Bulletin des orthodoxes français, « CONTACTS » n°2 et 3-4, 1955.
Le but de ces articles est de définir la place de l’Église orthodoxe de France dans les cadres de l’Église Catholique orthodoxe universelle, ainsi que ses rapports avec les autres confessions chrétiennes. Mais, auparavant, nous dirons quelques mots sur l’Orthodoxie elle-même, ou plutôt sur ce que l’on appelle ordinairement « l’Église orthodoxe » et qui est, en réalité, l’Église antique sans interruption, ni réforme.
L’ignorance ou la méconnaissance de l’Orthodoxie durant les derniers siècles était presque totale. Un Français moyen avait plus de renseignements sur les mœurs des nègres, la culture chinoise que sur la vie spirituelle de son voisin, son frère chrétien, héritier de la même culture gréco-latine : le croyant orthodoxe. Pourtant, ce monde orthodoxe ignoré représente, du moins numériquement, un tiers environ du christianisme global.
Depuis le Moyen Âge, les deux parties de la « Respublica Christiana », l’Orient et l’Occident, sont séparées.
Quelques exemples choisis parmi les personnalités les plus marquantes de cette longue époque, prouveront jusqu’à quel point l’Orthodoxie fut méconnue.
En plein seizième siècle, le célèbre helléniste Martin Kruse, de la Faculté de Théologie mondialement renommée de Tubingue, se souvint tout à coup de l’existence — dans le passé — de l’Église orientale ; l’inquiétude envahit son esprit : pouvait-on trouver, se demanda-t-il, les derniers vestiges de cette branche du christianisme, œuvre de la mission de l’apôtre Paul ? Il presse son ami Stéphane Gerbache, membre de la mission diplomatique du Saint-Empire auprès de la Porte, de se renseigner si Athènes et les autres villes grecques sont encore debout, si on peut trouver des représentants du reste du christianisme grec, si l’Évangile n’est pas définitivement effacé de la mémoire de la population ? Dès son arrivée à Constantinople, Gerbache fait une découverte si inattendue que, selon son expression, il lui sembla « que le Pharaon avait quitté sa pyramide pour lui donner audience ». Le Patriarche de Constantinople et son Saint-Synode le reçoivent, il assiste aux services religieux et il visite une École de Théologie !
Un siècle plus tard, en France, M. de Cambrai, l’ardent Fénelon, faisait sur la fin de sa vie de nobles projets pour faire évangéliser et baptiser les peuples gréco-russes.
Auprès de cette ignorance radicale de l’Orthodoxie, existait sa méconnaissance exprimée par deux penseurs chrétiens du XIXe siècle : Joseph de Maistre et Harnack. Tous deux avaient, pourtant, vécu en Russie et ne pouvaient ignorer son génie.
Joseph de Maistre, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, s’était rendu au pays du Tsar à l’époque brillante où renaissait la « startchestvo » (lignée des maîtres spirituels), où la prière perpétuelle du Saint Nom de Jésus vivifiait les âmes, et où l’influence de la « Philocalie » (anthologie de l’enseignement des Pères sur la vie intérieure) récemment traduite en russe se faisait profondément sentir. Contemporain de saint Séraphin de Sarov, le chantre du Saint-Esprit, du célèbre théologien Philarète de Moscou, Joseph de Maistre ne sut néanmoins ni rencontrer, ni voir l’Orthodoxie et, témoin distrait de quelques solennités liturgiques, il légua à la postérité une curieuse et peu flatteuse définition de l’Église orthodoxe : « Ce corps frigorifié de l’Église primitive ». Un siècle s’est écoulé, nous sommes au bord de la dernière guerre, les éditeurs d’une Encyclopédie de vulgarisation romaine, « Ecclésia », reprennent cette opinion de Joseph de Maistre pour résumer l’esprit de l’Orthodoxie, voulant sans doute montrer au lecteur que la définition du célèbre historiosophe n’est nullement personnelle mais une appréciation bien établie, abandonnant des jugements plus nuancés aux livres spécialisés sur la question de l’union des Églises...
De son côté, Harnack, d’origine balte, parlant le russe, considérait que l’Orthodoxie était un « ornement byzantin de la police impériale ».
Peut-on en vouloir à ces deux grandes figures du XIXe siècle, à ces deux témoins issus de deux mondes différents, l’un Français catholique romain, l’autre Allemand protestant, l’un du début et l’autre de la fin du siècle, d’avoir si peu de respect pour l’Église orthodoxe ? Chacun évoluait dans son milieu clos : réaction romaine ou libéralisme protestant. Préoccupés de leurs propres problèmes bien étrangers à l’Orthodoxie, ils la repoussent comme une quantité négligeable, comme un caillou rencontré sous les pas. Passionnés de leurs idoles, ils ne trouvent en eux que la malveillance ou le mépris. Méfions-nous souvent des témoins oculaires !
