprime son point de vue sans aucune équivoque et dans le titre de son article, et dans le résumé parfait en langue française, et tout au long de l’article. Le père Sophrony, de même que nous dans notre interprétation de la XXXIVe règle, tout comme de nombreux auteurs religieux contemporains, proclame le principe trinitaire de la structure canonique de l’Église et, en son nom, attire l’attention sur la pratique contemporaine de la vie ecclésiale, qui sape la base trinitaire de la structure de l’Église. Il est difficile aux fils fidèles de l’Église orthodoxe de ne pas être en accord avec cela. On ne peut qu’y souscrire, et dire : nous aussi le croyons, nous aussi le confessons. On peut discuter de la réussite ou du malheur de telle ou telle formulation[1], mais on ne peut nier que le thème est posé justement, puissamment, opportunément.

Nul aujourd’hui ne discute sur le dogme trinitaire ni sur la divino-humanité. La conscience chrétienne actuelle, est troublée par le dogme sur l’Église et sur sa nature. Les troubles contemporains, les errements, les conflits de conscience, les divisions et les recherches, non seulement dans l’Orthodoxie, mais dans tout le monde chrétien, tournent autour de l’ecclésiologie. Tous les échecs dans les recherches de l’unité, du rapprochement œcuménique, se produisent à cause d’un enseignement faux ou inexact sur l’Église. Seule une véritable doctrine sur l’Église, proclamée et réalisée, peut « appeler tous à l’union » et amener tous « à glorifier unanimement le Très Saint Esprit ».

 Cet enseignement véridique, répétons-le et insistons, consiste dans le fait que l’Église fasse révéler dans la vie, dans l’histoire, dans sa forme canonique « l’image de la vie Tri-Unique ». Toute déviation du dogme orthodoxe de la Trinité dans l’ecclésiologie ne peut qu’être la source de nouveaux troubles et de séparations.

On aurait désiré que le père Alexandre dans son article polémique, indépendamment de la formulation dans les détours du dogme sur l’Église, proclame à l’unisson avec nous « d’une seule voix et d’un seul cœur » : « Je crois et je confesse que ce n’est pas à l’image des forces du monde, ni à l’image de la monarchie ou de la fédération, de la démocratie ou de l’aristocratie, ni à l’image de la divinité uni-hypostatique ou de nombreux dieux, mais que c’est à l’image de la Trinité consubstantielle et indivisible que se construit l’Église orthodoxe ». Sur la base de cette unanimité, de cette homonia[2] on peut discuter du reste. Sans elle la discussion est inutile. À la lumière de cette confession nous apprécierons les événements historiques et la situation tragique de l’Orthodoxie en Occident, que nous éprouvons si vivement avec le père Alexandre.

Dans l’affirmation du père Sophrony, il n’y a rien de nouveau. Il parle de la nature éternelle de l’Église. Mais ce qui est éternel et immuable dans l’Église résonne toujours comme quelque chose de nouveau, qui renouvelle, approfondit et élargit notre vision du monde. Tel est le paradoxe de la mystérieuse nature de la dogmatique orthodoxe, sa jeunesse perpétuelle dans la pureté immaculée. Mais le père Sophrony affirme également le fondement éternel, valable en tout temps, de l’ecclésiologie — le dogme trinitaire, parce qu’il voit le danger dans le « néo-papisme » qui introduit le principe de subordination dans l’Église, qui détruit la structure spécifique de sa vie, unique en son genre.

