ÉTUDE de saint Matthieu XVI, 13-28
Conférence prononcée le 17 mars 1955 et publiée, en 1985, dans le recueil de cours, du père Eugraph, sur le Verbe Incarné.
Depuis dix ans on me demande de parler de cette phrase et jusqu’à maintenant j’ai toujours éludé cette conférence sur un sujet qui a déjà excité trop de polémique. Une immense littérature existe déjà, mais pourtant comme le dit saint Pierre : On doit donner réponse à ceux qui la demandent (I Pi 3, 15). Et c’est pourquoi en l’honneur de saint Pierre je ferai cette conférence aujourd’hui pour répondre à ceux qui me demandent la réponse.
Certainement, pour nous orthodoxes, cette phrase n’a pas plus d’importance que les autres phrases de l’Évangile ; pour nous, tout est important dans l’Évangile, tout est central ou plutôt, ce qui est central n’est pas écrit...
On doit le dire : les Occidentaux perdent leur temps à discuter, à analyser les livres sacrés ; les livres sacrés précisément n’ont rien à faire avec l’analyse, avec la critique historique. En toute simplicité, je reconnais les Évangiles pour sacrés dans leur totalité et peu m’importe s’ils ont été mis par écrit au IVe ou au Ve siècle, je sais qu’ils ont été écrits sous l’inspiration. Toute analyse, toute critique historique rétrécit le sens de ces livres merveilleux.
Je ne parlerai pas ce soir de la succession de saint Pierre ni du gallicanisme, je n’entrerai pas dans la polémique, mais je tenterai de pénétrer avec vous le sens traditionnel profond de ce texte de saint Matthieu, qui n’a rien à voir avec l’administration de l’Église, avec son organisation fédérale pyramidale ou anarchique. Ce texte de saint Matthieu, dont on ne peut isoler la seule phrase « Tu es Pierre… » (Mt 16, 18), nous initie aux trois grands cercles concentriques de la révélation pour arriver au plus profond des mystères, mystère que le Christ ne dévoile que progressivement et à ses seuls disciples, en tant qu’eux seuls peuvent le porter. Comme, au moins de nom, nous sommes des chrétiens, nous aussi pouvons porter maintenant ce mystère. Quel est-il ?
Cette révélation, c’est la victoire sur la mort, cette bataille entre la mort et la vie ! Et cela n’a rien à faire avec le droit canon, avec la jurisprudence, avec les privilèges ecclésiastiques quelconques. Ce texte nous introduit dans le cœur de la mission chrétienne, la lutte contre la mort par la mort et la résurrection des morts. C’est une préparation progressive au mystère pascal et c’est pourquoi je suis heureux d’en parler en cette période de carême.
« Dès lors Jésus commença à faire connaître à ses disciples qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, qu’il souffrit beaucoup... qu’il fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour... » (Mt 16, 21) Voilà le cœur palpitant du salut du monde ! Il est impossible de détacher une phrase de l’autre dans tout ce chapitre de saint Matthieu (16, 13-28), car toute l’évolution progressive, toute l’initiation au salut y est progressivement découverte.
Je n’exposerai pas ici la doctrine romaine, assez connue en Occident, ni celle des réformateurs protestants. Quelle est la position de l’Église orthodoxe sur cette phrase ? l’Église orthodoxe n’a pas de doctrine sur cette phrase, pas plus que sur d’autres et elle s’en passe très bien, chacun comprend les Écritures selon ses possibilités ; et notre attitude envers cette phrase est celle de l’Église primitive elle-même.
Un homme consciencieux au XVIIIe siècle a étudié les textes des premiers Pères de l’Église pour voir quelle est leur attitude. Il a trouvé que sur 68 Pères des premiers siècles, 17 avaient tendance à prendre « sur cette pierre » comme représentant l’apôtre Pierre, les autres comprenant « pierre » comme étant le Christ.
