Bulletin des amis de l’Orthodoxie, « Cahier Saint Irénée » n°2, 1939 réédité aux éditions de Forgeville n°3.
Mot, Nom, Verbe, Parole... sont coexistants à ce qu’ils expriment ; ils ont une valeur en eux-mêmes. Il faut distinguer le sens réel du mot de celui qu’on lui attribue souvent par ignorance ou mauvaise volonté. On peut défigurer, aplatir, fausser même le sens du mot et, dans ce cas, la réaction qu’il provoque est affaiblie. Il résonne faux ou sa tonalité devient très faible. Mais toutes les misères qu’on peut faire aux mots ne changent point leur essence qui est autonome. Les hommes, même ceux qui sont loin de toute philosophie, de toute mystique, hors de l’Église, connaissent et constatent à chaque instant cette force autonome du mot. Lorsque l’humanité veut créer ou détruire, la lutte autour du mot devient acharnée ; les mots de l’ennemi sont attaqués, ils prennent un sens péjoratif, parfois même une « mauvaise réputation ». Les mots peuvent tuer et ils peuvent guérir (par exemple : le Nom de Jésus). Ils ont leur histoire, leur vie, avec des périodes de décadence et de prospérité ; ils n’ont pas chacun une égale valeur et sont régis par une hiérarchie rigoureuse et compliquée. Les uns demeureront éternellement, les autres ont dans le monde une vie aussi courte que celle d’un papillon.
Il y a deux catégories dans les mots éternels :
1° Les « Noms divins », c’est-à-dire les mots choisis par Dieu même pour manifester en partie Sa nature à l’humanité (par exemple : Bon, Éternel, Amour, enfin... Dieu).
2° Les noms choisis par l’Église. Ils sont les portes de la connaissance parfaite, les clefs des mystères (par ex. : Trinité, unité, catholicité, déification, enfin... Orthodoxie).
Chaque mot a sa valeur, sa force dynamique. Une prudence dans l’emploi est conseillée en général par la Révélation (épître de saint Jacques) ; les mots-Noms divins et ceux de l’Église demandent de nous un grand respect, une piété consciente. Les employer inutilement, à la légère, est une espèce de blasphème. Les mots sont les portes qui nous ouvrent la connaissance de l’essence des choses. Rétrécir leur sens, c’est entraver les portes, dégager leur sens, c’est ouvrir les portes à tous ceux qui désirent entrer dans la lumière.
Pour clore ce court aperçu sur le mot-nom, nous citerons le cas frappant du mot choisi par l’Église primitive : catholicité. Il a traversé trois périodes différentes.
Inspirateur des premiers siècles, de l’époque dite « des Pères », choisi comme critérium de la Vérité, riche, éclatant, objet de la foi (Credo de Nicée), il exprime la qualité de la doctrine de l’Église ; peu à peu, il tombe en décadence : le schisme entre Rome et l’Orthodoxie, les luttes religieuses de la Réforme font de lui un terme qui désigne l’universalité géographique de l’administration romaine. Même sous la plume de Joseph de Maistre il reste extérieur, n’inspirant aucun nouveau mouvement religieux. Mais il est retrouvé par la pensée russe-orthodoxe. Dans la première partie du XIXe siècle, Khomiakoff (il écrivait en français) dégage l’âme du mot catholicité (en russe : sobornost). Ce mot est repris par une pléiade de théologiens et de philosophes, accepté avec enthousiasme par le peuple, béni par la hiérarchie. « Catholicité » resplendit à nouveau, mais enrichi par les rudes expériences, aidant les êtres à goûter à la totalité spéciale de l’Église. Au XXe siècle, il déborde les frontières de l’Orthodoxie et gagne du terrain chez les penseurs et les théologiens occidentaux et dans les mouvements du monde protestant et romain. Les Winnaert, les Heiler, les Jani, les Congar le propagent. Beaucoup de préjugés, de malentendus sont vaincus par ce mot qu’on ne comprenait plus, qu’on employait volontairement ou involontairement mal à propos. Les grandes questions comme Culture et Église, Race et Église, Tradition et Vie sont résolues d’un coup par le mot « Catholicité ».
Il n’existe pas de mot plus défiguré, c’est un grand mutilé de guerre spirituelle. Et pourtant, c’est lui, ce mot céleste, qui peut apporter le salut à notre monde actuel, préparer la gloire lumineuse de l’Église à notre époque.
Si l’unité, la sainteté, la catholicité, l’apostolicité de l’Église (compris au sens le plus juste) dépeignent l’extérieur de l’Église, le Corps de l’Église, Église Corps du Christ, le mot Orthodoxie est la révélation du cœur, de l’âme de l’Église. Si la Catholicité embrasse tout, l’Orthodoxie creuse tout. Elle est la mesure des profondeurs.