Le père Sophrony ne parle pas de lui-même, il intervient au nom de la majorité. On ne peut nier que le message du patriarche Athénagoras le jour du triomphe de l’Orthodoxie de cette année n’ai été reçu avec un grand trouble, ceci non par un groupe, mais par l’écrasante majorité des clercs et des laïques orthodoxes. En dépit du respect dû au premier hiérarque, on ne peut accepter ni passer sous silence ce message qui a soulevé en particulier un certain écho dans les milieux orthodoxes grecs et russes. Nous ne reviendrons pas ici sur lui, néanmoins il est indispensable de déclarer ouvertement que l’enseignement de ce message est irrecevable du point de vue orthodoxe, dangereux et sapant à la base notre ecclésiologie. Certes il n’y a pas que le néo-papisme qui sape l’enseignement véritable sur l’Église. L’ethnophylétisme et nombre d’autres erreurs déchirent la tunique sans couture du Christ, mais il serait hypocrite d’amoindrir le danger du néo-papisme. Nous ne pensons pas que le père Alexandre puisse souscrire aux affirmations du message cité plus haut, comme par exemple : « seulement par l’intermédiaire, c’est-à-dire par la communion et la relation avec [l’Église de Constantinople] les Églises orthodoxes locales sont réunies au corps de l’unique Église orthodoxe conciliaire et apostolique », ou bien « qu’il y a un centre vers lequel sont tournées toutes les Églises orthodoxes », ou bien que l’Église de Constantinople est « le centre vers lequel regarde le cercle de l’Église, tracé par Dieu » ou bien enfin que « les droits des Églises locales découlent de l’économie canonique de ce centre ».

Non seulement l’Église orthodoxe n’a jamais connu un tel centre, mais cette thèse détruit à la base l’égalité des droits des Églises à l’image de la Sainte Trinité, ainsi qu’un autre mystère de l’ecclésiologie orthodoxe qui consiste dans le fait que le centre de l’Église est le Christ ressuscité, invisiblement présent parmi les Apôtres et leurs successeurs. Les regards des Églises orthodoxes ne sont point dirigés vers Rome, ni vers Constantinople, ni vers Jérusalem, mais vers le Christ. Un quelconque hiérarque, ou un lieu, ne réunissent pas les Églises orthodoxes, elles sont réunies par l’unité de l’enseignement, l’union d’amour, par un seul Calice et par la structure canonique.

Si l’emphase du père Sophrony est une emphase dogmatique, de principe, posant la question de l’existence ou de la non-existence de la pureté de l’Orthodoxie, alors, en lisant attentivement la réponse du père Alexandre, nous sommes contraints de reconnaître que le nerf moteur de son article est pratico-historique, plus local qu’œcuménique, et où les constructions théoriques apparaissent comme des conséquences, comme une superstructure des questions concrètes pressantes de la vie de l’Église en Europe occidentale.

Le père Alexandre, on ne peut le passer sous silence, est l’un de ces jeunes théologiens qui ressentent profondément la tragédie des divisions de l’Église orthodoxe en Europe occidentale, et tout ce qui approfondit le schisme répugne à sa nature entièrement pénétrée par la volonté de trouver une issue à la situation créée. À la dernière page de son article, on ressent l’indignation, le hurlement contre les forces du monde qui déchirent l’Église. Lui-même, profondément enraciné dans la culture russe d’émigration, stigmatise le nationalisme « dénaturé et maladif » dans l’Église et le nomme une véritable hérésie menaçant l’œuvre du salut. « En cela, écrit-il, nous sommes coupables, nous les Russes, les Grecs et les autres ». Il parle de ce qui fait souffrir son âme, car il est difficile de reprocher au père Sophrony un nationalisme maladif. La question du père Alexandre est peut-être moins panorthodoxe, plus particulière, mais on ne peut la rejeter. Nous, vivant en Occident, sommes responsables des destinées de l’Église en Occident. Être indifférent devant l’existence de fractions hostiles en Europe au lieu d’une seule Église locale, existence dénigrant l’Orthodoxie devant le monde occidental et sapant la conscience de l’Église, est un péché et un crime. Nous sommes tous sincèrement orthodoxes avec le père Alexandre dans cet enthousiasme véritablement chrétien.