Il est certain que ce texte est peu clair et a toujours frappé les Pères. L’enseignement des Écritures est souvent basé sur des jeux de mots. Qui est « cette pierre » ? Si le Christ avait dit : « Tu es Pierre et sur toi je bâtirai... » Ce serait simple ; ou s’il avait dit : « Sur la pierre, sur un roc, je bâtirai… », il n’y aurait pas non plus de difficulté. En latin et en français, comme en araméen, les deux « pierre » sont identiques, mais pas en grec par contre. Cependant, le jeu de mots subsiste. Quelles sont les grandes réponses des Pères de l’Église sur ce jeu de mots ?
Tout le monde est d’accord, romains, protestants et orthodoxes, pour dire que l’Église est basée sur le Christ, pierre angulaire, rocher. Les Pères de l’Église voient l’Église basée non sur une personne, mais sur l’unité de la foi des Apôtres, Pierre étant le symbole, l’image de cette unité, et non le chef de l’unité.
Saint Augustin dira que « Pierre répond seul pour tous les autres, car l’unité est dans tous ». Pierre parle pour tous, et personne n’est privé de l’unité s’il appartient à ce « total » – mot qu’aimait à employer saint Augustin. Saint Ambroise de Milan dira : « Ce qui s’adresse à Pierre s’adresse à tous les Apôtres ». Pierre apparaît chez tous comme le porte-parole des Apôtres et l’image, l’icône de l’unité.
Tous ceux qui confessent le Christ Fils du Dieu vivant et Fils de l’Homme, sont des pierres de l’édifice et participent de l’unité de la foi.
Saint Léon le Grand, pape de Rome, dira que le « privilège de Pierre demeure partout où se forme le cercle apostolique ». Cette confession de l’unité de la foi est très loin de toute idée d’autorité. L’enseignement des Pères va fort loin en ce domaine. Saint Augustin dit « qu’un seul mauvais signifie le corps des mauvais ».
Ce n’est pas en vain par exemple que celui qui trahit le Christ se nomme Judas, rappelant, symbolisant la tribu de Juda qui se sépare de celle d’Israël. Saint Augustin dira encore que « la pierre est le Christ et Pierre est le peuple chrétien ». Le Christ pierre angulaire, pierre qui, dans la prophétie de Daniel (Chap 3), frappe le colosse, grandit et emplit tout l’univers.
Si l’on suit l’enseignement des Pères de l’Église, il est certain que Pierre n’est pas supérieur, il est différent, il a sa mission spéciale, comme chaque apôtre la sienne, il est proto-apôtre et non archi-apôtre. À lui et à ses successeurs revient la primauté d’honneur et l’Église orthodoxe n’a jamais nié cette primauté d’honneur des sièges de Rome et d’Antioche. C’est bien l’Église de Rome qui devait être l’image, l’exemple pour toutes les autres Églises, mais ceci ne saurait impliquer que l’image, et aucune autorité sur un plan administratif, idée qui n’existe nulle part dans l’Écriture.
Comment en effet tirer de ces paroles du Christ l’idée d’un régime monarchique, de centralisation, alors que chacun des Apôtres ici est symbole d’un monde, d’un aspect de l’Église, et comme douze pierres posées sur le Christ, formant la base de la nouvelle Jérusalem, comme aussi les douze portes de la vision de l’Apocalypse de saint Jean.
Si l’Église orthodoxe ne peut pas reconnaître une constitution monarchique, pyramidale, fondée sur l’unité, c’est qu’elle voit le monde créé à l’image de Dieu, donc de la Trinité et l’Église, pareillement, bien entendu, ne saurait être qu’à l’image de la Trinité, donc ne peut être basée sur une seule autorité, ni sur un individualisme anarchique.
