La mission du prophète
Ouvrons à présent le deuxième chapitre du Prophète Ezéchiel. Nous y retrouvons exactement l'atmosphère de l'Apocalypse, de la vision d'Isaïe, de la vision de Daniel,
c'est-à-dire que la liturgie céleste se suspend et qu'un messager ou la Parole divine elle-même, rompant son rythme, s'adresse au prophète, l'obligeant — je dis : l'obligeant — à recevoir la
mission.
Les visions de la liturgie céleste ont jeté Ezéchiel dans un état de trouble, de crainte, tels, qu'il tombe sur sa face, ne pouvant supporter son éblouissement. La
même crainte s'empare de Jean l'Evangéliste dans l'Apocalypse, la même crainte s'abat sur Isaïe quand il s'écrie : « Malheur à moi ! je suis anéanti, car je suis un homme aux lèvres impures,
j'habite au milieu d'un peuple aux lèvres impures : et mes yeux ont vu le Roi, Dieu des armées ! » (Is. VI ; 5). Ce sentiment est l'expression d'une crainte sacrée devant la beauté sublime, la
splendeur de la liturgie céleste, mais quand Dieu ou son messager, que ce soit Michel, Gabriel, un ange, un chérubin ou un séraphin, coupe cette liturgie et s'approche de l'homme afin de lui intimer
l'ordre d'être prophète, ce dernier est pris d'une autre crainte, la terreur du monde, la terreur de sa mission. Il éprouve une violente révolte intérieure et désire ne pas accepter cet ordre. Toute
la Bible est basée sur la Parole divine et sur l'Esprit ; le rouage est l'Esprit qui permet d'écouter la Parole — autrement ce serait impossible — à l'image du Verbe Incarné et de la Pentecôte. Mais
auprès de la Parole ( « Ainsi parie Adonaï, Seigneur ») qui est, comme la compare Ezéchiel, un feu brûlant brisant les pierres en morceaux, auprès de cette Parole, de cette puissance de l'Esprit qui
emporte le prophète, parfois par les cheveux, et entre en lui pour lui permettre de supporter l'ordre de Dieu, la loi divine, l'oracle divin, apparaît autre chose que la crainte du Seigneur : la main
du Seigneur. Elle pèse sur lui. Etre prophète est un fardeau. Lorsque survient le commandement de porter la Parole au peuple, monte la crainte de la « mission ».
Je vous parle ainsi parce que durant des années, j'ai rencontré des gens ravis d'être « missionnés ». Je vois arriver une dame vieillissante ou un monsieur à lunettes,
ils me confient : Mon père, j'ai une mission à accomplir ! j'ai été gratifié d'une vision, d'un signe, et ils m'en racontent les circonstances comme si cela était en vérité quelque chose de tout
simple. Je vous assure pourtant que recevoir une mission de Dieu n'est pas facile. Rappelez-vous Moïse, au sixième chapitre de l'Exode, verset 12, discutant avec Dieu : « Voici que les fils
d'Israël ne m'ont pas écouté, comment Pharaon m'écoutera-t-il, moi qui suis incirconcis des lèvres ? » et Dieu est contraint de faire un compromis en lui donnant son frère Aaron pour le compléter.
Moïse était sans doute prêt à tout accepter, mariage, monachisme — peu importe — mais non devenir prophète. Et Jérémie — ses plaintes ont donné naissance aux « jérémiades » — :
« Tu m'as séduit » dit-il à Dieu, « Tu m'as pris de force et Tu l'as emporté : j'ai été tout le jour un objet de risée, eux tous se moquent de moi... J'ai dit alors :
Je n'en ferai plus mention et je ne parlerai plus en Son Nom ! Mais c'était en mon cœur comme un feu brûlant, renfermé dans mes os, je m'efforçais de le contenir et je ne le pouvais pas. » ( Jér. XX
; 7, 9). C'était déjà le travail de l'Esprit.