Mais le moyen de vaincre les schismes et de construire une seule Église locale, que propose le père Alexandre, n’est ni unique ni incontestable. Voici ce qu’écrit le père Alexandre (p. 16) : « Notre pensée est excessivement simple : il nous paraît correspondre tout-à-fait à l’esprit de la tradition canonique orthodoxe que, dans les lieux de la dispersion orthodoxe où il n’existe pas d’Église locale orthodoxe, l’indispensable unité locale soit réalisée par la juridiction du patriarche œcuménique, comme premier évêque, par primauté d’honneur, de l’Église orthodoxe ». Et un peu plus bas, il écrit : « Le fait que le patriarche œcuménique est le premier évêque justifie entièrement que ce soit précisément lui et personne d’autre qui prenne soin des nouvelles formations d’Église n’ayant pas encore atteint l’âge de l’autocéphalie. Il faut encore et encore souligner : cette juridiction est demandée non pour élever la grandeur du trône œcuménique, ni pour augmenter ses droits et privilèges, mais pour l’unité locale de la vie ecclésiale de la diaspora, divisée nationalement, idéologiquement, etc. » Et plus loin (p. 17) : « Pour autant que la structure actuelle de l’Église exige que chaque Église locale reconnue autocéphale soit liée avec l’Église œcuménique par une « juridiction » sur elle d’un évêque autocéphale […] alors il est naturel que les Églises de la dispersion orthodoxe soient dans la juridiction de l’Église aînée qui assure leur insertion dans l’Église œcuménique ». Enfin, un peu plus bas : « Cela ne signifie pas l’éternité de cette juridiction ».

La question de l’unification de l’Église orthodoxe en Europe occidentale est d’ordre utilitaire. Sa solution peut être différente. Elle dépend de la volonté des orthodoxes vivant en Occident et de l’accord des Églises orthodoxes concernées, actuellement de Constantinople et de Moscou. Toutes les administrations actuelles des Églises en Occident portent un caractère temporaire : certaines avec une base canonique, d’autres sans aucun fondement canonique.

Habituellement, les Églises nouvellement formées doivent se trouver sous la direction de l’Église autocéphale la plus proche jusqu’à leur maturité autocéphale (en Europe occidentale cette question se complique à cause du problème de l’émigration — les émigrés sont indubitablement liés non seulement avec le pays où ils vivent, mais aussi à leur patrie d’origine —, et par le fait qu’ils se trouvent en outre de facto sur le territoire du patriarcat de Rome, sur lequel aucune des Églises orientales n’a de prétention). Telle était la situation de l’Église éthiopienne par rapport à Alexandrie, « des évêques des pays barbares », des provinces limitrophes par rapport à Constantinople, du Japon par rapport à l’Église russe, etc. Cette solution est traditionnelle, simple et pratique.

Une autre solution est aussi possible, mais plus discutable, pouvant apporter un enchevêtrement d’autorités ecclésiales. C’est la sollicitude de celle des Églises qui la première a implanté par ses missionnaires ou ses clercs, dans un pays donné, l’autel eucharistique. Telle était l’opinion du patriarche Athénagoras, au temps où il était exarque en Amérique.

L’Église peut être confiée à la juridiction de celle d’entre les Églises, après leur accord, qui est la plus apte à la diriger, prenant en considération la situation politique, nationale et économique.

La solution la moins traditionnelle consiste en la transmission des nouvelles Églises sous la juridiction du premier évêque de l’Église œcuménique, qu’il s’agisse de la première ou de la seconde Rome.

Les deux premières solutions sont possibles seulement s’il y a, premièrement, l’accord des autres Églises ; deuxièmement, la volonté unanime du clergé et du peuple de la nouvelle Église ; et troisièmement, si ces solutions présentent une certaine utilité ecclésiale.

La dernière solution provoque une série de difficultés. Bien que le père Alexandre affirme qu’il propose la juridiction du trône de Constantinople, « non pour le grandir, ni pour augmenter ses droits et privilèges, mais pour l’unité de la vie ecclésiale de la diaspora », en tant que historien il doit être d’accord avec nous pour dire que, après une série de déclarations — et particulièrement après le message du patriarche Athénagoras —, toute augmentation des droits du trône de Constantinople peut rajouter de l’huile sur le feu du néo-papisme. S’il n’y avait pas ce danger pour le dogme de l’Église, alors il serait plus facile, pour l’utilité de l’Église locale, d’aller vers une juridiction provisoire de Constantinople en Europe occidentale, ce bien entendu avec l’accord des autres Églises orthodoxes. Mais l’histoire nous a appris que souvent les évêques, en défendant les intérêts locaux et faisant appel à leur sujet à l’ancienne Rome, renforçaient par cela dans la conscience de cette dernière ses prétentions à des droits œcuméniques, créant psychologiquement un terrain propice pour la réforme papale monarchique du Moyen Âge.