Le Christ a dit : « Là où deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai parmi eux » (Mt 18, 20). Il n’a pas dit : sur un seul. Et c’est bien là le message, pourrait-on dire, le plus original, de l’Église chrétienne, c’est qu’elle n’est pas basée sur l’autorité, mais sur le mystère de l’unité-trinité à l’image de Dieu en trois Personnes.
« Enseignez toutes les nations au nom d’un Dieu Un ? » Non. « Enseignez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » (cf. Mt 28, 19-20) Voilà notre Dieu, la Trinité, basée sur l’amour ; et si la création est à l’image de Dieu, elle ne peut être qu’à l’image de la Trinité.
Dès le début, l’Église a créé des organisations sociales répondant à cette image : ce sont les conciles. Actuellement, la mode est aux réunions, aux congrès, de professeurs, d’hommes de science, etc. On se déplace, on va les uns vers les autres, et c’est très bien, non que ces rencontres apprennent quelque chose, mais elles nourrissent l’homme, elles unissent les êtres. Nous ne sommes pas baptisés dans l’un, mais dans la Trinité.
L’Église orthodoxe reconnaît la nécessité des hiérarchies, des évêques, des organisations, de même que les douze Apôtres reconnaissent Jacques comme le chef du premier concile de Jérusalem, mais tel n’est pas le centre de gravitation.
Comme cette phrase « Tu es Pierre... » est fort controversée dans les pays d’Occident, j’ai dû m’y arrêter quelques instants ; cependant, tel n’est pas son sens profond que je vais maintenant aborder.
Ce texte de saint Matthieu nous introduit au cœur, au centre de la révélation chrétienne, où s’allient l’extrême liberté, la tolérance et la compréhension la plus entière, et une profondeur de précision que tous ne peuvent supporter. Il nous introduit dans les trois cercles concentriques de la révélation, en nous initiant progressivement au mystère de la victoire sur la mort.
Premier cercle : « Le Seigneur suscita pour toi, du milieu de toi, parmi tes frères, un prophète… » (Deut 18, 15)
Que lisons-nous d’abord ? « Le Christ demanda à ses disciples : Qui dit-on que je suis, moi, Le Fils de l’Homme ? » (Mt 16, 13) Ainsi le Christ se renseigne sur l’opinion que l’on a de lui ; ce n’est pas qu’il ne connaisse cette opinion, mais il veut montrer à ses Apôtres en le leur faisant dire ce que le monde pense de lui. Il ne demande pas là ce que pensent de lui les pharisiens, les scribes, ceux qui vont le persécuter, mais il entend par là ceux qui sont sympathisants. Ils lui répondent : « on dit que tu es un des maîtres, un des prophètes ».
C’est le premier cercle, pas seulement le cercle des chrétiens, mais le cercle des civilisations, qui voient le Christ comme un maître, un inspiré, un thaumaturge dont les paroles soulagent, guérissent. Même les athées philanthropes entrent dans ce cercle, car le Christ n’oublie pas les non-chrétiens et dans le dernier Jugement, Dieu ne demande pas : Quelle a été ta foi ? Mais, « as-tu aidé ton frère ? »
C’est là la charité, la bonne action, grâce première qui guide vers le Christ, idée très peu éclairée encore, mais qui nomme le Christ déjà. Au moment où Jésus parle ainsi à ses disciples, la haine n’est pas encore montée contre lui, la foule n’est pas encore excitée et la leçon que le Christ veut donner à ses disciples, et à nous, est la suivante : ne soyez pas fanatiques !
Ce silence du Christ à la réponse des Apôtres doit être aussi notre réponse devant le cercle large qui ne peut encore porter la pleine révélation du Christ ; c’est l’unité dans la charité, la liberté dans le reste, ne pas foudroyer du regard ces incroyants, ces indifférents, ces athées ; ils ne sont pas comme les pharisiens ; si le Christ est si dur pour ces derniers, c’est qu’ils savaient qu’il était le Christ.