Orthodoxie est un mot d’origine grecque, composé de ortho : juste-droite et de doxa : glorification. Sans faire une analyse approfondie, on s’aperçoit aisément à quel point le sens véritable du mot Orthodoxie est différent de ce que l’on pense généralement. Certes, dans le mot Orthodoxie il y a l’idée de droiture (ortho) mais non la droiture d’esprit ou la droiture d’idée, car droite-juste est le complément du verbe glorifier, et la glorification est beaucoup plus large qu’une pensée, une conception. Elle peut être spontanée ; elle englobe l’être total ; parfois elle réclame un geste, un cri, et parfois toute la vie. La vie des Anges est la glorification. Selon David, tout ce qui respire loue l’Éternel !
Certes, dans la langue grecque, et c’est un cas unique, glorification, gloire (doxa) est de même racine que penser (dokeo), mais cette parenté du mot gloire et du mot penser enrichit plus la pensée qu’elle ne rationalise la glorification. Il est utile de souligner que dans l’esprit grec, l’intelligence ou le monde de l’intelligence (logos, noûs, etc.), n’était pas séparé de la passion, ni de la vie, ni de la nature ; le divorce entre la pensée et la vie fut commencé par saint Thomas d’Aquin et accentué par la culture post-cartésienne.
Le voisinage du qualificatif juste et du verbe glorifier peut paraître paradoxal, et pourtant, c’est ce qui fait la richesse de ce mot. Le mot Orthodoxie exige la qualité de la glorification et en même temps réclame l’objet digne de cette glorification. Du même coup il définit, deux choses : l’attitude de ceux qui glorifient et la dignité de ce qui est glorifié.
Il est probable que le mot Orthodoxie ne soit que l’abrégé de la préface eucharistique. Leur résonnance est semblable, et, de même que la préface était chantée dans l’antiquité, les portes fermées, pour les fidèles seuls, de même le mot Orthodoxie n’est pas cité dans le Credo destiné aux catéchumènes. L’un et l’autre occupent dans l’Église, le Corps du Christ, la place du cœur. Il y a maintes préfaces, toutes sont composées de même manière. Donnons-en un schéma :
Le prêtre dit : « Élevons nos cœurs ! (Haut l’esprit) ».
Le peuple répond : « Nous les avons vers le Seigneur ».
Le prêtre invite : « Rendons grâces au Seigneur... »
Le peuple accepte : « Cela est juste et raisonnable... »
Le prêtre reprend ou défend la cause en disant : « Il est juste, équitable et salutaire... de glorifier, d’adorer, d’honorer...Dieu... Père, Fils, Saint-Esprit... invisible, inaccessible... pour tous Ses bienfaits... Qui est chanté par les esprits les plus célestes : Saint... »
« Élevons nos cœurs ». « Nous les avons vers le Seigneur ».
Par ce dialogue, l’Église se met dans l’état « juste » pour glorifier son Dieu.
Les premiers chrétiens jeûnaient, passaient la nuit dans l’Église ; maintenant encore, avant d’atteindre ce moment solennel ils se réunissent dans un lieu choisi : le temple où l’humanité apporta tout son art, tout ce qui est le plus beau dans le monde, couleurs, mélodies, fleurs, lumière, et dans ce cadre ils purifient leur âme, se détachent des « soucis de ce monde », éclairent leur intelligence par l’Écriture... toute une culture de la glorification, pour parvenir au sommet de la longue préparation eucharistique : « Élevons nos cœurs ! ». C’est là « le peuple orthodoxe » ; s’ennoblir au Nom de Dieu que l’on veut glorifier, c’est là le sens de la culture orthodoxe.
« Rendons grâces au Seigneur... » « Cela est juste et raisonnable » la suite de ce dialogue met en question la dignité de Celui qu’on glorifie ; Dieu est-il digne d’être adoré par les hommes ? Mais ce qui est le plus grandiose dans la préface et en même temps dans le mot Orthodoxie, c’est que le prêtre attend le consentement du peuple pour glorifier Dieu. L’homme juge s’il est juste qu’il soit glorifié ! Ayant reçu l’approbation, le prêtre défend la bonté, la grandeur de Dieu. Dignité de Dieu, dignité de l’homme, dignité de l’Église, telle est la royauté du mot Orthodoxie.
Si à la notion de « catholicité » s’oppose l’esprit partial, hérétique, sectaire, à l’ « Orthodoxie » s’oppose l’esprit de restriction, de diminution de la valeur religieuse, l’esprit de platitude et de profanation.
On pourrait dire que la notion catholique est horizontale, la notion orthodoxe (ortho : droite ; doxie : glorification, mouvement de bas vers le haut) est verticale, et que les deux forment la Croix du salut du monde !