D’un autre côté, le patriarche de Constantinople n’a pas su jusqu’à présent apporter son aide à l’unité désirée de la diaspora ecclésiale, même au sein de sa propre juridiction. Le parallélisme de deux exarchats (grec et russe) sur un seul territoire, sans aucun lien entre eux, d’exarchats portant un caractère proprement ethnique, est très significatif. Avant d’être d’accord avec la solution la moins traditionnelle, déjà citée, la dernière, nous aurions voulu, premièrement, être protégés de tous les dangers du néo-papisme, deuxièmement, s’assurer par expérience que la juridiction de Constantinople est capable de surmonter les désunions en son sein sous la forme d’une synthèse des deux exarchats avec deux ou trois évêques ayant des fonctions diocésaines. Pour nous cette question reste une énigme : pourquoi, aspirant à l’unité de l’Église en Occident et luttant contre l’ethnophylétisme, l’assemblée diocésaine de l’année dernière de l’exarchat russe de la juridiction de Constantinople s’est-elle adressée avec un appel à la soi-disant « Église de Karlovtsy[3] » au lieu de chercher des voies vers la réunion des deux exarchats de Constantinople.

Nous n’allons pas nous arrêter ici sur la manière dont doivent être surmontés les schismes en Europe occidentale. Répétons seulement qu’avant tout il est indispensable que la conscience ecclésiale de la majorité des clercs et des laïcs le veuille. La solution finale dépend de l’accord des Églises intéressées, de Constantinople et de Moscou, sur la base du désir unanime des orthodoxes en Europe occidentale.

Dans son article, le père Alexandre aborde non seulement le thème local pratique de l’unité de l’Orthodoxie en Occident, mais aussi les principes. Certains de ses propos sont tout à fait justes (par exemple que parfois « les évêques diocésains se transforment en représentants du Patriarche » (p. 14) au lieu que le Patriarche soit l’interprète de la volonté unique de l’épiscopat), d’autres nécessitent des éclaircissements et des précisions ; enfin il y en a d’autres avec lesquels on ne peut nullement être d’accord. Parmi ces derniers nous nous arrêterons seulement sur l’affirmation centrale : il s’agit d’une théorie originale des monades ecclésiales dans laquelle est posé un signe d’égalité entre le diocèse, le lieu et l’autocéphalie, et où l’on affirme sans réserve que dans chaque diocèse réside la plénitude de la vie ecclésiale, théorie basée scientifiquement sur un commentaire unilatéral des écrits de saint Ignace le Théophore, et particulièrement de saint Irénée. Une telle interprétation se trouve en rupture avec la Tradition vivante de l’Église, oublie le principe trinitaire, fractionne l’Église en unités monarchiques épiscopales. Voici ce qu’écrit le père Alexandre (p. 12) : « Nous affirmions et affirmons que la nature dogmatique de l’Église exige pour son incarnation la réunion de tous les chrétiens orthodoxes vivant en un seul lieu, en un seul organisme ecclésial, avec à sa tête un seul évêque. C’est cela le principe local ». Et plus loin (p. 13) : « le principe local permet à chaque Église [...] en n’importe quel lieu d’être l’incarnation vivante de l’intégralité de la nature de l’Église […] ou bien, il vaut mieux dire, de l’Église catholique elle-même se trouvant en ce lieu ». Et plus bas : « Le diacre de Toula possède la plénitude de la vie ecclésiale en la personne de son évêque » … « Là où il y a l’union de l’évêque, du clergé et du peuple constituant un seul corps et abreuvés par un seul Esprit, là se trouve la plénitude des dons de l’Église ». Sur la même page nous lisons : « L’Église de Toula aurait pu être au IIe siècle une Église autocéphale ». Enfin à la page 14 : « Il est évident que dans le contexte trinitaire l’exemple d’hypostase ne peut être que le diocèse épiscopal [...] c’est-à-dire l’évêque dans l’Église et l’Église dans l’évêque, et nullement une union des évêques ».