La Main du Seigneur
Arrive alors la Main du Seigneur, cette pesanteur qui maîtrise le prophète. Certes, l'exception fut Isaïe ; après la vision des séraphins, de la Gloire de Dieu
emplissant le temple et toute la terre, entendant le chant des séraphins : « Saint ! Saint ! Saint ! est le Seigneur Dieu Sabaoth », il semble, à la différence des autres prophètes, accepter
facilement : « Puis j'entendis la voix d'Adonaï qui disait : « Qui enverrai-je et qui ira pour Nous ? » Et je dis : « Me voici, envoie-moi ! » (Is. VI ; 8). Oui, mais ainsi que je l'ai déjà précité,
il continue : « Malheur à moi ! Je suis anéanti... Pourquoi dit-il : « Je suis » ? c'est parce qu'il se produit en lui un changement, une communion mystique avec Dieu : « L'un d'entre les séraphins
vola vers moi ; dans sa main il avait une braise qu'il avait prise avec des pinces de dessus l'autel. Il en toucha ma bouche et dit : « Voici que ceci a touché tes lèvres : ta faute est enlevée et
ton péché pardonné ». (Is. VI ; 6, 7,). C'est alors qu'il accepte imprudemment la mission parce que la braise a brûlé divinement ses lèvres. Que n’a-t-il pas souffert ensuite !
De même Ezéchiel dit : « l'Esprit entra en moi », il lui a donné la capacité d'entendre la voix et les ordonnances de Dieu, mais il est obligé de manger le rouleau
comme Jean l'Evangéliste est obligé de dévorer le « petit livre ». Et que dire d'un Job ou du cri d'un Elie : « Assez ! mon Dieu » ou d'un Jérémie : « Maudit le jour où je fus enfanté ! Le jour où
m'enfanta ma mère, qu'il ne soit pas béni ! » (XX ; 14). C'est si pénible d'être prophète. Et Jonas qui refuse de partir, qui lutte, mais la Main du Seigneur lorsqu'elle s'abaisse sur nous est comme
un fardeau, lourde à porter. Le destin des prophètes est dépourvu de repos. Sans doute, Moïse n'a pas été persécuté, incompris seulement de son peuple ingrat, mais les autres. Zacharie est humilié et
trahi, Elie calomnié doit s'enfuir, Isaïe maltraité se rend en Egypte, le roi d'Israël le réclame, on l'extrade, il est exécuté, Amos est traité d'espion, Ezéchiel de collaborateur, Jérémie est
envoyé « contre tous ». (40 ans de prophétie, 20 ans de prison). Ils sont isolés, maltraités, accusés de « vendus, d'ennemis du peuple », torturés.
La persécution d'Ezéchiel
Quel sera l'aspect de la persécution d’Ezéchiel ?
Cependant que les autres prophètes sont poursuivis par les rois, les nobles, les personnalités au pouvoir, qu'ils sont traînés en justice, tourmentés parfois par les
prêtres, recevant des gifles et tissant progressivement le Vendredi Saint car toute la vie du Christ est inscrite dès l'Ancien Testament, — l'homme de douleur d'Isaïe côtoie l'espérance de la
Résurrection, les cieux nouveaux et la terre nouvelle — Ezéchiel, lui, n'est pas attaqué par les grands, il ne connaît pas ce privilège car il vit en période de captivité et sa situation est
difficile, autrement. Il est méprisé par ce que nous pourrions nommer : la sagesse moyenne que l'on qualifie de « bon sens », par ses propres et malheureux compatriotes, les gens quelconques de son
entourage. C’est souvent plus redoutable que des inquisitions ou des régimes totalitaires. L'opinion des petites gens, des tenants de petites habitudes, des craignants ce qui bouleverse, voilà ce qui
empoisonna la vie d'Ezéchiel... Mes amis, les tyrannies vous jettent en prison, vous pendent, vous salissent mais la persécution du « lieu commun » est le crime parfait, sans meurtre ni même grande
méchanceté. Elle se glisse dans l'opinion publique. Soudain un être dont le monde n'est pas digne n'a plus le droit de respirer ; il est un peu maltraité, un peu écarté, on dit de lui : C'est un
escroc, un peu démon. Peut-être n'est-il pas tellement escroc — un criminel, certes, est plus intéressant — peut-être appuie-t-on sur « pas tellement » mais on précise : Il est un peu « dingo »,
mais voyez-vous, j'ai des renseignements sur lui... il n'est pas tout à fait... Demi-ton, demies phrases et, tout à coup, cet être disparaît ! Tel est le sort du prophète Ezéchiel. C'est pourquoi la
Main du Seigneur est pesante, le fardeau pesant.