Le même phénomène se reproduit, hélas, partout. Dernièrement, on me pria de faire une conférence sur le Moyen Âge français à la jeunesse russe. J’étais entouré de garçons sympathiques, tous nés quelque part en France, porte de Saint-Cloud, Asnières, Meudon... Fréquemment, ils étaient allés camper près de Chartres, mais ni leurs parents, ni leurs instituteurs, ni eux-mêmes n’avaient eu l’idée de visiter la cathédrale, ignorant même l’existence des chefs-d’œuvre de l’art roman de la vieille cathédrale. Tout d’abord, je fus extrêmement surpris, mais en jetant un regard sur les murs de la salle, je vis des lithographies de Nicolas II de Moscou du XVIe siècle, de Notre-Dame d’Ibérie ; géographiquement, ils grandissaient en France, mentalement, ils demeuraient dans leur monde étanche, l’émigration russe.
Une autre figure du XIXe siècle devait et aurait pu, de prime abord, saisir l’Orthodoxie ; j’ai en vue le patriarche de la renaissance liturgique moderne : Dom Guéranger. La liturgie n’a-t-elle pas la place d’honneur dans l’Orthodoxie ? Certains néo-romantiques prétendent même qu’elle en est le centre et son expression adéquate. Dom Guéranger rejoint cependant la psychologie de de Maistre et de Harnack. On ne peut nier qu’il n’ait subi l’influence orthodoxe mais, obsédé par le combat contre tout particularisme rituel et surtout le gallicanisme, poussé par l’exaltation de la pureté de ligne du rite romain et un ultramontanisme aussi puissant que celui de de Maistre, son âme s’était fermée à l’Orthodoxie et il lui réserva des paroles fort déplaisantes.
Ses disciples directs et indirects modifièrent en grande partie ses opinions. Néanmoins, l’empreinte de cet esprit immense marque encore le mouvement liturgique moderne, non seulement dans l’Église catholique romaine mais dans l’Église anglo-catholique et chez les protestants.
L’ignorance de l’Église orthodoxe ou le refus de reconnaître sa valeur universelle, n’est pas propre au milieu religieux, il se dégage aussi des milieux laïques. Les livres d’Histoire qui forment la majorité des Français, passent l’Orthodoxie entièrement sous silence et perdent ainsi la perspective historique. Citons un seul exemple parmi tant d’autres ; dans le Cours d’Histoire Mallet-Isaac (classe de Seconde), on lit : « L’unité du monde chrétien qui avait existé au Moyen Âge disparut définitivement : l’Europe fut désormais partagée entre deux religions » (romaine et protestante). Nous pensons que ce ne serait pas commettre une faute que d’affirmer que cette opinion est celle de la majorité des Français.
Et pourtant, tous les éléments spécifiques, tout ce qui fait le caractère propre, irremplaçable de cette époque médiévale que les modernes exaltent en la stylisant et que les humanistes méprisaient en la caricaturant, furent déclenchés, engendrés et formés par le schisme qui rompit l’unité entre l’Église de Rome et les Églises orthodoxes, par l’isolement du Patriarcat latin et le repliement de l’Orthodoxie sur elle-même.
Peut-on imaginer le Moyen Âge sans la marche victorieuse de la Papauté vers un pouvoir de plus en plus absolu, sans sa lutte avec le pouvoir temporel mettant à genoux l’empereur d’Occident, sans la doctrine des deux glaives, sans la primauté de la langue latine ?
Seule la rupture de l’unité du monde chrétien du XIe siècle pouvait provoquer de telles conséquences. Jamais la centralisation romaine n’aurait pu s’établir dans la communion des Patriarches orthodoxes. Byzance, partisan de la symphonie de l’Église et de l’État, à l’image de l’âme et du corps, aurait empêché la doctrine dualiste des deux cités. L’évolution de la pensée scolastique se serait transformée sous le rayonnement du génie hellène pénétrant le génie latin, rappelant les temps des Hilaire et des Grégoire le Grand. Point n’eût été besoin pour la Renaissance de combattre la Sorbonne afin de restaurer l’enseignement du grec.