Nous devons aussi bien réaliser que l’on n’apprend pas le Christianisme par cœur, que l’on marche par étapes ; les saints eux-mêmes ne connaissent pas les mystères du Christ dans toute leur profondeur. On comprend en transformant sa vie, en évoluant intérieurement, en changeant, notre être, la société, le monde. Les mystères se révèlent progressivement... Et les chrétiens prétendraient foudroyer du regard ceux qui ne savent pas, alors qu’ils ne savent rien eux-mêmes ! ce silence du Christ doit être pour nous un exemple, un enseignement.
DEUXIÈME CERCLE : Fils de Dieu et Fils de l’Homme.
Ensuite, le Christ se tourne vers les Apôtres : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16, 15) Après avoir demandé ce que pense le monde, le Christ demande ce que pensent ses disciples. Pourtant, ils ont déjà confessé les uns et les autres ici et là que Jésus était le Christ. Mais ici ils sont invités à le confesser solennellement, à le dire tous ensemble. Nous entrons progressivement, dans un moment plus solennel, comme dans la liturgie, nous sommes introduits de plus en plus solennellement dans le mystère, nous entrons dans le cercle plus restreint des Douze, le Christ éprouve leur connaissance, leur foi ; et cette foi est la condition du deuxième cercle. Le Christ s’adresse à tous : « Et vous ?... » Et prenant la parole « Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16, 16) Pourquoi Pierre seul ? Parce qu’un seul dit pour tous, répond pour tous, répondre pour tous, c’est le signe de l’unité.
Remarquons que le Christ dit au commencement : « Que pense-t-on de moi, Fils de l’Homme ? » Et Pierre dit : « Tu es le Fils de Dieu ». Tel est le dialogue ; Dieu dit : « Je deviens Homme » ; et l’Homme, par la grâce, dit : « Tu es Dieu », et l’homme va vers Dieu.
Voilà le roc, la caractéristique de la plénitude chrétienne, la première étape, la plénitude de la Divinité et la plénitude de l’Humanité, pas seulement les valeurs divines, mais les valeurs humaines, voilà le propre du Christianisme, qu’il n’y a en lui ni mépris de Dieu au nom du monde, ni mépris du monde au nom de Dieu, aucune préférence pour l’un ou pour l’autre, mais un rite solennel proclamé par la bouche de Pierre, vérité dans laquelle réside le salut du monde, et que le monde ne peut pas encore porter. Des siècles ont passé et nous ne saisissons pas encore ce qui nous est donné à Césarée. Jusqu’à aujourd’hui, existent les ariens, les docètes, les sectaires, car l’âme de l’homme est lourde et routinière. On lui donne la plénitude, elle préfère le rétréci, elle n’ose pas recevoir cette grâce.
L’ecclésia du Christ, c’est l’unité de la foi, c’est la pierre angulaire, c’est la plénitude confessée, criée, comprise, annoncée, c’est l’union des deux natures, pour laquelle l’Église a toujours lutté.
« Bienheureux les pauvres en esprit » : cela signifie l’étape où l’esprit de l’homme s’ouvre à l’action du Saint-Esprit, ce n’est pas une vertu fermée, mais une « vertu-coupe » qui donne à l’être la possibilité d’être rempli par Dieu. Vertu ni active, ni passive – nous connaissons bien ces gens qui disent au Seigneur : « va-t’en, je n’ai pas encore fini de travailler pour toi ! » – vertu ouverte, pauvreté du cœur, humilité. « Bienheureux es-tu, Simon, fils de Jonas » (Mt 16, 17), dit le Christ. C’est la vraie humilité qui nous fait voir. Et à l’effort humain répond la grâce divine : « Ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux ».
