« Cette lettre s’adresse à tous ceux pour qui l’Orthodoxie occidentale est chère. La première chose que nous devons nous demander, étant chrétiens et membres du Corps-Église : quelle est la volonté de Dieu, Sa pensée, car il ne faut point marcher comme des aveugles poussés par une force, mais comme des enfants de lumière, selon l’expression de l’Apôtre Jean.
Les grandes difficultés qui entourent la renaissance, pour mieux dire, le dégagement de l’Orthodoxie autour de nous, qui nous poursuivent dès le commencement, avant même la mort de Monseigneur Irénée, peuvent être de trois origines :
1) ou bien nous faisons fausse route, en général ou en particulier ;
2) ou bien nous sommes vérifiés ("ceux qui patientent jusqu’au bout seront sauvés", la Vierge est née après une longue attente de ses parents...)
3) ou bien toutes nos souffrances, toutes nos difficultés, nos "nuits" sont pour le bien des autres (communion avec ceux qui souffrent sans la consolation de l’espérance... que nous, nous avons).
Examinons attentivement le premier point : en général puis en particulier. En général : nous ne faisons pas fausse route en travaillant à l’Orthodoxie occidentale. Nous avons devant les yeux une nuée de témoignages de la volonté de Dieu. Je ne m’arrêterai qu’à quelques-uns, pris au hasard. Monseigneur (Irénée) découvre par « hasard » l’Orthodoxie au travers d’énormes obstacles ; quand même il arrive au but. Si Dieu ne l’avait point voulu, Il l’aurait rappelé à Lui avant la réponse de Moscou. Moscou pouvait retenir la réponse, voir la situation à la manière des autres. Moi, j’attendais l’Orthodoxie occidentale pendant des années, la plaçant sous le patronage de saint Irénée. Monseigneur, sans que je le veuille deviens l’archimandrite Irénée. Si nous analysons attentivement, nous sommes obligés de constater que Dieu faisait son œuvre presque contre notre volonté. Souvent nous nous sommes montrés des enfants capricieux ou des chasseurs qui visent mal. Moi, par exemple, je cherchais partout l’Orthodoxie occidentale, sauf rue de Sèvres[1], et l’on peut dire sans exagération que ce fut le cas de nous tous, même de Monseigneur : s’opposer à la Main invisible, à la pensée "qui surpasse toute intelligence". Alors, demeurons en paix absolue, car la Main de Dieu est sur l’œuvre. En général, nous ne faisons pas fausse route.
Mais en particulier ? En particulier : chacun de nous apporte une pierre à la construction de l’édifice, selon l’expression du Pasteur d’Hermas, chacun a sa mission. Il n’est pas suffisant de brûler d’envie d’être uti1e, il est nécessaire de discerner clairement la place que nous devons occuper selon la volonté divine, selon nos dons. Même si hors de notre cercle individuel, nous faisons le bien, nous faisons du mal devant la Face de Dieu, car nous sommes voleurs de la propriété de notre prochain. Si tous nous sommes les yeux, si tous nous sommes l’oreille, si tous nous sommes la tête (saint Paul), l’œuvre de Dieu sera défigurée par nous. Mais pour retrouver les cercles individuels, il faut savoir aussi quel est exactement le grand cercle : l’Orthodoxie occidentale, car Dieu, notre Seigneur, ne donne pas seulement des missions privées aux Apôtres, Il définit Son Œuvre : l’Église, la mission de l’Église totale. Nous sentons l’Orthodoxie occidentale plus que nous ne la confessons clairement et jusqu’au jour où nous ne mettrons pas au point la ligne générale de notre œuvre, nous ne trouverons pas la paix ni la clarté d’esprit pour notre vie de grâce. J’essaierai de chercher une confession-définition de l’Orthodoxie occidentale.
Est-ce un mouvement, est-ce une réforme, est-ce une secte, est-ce un groupe, est-ce une tendance, une recherche ? À toutes ces propositions, je réponds : non. Non, parce que toutes ces définitions m’apportent un certain trouble malsain, ne m’éclairent pas, mélangeant au contraire, les réalités aux désirs, elles ne s’incarnent pas, ne me fortifient pas et je me dis : non, l’Orthodoxie occidentale n’est ni mouvement, ni réforme, ni secte, ni groupe, ni tendance, ni recherche. Alors, quel est son nom ? l’Orthodoxie occidentale est une partie de l’Église totale, universelle, « une, sainte, catholique et apostolique », selon le Symbole de Nicée. Partie de l’Église, cette simple expression est significative.