Nul ne nie que dans « le contexte trinitaire » les hypostases sont les évêques diocésains avec leur clergé. Mais avant la synthèse épiscopale, chaque fils de l’Église – pour autant qu’il est unifié avec elle – est hypostase dans l’unique nature de la vie ecclésiale. Mais ce qui est important à souligner c’est que l’évêque devient « hypostase » seulement pour autant qu’il soit uni avec les autres évêques, et non lui-même en soi. Il n’y a aucune contradiction dans le fait que l’union locale des évêques, aussi bien sous la forme d’une métropole que sous la forme d’une Église autocéphale devienne de même une hypostase par rapport aux autres métropoles et Églises. L’hypostase n’est pas une auto-affirmation, mais une corrélation. Elle est impensable sans relation avec les autres hypostases. L’hypostase n’est point en elle-même ; chaque hypostase ecclésiale acquiert la plénitude d’existence par les autres hypostases et leur offre de sa plénitude. L’évêque ne possède pas la succession apostolique comme propriété. Il la perd en se séparant des autres. Nous confessons non trois dieux, mais un Dieu Unique – Père, Fils et Saint-Esprit – et chacun possède la plénitude de la Divinité non dans la séparation avec les autres mais dans l’unité de nature. La théorie avancée par le père Alexandre serait plutôt ici à l’image du tri-théisme, du polythéisme, qu’à l’image de la Trinité orthodoxe. Le principe trinitaire pénètre toute la nature de l’Église, la transperce d’une lumière incréée, mais ne se localise pas dans un seul de ses aspects. Tous les évêques sont hypostases et sont d’égal honneur, pour autant qu’ils sont réunis en une seule union de l’épiscopat œcuménique. Or, les réunions locales d’évêques (métropoles, patriarcats, etc.) sont des hypostases d’égal honneur dans l’unité de l’Église universelle.

Ayant examiné ce problème fondamental, sans lequel il n’y a pas de conscience canonique (les canons justement s’occupent des relations inter-hypostatiques, des relations entre les différentes formes de service de l’Église : les évêques, les églises locales, etc.), le père Alexandre a artificiellement mis entre les parenthèses de « la nature ontologique de l’Église » globalement tous les problèmes canoniques. L’autocéphalie, les primaties, les conciles, sont examinés par lui uniquement comme une superstructure historique, comme une concession pratique aux principes du monde.

Nul ne conteste l’expression du début du Christianisme : « Là où est l’évêque, là est l’Église, là où est l’Église, là est l’évêque ». On peut rajouter autre chose : « Là où est l’évêque, là est l’Église catholique ». Ces formules pertinentes ont leur utilité principalement comme riposte aux communautés gnostiques et, dans le contexte historique contemporain, comme riposte au presbytérianisme. Effectivement, sans évêque, sans succession apostolique, la vie ecclésiale est plus qu’endommagée, elle est vouée à la mort. Mais en acceptant tout cela dans le sens relatif aux lois, affirmer que la plénitude de l’Église se trouve dans le diocèse est non seulement faux en principe, comme nous l’avons dit plus haut en élevant notre intelligence vers le principe trinitaire, mais encore cela est faux aussi en fait. Avant tout, le diocèse ne possède pas la source fondamentale de la grâce : il ne peut, après la mort de son évêque, introniser son successeur. C’est pourquoi l’Église orthodoxe a toujours considéré comme Église locale organique non le diocèse mais une certaine union, une unité de plusieurs diocèses. Notre code canonique commence non par l’affirmation du père Alexandre mais par la règle « Que l’évêque soit sacré par deux ou trois évêques » indiquant que la source de grâce de la vie sacramentelle de l’Église n’est pas l’évêque mais l’unité de l’épiscopat exprimé sur les lieux par au moins deux ou trois.