Est-ce que Pierre était en extase quand il répond au Christ ? nullement. Mais il se trouvait dans un état spirituel d’ouverture du cœur, non passif comme un instrument, mais dans cet état ouvert où volonté de Dieu et volonté de l’homme se rencontrent, état indescriptible, comme si c’était un, et pourtant il y a deux. Remarquez que le Christ souligne : « Mon Père qui est dans les cieux ». Il eut pu dire plutôt : « l’Esprit-Saint ». Mais il ne le dit pas encore, il le dira seulement dans le dernier discours, seulement au dernier moment, quand il pourra dévoiler aux Apôtres la place de l’Esprit-Saint. Ici il doit encore parler d’une façon voilée.
Pour confesser le Christ, on ne peut uniquement le faire par la personne humaine, mais aussi par l’Esprit-Saint qui garde la vérité. Dans son dernier discours notre Seigneur rappellera, dévoilera, que l’Esprit-Saint envoyé par le Père, « vous enseignera toutes choses, et vous rappellera ce que je vous ai dit » et aussi « que l’Esprit de vérité, qui procède du Père... rendra témoignage de moi, et vous aussi, vous rendrez témoignage » (Jn 16, 27). Ainsi, l’Esprit-Saint est témoin, et vous êtes témoins, l’Esprit-Saint parle en vous, et vit dans l’Église, ainsi l’unité humaine est soudée, réunie au Saint-Esprit dans l’Église.
Cette unité n’est jamais un collectif a-personnel ; les Apôtres ont bien chacun leur personnalité, c’est l’unité conciliaire des personnes, qui ont chacune leur valeur unique, irremplaçable, dans l’Église.
« Personne ne peut dire que Jésus est le Seigneur ; si ce n’est par l’Esprit-Saint » (1 col 2/3). Ainsi quand les Douze parlent par la bouche de Pierre, c’est le premier indice de la foi où l’homme agit en même temps que l’Esprit. C’est en même temps la « formule de base » des conciles.
Le Christ poursuit : « Et moi, je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16,18). Deux choses à remarquer : nous sommes tous d’accord, étant chrétiens, que la pierre est le Christ, base de l’Église ; le mot « pierre » ou « rocher » est fréquemment employé dans l’Écriture, aussi bien dans la langue biblique que dans les Évangiles pour désigner le Christ. Même les traditions non chrétiennes appellent roc le fondement du monde, la colonne sur laquelle repose le monde, ce roc, c’est d’abord 1a volonté divine, base du monde c’est ensuite le « durcissement » de l’infini, la limitation de l’infini au fini. Dieu se définit, se pose, limite sa toute-possibilité, par condescendance, par kenosis. Il se concentre, et dans cet incalculable, cet infini, il choisit un monde : le nôtre. Ainsi, en parlant de l’Église, il est normal que le Christ parle de la « pierre », indiquant une certaine limitation, un choix. C’est le petit troupeau qui doit agir, c’est la spécification d’un groupe, qui a sa volonté fixée sur un point spécial pour une mission spéciale.
S’il existe beaucoup d’autres images de l’Église, épouse du Christ, vigne du Seigneur, une des images préférées est certes celle du temple, construction où chacun de nous coopère. Dans l’image de l’arbre ou de la vigne, nous voyons plutôt une continuation organique, mais dans l’image du temple, comme dans la vision d’Hermas, nous sommes des pierres vivantes, pierres qui se posent les unes sur les autres, le Christ étant pierre angulaire, et nous pierres coopératrices. Le Christ reviendra souvent à l’image du temple, par exemple : « En trois jours, parlant de Jérusalem, Je le rebâtirai... mais il parlait du temple de son corps » (Jn 2, 19-21).
Le Christ dit à Pierre : « C’est mon Père qui t’a inspiré, mais c’est Moi maintenant qui te dis… » (Mt 16, 18) Le Père témoigne, comme au baptême du Christ, comme à la Transfiguration, texte qui rejoint l’autre texte : « Vous serez mes témoins et l’Esprit-Saint sera mon témoin…[1] » Témoignage réciproque, indispensable, car si l’on témoigne pour soi, le témoignage est nul (cf. Jn 5, 31).