L’ignorance et la méconnaissance paradoxales de l’Orthodoxie dont les orthodoxes partagent, d’ailleurs, la responsabilité en vivant derrière le voile de leur iconostase comme dans une retraite historique, ne doivent nous indigner ou nous étonner outre mesure. L’incarnation du Verbe passa presque inaperçue ; pour le monde gréco-romain, c’était un petit événement qui aurait pu être relaté au bas de la huitième page d’un quotidien ; pour les civilisations de l’Extrême-Orient, des Indes, de la Chine, même si l’on accorde créance à « l’évangile bouddhique », la descente du Verbe était encore moins sensible. En Palestine, la nuit de la Nativité, les gens les mieux renseignés, je dirai même les plus initiés, c’est-à-dire les pharisiens et les prêtres qui surent donner des précisions sur le lieu de naissance et qui connaissaient le temps et les signes, dormaient de concert avec tout le peuple Juif, ou rêvaient comment vendre et acheter, payer des dettes, marier leurs enfants. Avoir des oreilles et ne pas entendre, avoir des yeux et ne pas voir est une tactique consciente et inconsciente de l’homme déchu. Trois mages, une poignée de bergers, Marie, Joseph, étaient les seuls éveillés. Les pasteurs veillaient par métier, les mages à cause d’un appel étrange, Marie parce qu’elle allait être mère du Verbe, Joseph somnolait. La Providence, afin d’obliger l’humanité à engendrer son Dieu, devait exploiter les méthodes administratives, le recensement ; semblablement, au XXe siècle, afin d’obliger les orthodoxes à rendre l’Orthodoxie à l’Occident, la Providence se mêle de politique, permet les révolutions, les crises économiques et ouvre la porte des émigrations.
Dernièrement, entre les années 1918-1922, — je fus un des témoins — se produisit en Russie un phénomène miraculeux, chargé de signification : le renouvellement des icônes et des églises. Devant des milliers de personnes, dans toutes les régions de Russie, particulièrement dans le sud, plusieurs églises et une grande quantité d’icônes, ternies, brunies, abîmées par le temps, retrouvèrent soudain la luminosité, la fraîcheur de leurs teintes et l’éclat de leurs ors comme si une main invisible, une puissance inconnue les purifiaient et les peignaient à nouveau. Un très grand nombre de cas fut enregistré par l’Église. Un miracle aussi étonnant aurait dû exciter, sinon l’admiration du moins la curiosité, il n’en fut rien. Le régime athée, ne pouvant trouver d’explications atmosphériques, climatiques ou des fraudes réactionnaires, s’employa à étouffer une affaire qui n’entrait pas dans sa ligne générale. Le monde catholique romain, qui n’apprécie pas les miracles extérieurs à la barque salutaire de saint Pierre préféra le silence et jugea tout intérêt déplacé. Quant à la spiritualité protestante, cette sorte de miracle « matériel » ne pouvait l’atteindre. De plus, les romains et les protestants, s’inspirant de de Maistre et de Harnack voyaient la chute de l’Orthodoxie liée à la chute du tsarisme ; c’était l’époque où l’on préparait les missionnaires pour rebaptiser la pauvre Russie. Les Russes orthodoxes, heureux au début d’une telle clémence de la Providence, ressentirent bientôt une certaine gêne. Les droites croyaient que cela présageait le renversement du régime bolchévique mais le régime s’installait, le miracle devenait alors inutile ; les gauches, les « vivants » qui cherchaient le rapprochement de l’Église avec les idées progressistes considérèrent que cette imposture céleste compliquait singulièrement leur apologétique. Je me souviens qu’un des publicistes de ce temps écrivit que le renouvellement des icônes et des églises signifiait d’abord la nécessité de renouveler l’Église et nos âmes et, en même temps, que l’Église orthodoxe était capable de transformer le monde sous tous les régimes, même soviétiques. Son explication resta sans écho. On préféra sauvegarder plutôt que de renouveler et la majorité désirait prouver que l’Église ne peut subsister au travers de tous les régimes. Ainsi, en raison de nombreuses causes secondaires, un des plus grands miracles de notre siècle passa inaperçu. Quelques timides témoignages écrits donneront aux historiens de l’avenir l’impression d’une « histoire de bonne femme », à moins que...
On raconte que le valet d’un homme génial, questionné sur la vie intime de son maître défunt, répondit en versant des larmes : Mon bon maître aimait tant les pommes de terre en robe des champs ! Une dame de la haute société, amie d’enfance de Vladimir Solovieff, interviewée par moi sur le caractère de ce philosophe et ce mystique, me répondit : Il était si myope que devant les objets brillants il faisait des signes de croix, les prenant pour des icônes. Et la sœur de cuisine ne s’est-elle point exclamé lorsque sainte Thérèse mourut : en voilà une dont il n’y a rien à dire !