I – L’Église est l’œuvre du Christ Seigneur ; en tant que telle, elle est la base, le point de départ vérifié et infaillible de toute notre activité. Faire partie de l’Église, c’est avoir la certitude que nous sommes bien plantés. Jean Chrysostome, à l’instant le plus critique de sa vie, proclamait : je ne crains rien, certes les vagues sont grandes, la tempête enragée, le vent de force géante, mais je ne crains rien, car je me tiens sur un roc, et cette pierre est le Christ. Cette pierre angulaire que les bâtisseurs de ce monde ont méprisée, est objective à nos efforts, elle est, et nous sommes comme des pierres vivantes sur Elle, et même les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur Elle, sans parler de nos fautes, de notre faiblesse ou des faiblesses des autres.
II – L’Église est aussi notre œuvre, notre union, nos efforts, car nous sommes des "collaborateurs du Seigneur" (saint Paul). C’est ici que nous devons placer l’étude de nos missions personnelles, nous sommes des collaborateurs, plus particulièrement dans la construction de la "partie de l’Église".
III – Mais il faut bien se garder de penser que l’Église est le but final du monde et de chacun de nous. Elle est l’Épouse du Christ. Le but est l’union mystique et totale de l’Épouse avec le Christ, du monde avec Dieu, de chacun de nous avec le Créateur, Source d’amitié infinie pour nous. L’Église est une mère qui engendre virginalement les enfants au Père céleste. Si la base et le but sont les mêmes pour le tout ainsi que pour les parties (ne l’oublions pas !), notre collaboration diffère suivant les circonstances. Le mot : occidental, n’a rien à faire ni avec la base, ni avec le but, mais uniquement avec la "collaboration". Notre occidentalisme et notre collaboration doivent toujours être sertis entre les deux autres remarques sur l’Église et ne pas être étouffés par un certain emballement des responsabilités, l’Alpha (la base) et l’Oméga (le but) étant la grâce. Nous pourrions définir notre attitude de la manière suivante : à la base infaillible de Dieu incarné, aller vers la déification en collaborant avec le Seigneur – telle est l’œuvre d’un fils de l’Église.
Mais si l’Orthodoxie occidentale est une collaboration (et nous avons vu plus haut que Dieu bénissait cette collaboration par divers témoignages, qu’elle est agréable au Seigneur, que nos efforts individuels et collectifs sont bénis du Très-Haut), avant de savoir quelle sera la part de chacun de nous, il nous faut connaître exactement la mission de notre collaboration occidentale, en commun. La question est plus pratique qu’abstraite. Que devons-nous éviter, sur quel point faut-il insister, surpassant parfois les difficultés et les incompréhensions des autres ? En commun, éviter surtout ce que l’expérience a montré incapable de porter des fruits. Notre travail de deux ans est chargé d’exemples. Je prie en cette minute pour que saint Irénée m’éclaire et que le bienheureux Irénée (Winnaert) qui vous engendra par ses souffrances et se réjouit de vous, m’éclaire – car tout ce que j’écris je le fais autant pour moi que pour vous.
Deux choses sont certaines : je suis projeté loin de Paris, de l’Orthodoxie occidentale, de vous ; nos plans si nets au commencement (prolonger l’œuvre de Monseigneur (Irénée), rue de Sèvres) s’éloignent progressivement. Vous êtes jetés aussi hors du lieu où Irénée célébrait l’Eucharistie ; vous êtes sans prêtres, sans service – seuls. La rue de Sèvres a-t-elle gagné par la chute de nos projets ? Loin de là ! Moi, je ne puis quitter Nice parce qu’il n’y a pas de remplaçant – quelle coïncidence ! – Nice s’accroche à moi et Paris fait tout pour que je ne revienne pas. J’écris des lettres. Elles sont mal interprétées. En un mot, Dieu nous a laissé tomber en tentation. Remarquons bien, nous faisons des efforts désespérés, nos efforts tournent contre nous, contre l’œuvre elle-même. Et ceux qui sont chassés de la paroisse de l’Ascension sont certainement, objectivement, les plus sincères serviteurs de l’Orthodoxie occidentale – ils l’attendent depuis dix ans – prêts à tous les sacrifices, jusqu’au bout, hors de cause ! Pourquoi ? La réponse est simple.
L’œuvre que Dieu bénit se trouve dans un pareil état, parce que dès le début, I1 ne nous a pas donné un chef. Dieu a frappé le pasteur et les brebis se sont dispersées. C’est le paradoxe : Dieu bénit mais n’aide point. Si nous trouvons la cause de cette absence de chef, nous aurons la clef de la question, nous verrons ce qu’il faut éviter, ce que nous ne pouvons pas éviter – et alors, il est inutile de lutter – et ce que nous devons obtenir à tout prix.
Il y a deux façons d’avoir un chef légitimement : soit par la tradition, c’est-à-dire sur la demande expresse de Monseigneur Irénée, soutenu par le métropolite Eleuthère. Tel ne fut pas le cas, la tradition nous a privés. Soit par un autre chemin : les circonstances, les masses poussent un être à la tête d’un mouvement, la tradition le reconnaît – dans ce cas, le chef devient le "representative man" de l’époque. Les autres chemins sont des intrigues vaines et abstraites et n’aboutissent pas.