« Je bâtirai mon Église... » ; qu’est-ce que l’Église, cette vigne, cette construction ? C’est quelque chose d’intermédiaire entre le temps du Christ (historique) et le royaume des cieux (eschatologique). Le Christ ne dit pas « je bâtis », mais « je bâtirai ». C’est une promesse seulement. Mais cette promesse d’une Église, elle est venue parce que les Apôtres ont confessé la plénitude de la vérité, le Christ vrai homme et vrai Dieu, dans l’unité de la foi. Telle était la condition première pour que l’Église naisse ; sous l’inspiration divine, les Apôtres confessent la vérité et reçoivent la promesse de l’Église. Le cercle des Apôtres, avec le Christ au milieu d’eux, n’était pas encore l’Église selon les propres paroles de Jésus ; c’en était seulement le contour, le lieu spirituel.
Quand l’Église apparaît-elle ? Quand le soldat romain perce le côté du Christ, et que le sang et l’eau s’en échappent, quand le Christ meurt et ressuscite, quand Il apparaît aux Douze les portes fermées et souffle sur eux, alors naît l’Église !
Tous les Pères de l’Église l’ont dit : pour que l’Église ait la possibilité d’être bâtie, il est indispensable, non pas seulement de croire en Dieu, ni déjà à la Trinité, mais de confesser la plénitude de l’humanité unie à la plénitude de la Divinité. Voici la nouvelle base du monde, la première condition est cette proclamation. Cette « pierre » n’est pas une croyance quelconque, mais c’est la foi dans le Christ Fils de Dieu, Fils de l’Homme.
Le nom définit la place exacte dans le plan divin. Chaque apôtre reçoit son nom ; ce n’est donc pas en vain que le Christ nomme Pierre Simon fils de Jonas. Ce nom lui est donné solennellement à un moment solennel. Or, que montre par excellence Pierre, la vie de Pierre ? Quelle est la place remarquable de la vie de Pierre ? C’est la place du pardon ! Pierre qui va fortifier ses frères après avoir trahi, après avoir pleuré, Pierre qui va renier trois fois et à qui le Christ pardonnera trois fois. Car la société chrétienne n’est pas basée sur la loi, sur la justice, sur la discipline. La société nouvelle est basée sur cette nouvelle pierre, sur ce nouveau fondement, sur le pardon ! L’Église commence parce que le Christ pardonne ! Pierre demandera au Christ : « combien de fois doit-on pardonner ? » Et le Christ répondra : « soixante-dix fois sept fois », c’est-à-dire à l’infini (cf. Mt 18/22). Je donnerai le royaume en pardonnant à ceux qui pardonnent. Et qu’est le sacrement de la confession, sinon celui du pardon ?
C’est Pierre qui renie et c’est Pierre qui est vraiment l’image du pardon. Il a montré toute la faiblesse humaine – il trahit, non devant les grands, mais devant le concierge. Et Pierre, c’est bien nous, dans toute notre faiblesse. Nos emballements, nos bêtises, Pierre est tellement humain ! il tombe, puis il demande pardon. C’est beau de tomber et de se relever en faisant pénitence ; ces larmes de Pierre, c’est le ciment de l’Église. Pierre, à qui il a été tant donné, nie son Dieu, son Sauveur, son Maître pour une bagatelle. Et c’est la triple promesse de l’Église, le triple pardon : « Fais paître mes brebis… » (Jn 21, 16) Promesse aussi : « Je te donnerai les clefs du Royaume » (Mt 16, 19). Promesse seulement ; promesse que le Christ donnera à tous les Apôtres, après la résurrection, quand il viendra parmi eux les portes fermées et soufflera sur eux tous le souffle de la Divinité : « Recevez l’Esprit-Saint… » (Jn 20, 22). « Je vous envoie comme le Père m’a envoyé… » (Jn 20, 21). A-t-il donné cette mission à Pierre seulement ? Non, il l’a donné à l’unité apostolique, à tous et à chacun en tant qu’ils sont un, que nous sommes un. Tous ont eu ce qu’à Pierre il a promis. Pierre a reçu le premier la promesse.