L’évêque diocésain ne possède pas, par lui-même, le pouvoir de légiférer. Il fait partie du concile des évêques, du concile local comme norme, du concile œcuménique comme exception. Le concile ou, comme disent les théologiens russes contemporains : « la conciliarité », ce trait caractéristique de la structure de l’Église reflétant de nouveau le conseil prééternel de la Divinité Tri-Unique, n’a pas de place organique dans la théorie du père Alexandre, et de toute façon n’a pas de place dans un diocèse avec un seul évêque.

 Faut-il dire encore qu’il ne suffit pas de confesser la foi orthodoxe, de posséder la succession apostolique pour être un évêque canonique. Il faut encore être en relation canonique avec les autres évêques. Ce n’est pas « la structure contemporaine » comme l’écrit le père Alexandre (p. 17) qui exige que « chaque Église locale (c’est-à-dire selon sa terminologie : le diocèse) soit liée avec l’Église œcuménique par une juridiction sur elle » (la question n’est pas « sur » ou « sous », mais dans le fait qu’elle doit être liée d’une façon ou d’une autre), mais la forme traditionnelle de la vie ecclésiale sans laquelle le diocèse se trouve en schisme. Mais le schisme ne possède pas la plénitude de la vie ecclésiale.

Ni le diocèse de Toula, ni le diocèse de Paris ne peut être une autocéphalie ni au IIe ni dans aucun autre siècle. Le père Alexandre lui-même écrit justement (p.14), que « l’autocéphalie ne signifie rien d’autre que le droit de l’Église d’élire son évêque-primat ». Nous ajouterons : « et les autres évêques ». Comment un diocèse peut-il élire un primat quand il ne peut même pas installer un seul évêque ?

Non seulement anti-canonique, mais aussi a-canonique, cette théorie originale du père Alexandre, peut servir contre son gré à l’affirmation du néo-papisme.

Premièrement, en prônant l’unité ecclésiale ayant à sa tête monarchiquement un évêque et non un concile d’évêques, il prépare psychologiquement les esprits à une tête œcuménique monarchique et non à une tête œcuménique conciliaire. La période précédant la réforme papale fut une période de lutte non avec l’autorité des évêques, mais avec l’autorité des primats, avec les droits des Églises locales (nous utilisons le mot « local » dans son sens traditionnel). Tel était aussi le thème de propagande des décrets du faux-Isidore.

Deuxièmement, et dans la question plus particulière de l’unité des orthodoxes en Occident, il faut affermir la tête non par un seul évêque, mais par l’union des évêques du lieu, sans laquelle il n’y aura jamais de plénitude de vie ecclésiale sur un territoire donné.

En conclusion, nous nous permettons de souhaiter que cette discussion stimule l’approfondissement de la conscience ecclésiale parmi les orthodoxes, serve à l’éclaircissement du dogme salvateur de l’Église sur Elle-même.

 


[1] Par exemple, lorsque le père Sophrony définit (p.18) l’image canoniquement morale de l’Église et à l’image de la Sainte Trinité, comme combinaison de la sobornost et de l’autocéphalie « ou bien, comme « l’unité dans l’amour et l’égalité, la liberté et l’unanimité », ou bien enfin « dans la liberté de l’amour conciliaire et l’égalité d’une substance unique » ; ces définitions nécessitent des précisions ultérieures. L’autocéphalie est l’une des expressions de l’unité de l’Église locale, au même titre que les conciles et les primaties ; la concorde et l’autocéphalie se complètent mutuellement de façon imprécise. Dans les définitions suivantes (amour et égalité…) manque, selon notre opinion, la catégorie morale indispensable à l’image de cette même Sainte Trinité, l’obéissance réciproque. Mais ce thème n’a pas été suffisamment développé aussi dans notre article. Sans lui, on peut ébranler la structure authentique de l’Église. Nous parlons de l’obéissance et non de la soumission du subordinationisme.

[2] Ομόνοια, terme grec signifiant « concorde », « harmonie ». NDLR.

[3] Il s’agit de l’Église russe hors-frontières, appelée également « Église synodale » après sa rupture avec le patriarcat de Moscou, puisqu’elle se réunit pour la première fois en Synode en 1922 à Karlovtsy, en Yougoslavie. NDLR.