Pour l’esprit chrétien, les circonstances aveugles et les masses inconscientes sont remplacées par les idées divines ; (le Christ dit nettement : vous devez reconnaître les temps et les périodes), pour nous, les idées divines sur notre époque, sur la France, sur notre œuvre ! Seul l’homme ayant la connaissance de ces pensées divines et la force de les propager, de les confesser, pourra être le chef voulu de Dieu et les autres le suivront et retrouveront ce qu’ils cherchent inconsciemment.
Mais quelle est cette pensée de Dieu ? Nous savons qu’Il veut l’Orthodoxie occidentale, qu’Il la bénit, mais quelle est exactement sa mission selon Dieu ? Celui qui y répondra deviendra inévitablement le chef de par la volonté de Dieu et, peu à peu, toutes les brebis de l’Église le reconnaîtront. Si quelqu’un veut être un chef de Dieu pour l’Orthodoxie occidentale, il doit tout laisser de côté, au nom de la pensée divine sur elle. S’il ne la connaît point, qu’il demande au Seigneur, qu’il cherche, et s’il la connaît, qu’il la propage. L’ordre, l’unité, l’annulation des difficultés dites insurmontables sont étroitement liés à la condition d’un chef qui ne sera autre que la connaissance de l’idée divine ; plus cette connaissance est claire, plus elle est exacte, plus elle est simple, plus l’Orthodoxie occidentale avancera dans sa mission générale. C’est elle qui doit nous enseigner ce que nous devons éviter, c’est à elle surtout qu’il faut nous accrocher.
Ne nous illusionnons pas – on gagne avec l’effort, avec le dépouillement de soi, les Idées divines. C’est en montant 40 jours et 40 nuits et en se dégageant lentement des "siens" que Moïse parvint à voir les Lois du Tout-Puissant. Le Christ garda trente ans le silence et, durant trois ans, parla.
Il est nécessaire d’écarter les "parasites" pour que l’idée divine devienne complètement claire. On peut dire que toute la vie de Monseigneur fut un effort égal à celui de Moïse, oui, mais regardons les choses en face, il a mené son troupeau à l’Orthodoxie sans avoir le temps de formuler expérimentalement l’Orthodoxie occidentale ; la question reste encore non résolue. La Providence partage les missions ! Monseigneur nous a laissé la liturgie, les pensées, les âmes, l’effort ; nous sommes bien armés, équipés par lui, nous avons aussi la bénédiction divine, mais l’itinéraire n’est pas étudié.
Suis-je le chef ? Mes amis, je sais une chose : lorsque je dis "Je ne suis pas capable", Dieu me répond : "Je crée du néant, des pierres je peux faire des enfants d’Abraham" ; quand je veux faire des démarches, le tentateur vient à moi et dit : "Tu es un élu", et cela offense la Sagesse divine, mais quand je dis : "Seigneur, non ma volonté, mais que la Tienne se fasse", "la paix qui surpasse toute intelligence" est l’élue de mon cœur, et avec larmes je clame : "Oh ! Orthodoxie occidentale, je suis ton humble serviteur !" Sommes-nous plus actifs que Dieu qui est Énergie pure, Source de vie et Gouffre de sagesse ? Non !
Quel doit être notre collaboration ? Nous mettre à l’écoute de la volonté du Chef de l’Église, notre Seigneur, et entrer en nous. S’il réclame douze ans, que sa volonté soit faite ! Car même douze ans ne sont rien vis-à-vis de l’œuvre que nous commençons, mais évitons surtout de marcher à la légère pour ne pas rétrécir ou dépasser notre mission commune.
Quant à nos missions personnelles, que chacun se vérifie et se confesse dans l’humilité et se charge, sans se préoccuper de son voisin. Souvenons-nous des paroles du Christ à Pierre : "Que t’importe ? Toi, suis-Moi". Travaillons pour l’instant dans le cercle qui nous est permis par la charité.
Construisons une petite chapelle dans un garage. Dieu nous vérifie. Soyons fidèles les uns aux autres, prions les uns pour les autres, je veux que vous sachiez que mon cœur est avec vous, que je m’inquiète de tout ce qui vous arrive et que mon plus grand désir est d’être parmi vous, fidèle, ferme, et l’Orthodoxie occidentale naîtra comme un lys très pur et Dieu montrera Sa force dans notre faiblesse.
En cherchant la Parole Divine pour la France, nous serons les plus fidèles serviteurs du Seigneur, ses meilleurs collaborateurs. Nous souffrons pour la France, car l’Église est la mère du monde et la mère de la France. Je vous bénis.