TROISIÈME CERCLE : Ensuite, enfin, vient le troisième cercle lentement préparé. Le Christ découvre le troisième sens, centre de l’Église, la lutte entre la mort et la vie ; « Dès lors Jésus commença à faire connaître à ses disciples qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, qu’il souffrît, fût mis à mort, et ressuscitât le troisième jour… » (Mt 16, 21), lutte entre le séjour des vivants et le séjour des morts et pour que commence cette lutte entre l’enfer et la cité de vie, pour que l’on commence à entrer dans le troisième cercle, la mort de Dieu, la descente de Dieu aux enfers, son abnégation, et son humiliation étaient nécessaires. Pour vaincre la mort, le Christ brise la porte de l’enfer et ressuscite le troisième jour ! C’est la troisième initiation qui ouvre le grand secret : « Vous avez cru en Moi, vous avez confessé solennellement la plénitude du Dieu-Homme, vous avez reconnu Mon incarnation, voici maintenant la rédemption... »
Et ici commence la chute de Pierre... « Pierre, l’ayant pris à part, se mit à le reprendre et dit : "À Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne t’arrivera pas". Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre : "Arrière de moi, Satan !" » (Mt 16, 22-23) car si le Christ ne meurt pas pour nous, où est l’Église, où est le pardon ? Pierre qui a vu, non par un raisonnement, mais par une vision directe, qui a vu par le cœur la beauté divine du Christ, qui a vu le Fils de Dieu en lui, Pierre, troublé par la mort du Dieu pour que l’homme ressuscite ne le supporte pas, ne supporte pas l’humiliation de son Dieu, il s’isole de l’humanité : « l’ayant pris à part ». Le schisme commence : Pierre « se mit à reprendre le Christ ». À peine a-t-il été dit « bienheureux » qu’il donne des leçons à Dieu ! Fragile est l’homme ! Pierre veut sauver la gloire de Dieu ! Combien de crimes les chrétiens n’ont-ils pas commis pour sauver la gloire de Dieu, comme si Dieu tout-puissant et éternel avait besoin d’être défendu ! Et le Christ, qui vient de nommer Pierre « bienheureux », le nomme maintenant du nom le plus terrible, le plus dur : « Satan » ! Car selon la tradition, la chute de Pierre est bien celle de Satan au commencement. Satan, Lucifer, ange de lumière, celui qui chantait son Dieu mieux que les chérubins, et voulait devenir comme Dieu, s’entend répondre par Dieu : Es-tu capable de prendre le chemin de l’abnégation, es-tu capable de te crucifier et de servir l’homme et la matière ? Non ! C’est, moi, Dieu, qui le ferai, qui prendrai le chemin de la Croix... Et Satan est troublé, Satan est incapable de supporter l’humiliation de son Dieu. Il comprend aussi qu’il n’existe dans sa propre splendeur que par l’humiliation divine, il voit que sa propre lumière est liée à la kénosis de Dieu... Pierre devait tomber pour comprendre ; il ne pouvait comprendre immédiatement.
Ainsi, pour résumer, le deuxième cercle peut être défini par la plénitude de Dieu Homme ; le troisième cercle est basé sur : Tout existe par l’amour ineffable de Dieu qui s’humilie pour notre gloire.
La tentation de Pierre, si on la scrute profondément, était de dire à Dieu : « impose-toi au monde comme Dieu ! » Pierre ne voulait pas accepter la liberté que Dieu respecte dans l’homme, car Dieu veut que l’homme L’accepte sans crainte extérieure : tel est le grand cercle dans lequel nous entrons pour bâtir l’Église dans la liberté absolue, car Dieu ne S’impose pas, Il propose.