L’Orthodoxie subit le même sort en Occident. On ne la voit pas, on n’a rien à en dire. Mais la Providence renouvelle ses couleurs et le nombre des témoins ne cesse de croître. Un Louis Bouyer O.P. a pu cependant dire en 1955, dans une interview publiée par « La France Catholique » : « Aujourd’hui même, il y a une ignorance des orthodoxes dans ce qu’il y a de plus légitime dans leurs traditions... » et ajouter : « La tradition orientale n’est pas seulement une forme égale à la tradition catholique, c’en est la forme fondamentale, la forme (catholique romaine) en est seulement dérivée ».
Notre prochain article traitera de l’universalité, la catholicité de l’Église orthodoxe[1].
L’oratorien Louis Bouyer, cité plus haut — et son témoignage est précieux, — considère que la tradition de l’Église orthodoxe est « la forme fondamentale du Catholicisme dont la forme catholique-romaine est seulement dérivée ». Être orthodoxe, c’est, en effet, revenir à cette « forme fondamentale », c’est boire aux sources du christianisme, retrouver le « climat » de l’Église indivise. Nous pouvons dire, sans forcer le terme, que l’Église orthodoxe est le fondement de toutes les Églises chrétiennes. Elle est « l’Église », les autres, — les « dérivées » — sont des Églises avec qualificatifs : les Églises romaine, anglicane, réformée, vieille-catholique, etc...
On prête volontiers à l’Église orthodoxe le nom d’Église-Mère et à l’Église Romaine celui de sa fille aînée. Ni le schisme, ni l’hérésie des Églises séparées d’elle, n’ont pu altérer son sentiment maternel. Elle est mère par nature, comme Dieu est Père de tous ceux qui croient en son Fils Unique (saint Cyprien).
L’Évangile de Matthieu (14, 24-36) nous raconte l’apparition du Christ aux Douze assemblés dans une barque. L’enseignement patristique nous dévoile que la barque symbolise l’Église, et les vagues le monde avec tous ses mouvants périls. Pierre, plein d’ardeur, animé d’un noble élan, s’élance vers le Christ en marchant sur les eaux. Il quitte la barque sacrée, sa Mère-Église ; il se détache du collège des Apôtres, emporté par le désir de mieux faire, de dépasser les autres ; il pénètre dans la zone des affaires politiques et sociales de ce monde, mais, « voyant que le vent est fort, il a peur » et s’enfonce peu à peu dans les eaux du siècle. Pierre implore l’aide du Seigneur, Celui-ci le prend alors par la main et le ramène vers la barque, dans l’Orthodoxie, au sein de la réunion plénière des Apôtres. L’Église orthodoxe prie chaque jour pour l’union et attend avec patience maternelle l’instant où le Christ conduira les fractions séparées de l’Église jusqu’en l’unique barque.
Qui sait si l’heure n’est pas proche ! Après la dernière guerre, la France catholique instaura la marche de la Vierge au travers de tout le pays, plaines, champs, vallées, montagnes, cités, villages, nommant la Mère de Dieu : Notre-Dame du Grand Retour. Je me suis souvent demandé, en assistant à cette pieuse manifestation mariale de la France libérée, si ce n’était pas déjà le signe, la « signature », « l’avent » symbolique du grand retour à l’Orthodoxie.
En effet, on ne se convertit pas à l’Orthodoxie, on revient à elle ; par elle, on retourne dans la maison natale, auprès de ses parents. Ceux qui ont découvert la tradition orthodoxe et communié à sa vie, peuvent en témoigner : devenir orthodoxe n’est pas abandonner le patrimoine de nos pères, mais le reconstituer en « sa forme fondamentale ».
En fait, M. Joseph de Maistre a-t-il entièrement menti lorsqu’il définissait l’Orthodoxie comme « un corps frigorifié de l’Église primitive » ? Non, car tout ce qui est faux renferme une parcelle de vérité ; le mensonge est parasitaire de la vérité, dont il tire la vie et dont il reçoit les apparences de possibilité. Supprimons le terme « frigorifié » et le témoignage deviendra véridique : « l’Orthodoxie est le corps de l’Église primitive » ; gardons ce terme et laissons M. de Maistre s’attarder dans la mentalité d’un homme du « grand siècle » qui regardait avec mépris tout le passé, — surtout le passé chrétien, — dédaignant « la crasse des temps révolus », suivant la phrase de Molière. Le « grand siècle » projetait de détruire Notre-Dame de Paris pour y bâtir à la place une église dans le style de Versailles. Heureusement, la Providence sut profiter des [mauvaises] finances et de la mauvaise administration de l’époque !