Les prophètes sont seuls.
Elie, cette flamme dans toute la force du mot, se plaint : Je suis seul, Seigneur ! Que fait le Seigneur ? Il lui impose une marche solitaire de quarante jours, puis,
devant son indignation, Se montre à son serviteur : Il n'est point dans le vent, Il n'est pas dans le tremblement de terre, Il n'est pas dans le feu, Il est dans un murmure doux et subtil. Oh,
soyons subtilement bons et doux, ayant vécu ce que vécut Elie!
Ainsi, Dieu traite-t-Il ses prophètes.
Achevons cette fresque de l'état authentique du prophète par le résumé du divin Paul, son hymne triomphal de la foi en son Epître aux Hébreux :
« ...Le temps me manquerait pour parler de Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel, et des prophètes, qui, par la foi, vainquirent des royaumes,
exercèrent la justice, obtinrent des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la puissance du feu, échappèrent au tranchant de l'épée, guérirent de leurs maladies, furent vaillants à la
guerre, mirent en fuite les années étrangères... furent livrés aux tourments, et n'acceptèrent point de délivrance, afin d'obtenir une meilleure résurrection... subirent les moqueries et le fouet,
les chaînes et la prison, furent lapidés, sciés, torturés, moururent par l’épée ; ils allèrent ça et là vêtus de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités — eux
dont le monde n’était pas digne — errant dans les déserts et les montagnes, dans les cavernes et les antres de la terre » (Ep. aux Héb. XI ; 34-38).
En quelques phrases, leur vie est tracée.
Pourquoi fais-je ce discours ? Après la vision de la liturgie éternelle et de la Gloire de Dieu, dès que ce sur-temps, ces éternités font irruption dans l’histoire du
destin de l’humanité, nous débouchons dans un autre monde. Si nous-mêmes vivons réellement les admirables liturgies terrestres de Saint Germain de Paris, Saint Jean Chrysostome, la Nuit Pascale et
qu'en les quittant nous désirions sincèrement apporter le message de Dieu, nous savons que nous serons rejetés à l'instar des prophètes. Le Christ nous a prévenus : Le disciple n'est pas plus grand
que le Maître... s'ils M'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi, s’ils M’ont écouté, ils vous écouteront. Il est d’ailleurs curieux de constater que les paroles des prophètes ont percé, créé,
transformé le monde cependant qu'eux-mêmes ont tant peiné. Quand on m'affirme que l'on peut faire l'apostolat et être aimé de tous, alors je réponds : il y a quelque chose qui « boite ». Depuis les
temps bibliques, en prenant le Christ comme « akmé », jusqu'à notre époque, la parole du Verbe et les messages apostoliques et prophétiques n'ont jamais été accueillis « gracieusement ». Le monde n'a
jamais applaudi. Au contraire, les frères, les sœurs, les amis trahissent. Oh ! combien je comprends les prophètes lorsqu’ils supplient le Seigneur : Non, non, non, je ne veux pas ! Thérèse d'Avila
ne s'écriait-elle point : Jésus, Tu as peu d’amis, mais Tu les traites si mal ! Voilà le climat, le thème du deuxième chapitre d’Ezéchiel dont nous devons faire le parallèle avec Isaïe, Daniel et
l'Apocalypse.
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