Le « grand siècle » s’est estompé et nous, les « barbares » du XXe siècle, savons aujourd’hui apprécier les traditions, distinguer leur vitalité des mouvements réactionnaires statiques. Le romantisme et les antiquaires nous ont libéré du complexe des « lumières ». Ainsi, voit-on des génies avoir la grâce céleste de dire des bêtises et de bonnes gens qui pensent maladroitement émettre des idées heureuses...
Prouver actuellement que la Tradition est valable, qu’elle n’est pas un arrêt mais une création perpétuelle, un développement organique, que plus ses racines sont profondes dans le passé, plus ses branches sont tournées vers l’avenir, est devenu quasi inutile. L’homme moderne en a pris conscience ; il posera la question d’authenticité mais non point de valeur.
L’Église orientale exprime admirablement la fidélité attentive à la Tradition par un symbole : après l’ordination, l’évêque confie au nouveau prêtre l’Agneau (le pain consacré) en disant : « Garde ce dépôt intact toute ta vie, tu en répondras au dernier jugement. » L’ordinand prend alors entre ses mains la patène sur laquelle repose l’Agneau et le contemple jusqu’à la communion. « Garde le bon dépôt par le Saint-Esprit qui habite en nous », ordonne le divin Paul à Timothée. Et le double Concile de Constantinople commande au clergé et aux fidèles de toujours obéir à l’évêque, sauf s’il trahit la Tradition. L’Église orthodoxe est parvenue à sauvegarder ce « bon dépôt », ce corps de l’Église primitive, à travers vingt siècles. Aujourd’hui, grâce à sa fidélité, un Occidental peut reprendre un contact vivant avec la Tradition inaltérée.
Les éditions des « Sources Chrétiennes », dirigées par H. de Lubac et J. Daniélou, ont fait paraître parmi les Hippolyte, les Athanase, les Hilaire, les Ambroise, les Basile, etc... l’œuvre d’un auteur du Moyen Âge Nicolas Cabasilas. Est-ce par mégarde que ce théologien byzantin, « schismatique » pour l’Église de Rome, s’est glissé, parmi les Pères de l’Église ? Nous ne le pensons pas. Les éditeurs savaient ce qu’ils faisaient et reconnaissaient en un Cabasilas le même esprit patristique que dans ses prédécesseurs. Un célèbre théologien occidental ne s’était-il pas déjà appuyé sur lui pour défendre l’Eucharistie ? Nous avons nommé Bossuet. Un autre exemple pris sur le vif montre encore mieux la continuité de la pensée orthodoxe. L’abbé X... (j’ai malheureusement oublié son nom), exposait dans la soutenance de sa thèse à la Sorbonne, une découverte qui lui paraissait sensationnelle, l’influence de Grégoire de Nysse, en particulier son enseignement de l’image et la ressemblance de Dieu en l’homme, sur la philosophie de Nicolas Berdiaeff. Le professeur Pascal, membre du jury, excellent spécialiste de la culture russe, eut alors celle fine réponse : « Monsieur Nicolas Berdiaeff n’avait nul besoin de chercher aussi loin sa doctrine de l’image et la ressemblance de Dieu en l’homme, ni besoin de consulter les Pères de l’Église, ceci étant monnaie courante dans la pensée orthodoxe ».
Mais une précision s’impose. Il faut prendre garde d’identifier l’Église orthodoxe, l’Église-Mère, avec les Églises orientales. La première est universelle, les deuxièmes sont limitées géographiquement, culturellement, rituellement ; elles sont locales.
Le christianisme oriental peut donner à l’Occident un enrichissement insigne, la rupture entre l’Orient et l’Occident n’ayant fait qu’appauvrir les deux. Nous croyons que le monde moderne entre dans une période de compénétration, à la recherche de la conscience universelle, mais les rapports entre les civilisations du levant et du couchant ne sont pas notre sujet. Ce qui nous intéresse ici et nous semble inestimable, c’est que nous pouvons retrouver dans les Églises orientales actuelles l’Église indivise vivante.
L’Occidental ne doit jamais oublier de discerner dans l’Église orthodoxe ce qui est universel de ce qui est local. S’il désire que son adhésion soit organique, dépourvue d’exotisme artificiel, il est nécessaire qu’il s’« orthodoxise » (employons ces mots barbares) et non point qu’il s’orientalise. D’où la naissance de l’Orthodoxie occidentale. Cette dernière refait un double chemin : d’une part, à travers l’espace, elle retourne à l’Orient, gardien de la Tradition de l’Église indivise et, d’autre part, à travers le temps, elle revient au passé et aux origines orthodoxes de notre pays.