TRIADES ONTOLOGIQUES ET TRIADES SOTÉRIOLOGIQUES
Article publié dans le bulletin « Présence orthodoxe » en 5 parties dans les numéros 1 à 5, de 1967 à 1969 réédité aux éditions de Forgeville n°4.
L’intelligence du XXème siècle oscille quant au général dans une imprécision impressionnante, tout en étant très précise quant au particulier – la technique par exemple. La majorité des chrétiens ne sait plus elle-même se retrouver au sein de cette Babylone changeante.
Il nous semble utile de revenir aux bases essentielles de la métaphysique orthodoxe, de tracer les structures élémentaires afin que le croyant, appelé à être fils de lumière et non victime des « éléments du monde », ne soit pas chancelant, poussé par les vents passagers d’idéologies aussi multiples que subjectives et aléatoires.
Quelques schémas dogmatiques, points de repère dans la complexité du monde moderne, seront salutaires.
Nous pourrions, certes, commencer par les deux dogmes principiels de notre religion qui éclairent et transforment notre esprit (nous y reviendrons plus tard), c’est-à-dire la Divine Trinité et l’Incarnation du Verbe, mais étant donné que l’univers avec le succès de l’homme dans la conquête des espaces cosmiques et l’anthropologie (la connaissance de l’homme par lui-même) attirent plus l’intérêt actuel que la théologie (la connaissance de Dieu), nous jugeons bon d’ouvrir notre étude par l’énumération des triades élémentaires qui saisissent le total de la création dans ses rapports intérieurs. Nous essaierons donc de la présenter aussi simplement que possible.
Nous avons dit : triades et non : Trinité, car selon la terminologie orthodoxe la Trinité ou Tri-Unité n’est propre qu’à Dieu lui-même, en Qui les Trois sont Un, distincts et égaux. Les triades, reflets de la divine Trinité, ne sont pas toujours égales, ni toujours parfaitement une ; elles contiennent, parfois, l’inégalité ou une unité anémiée ; enfin, leur troisième terme peut être la synthèse des deux premiers. Quelles sont, afin de clarifier notre vision du monde, ces triades annoncées ?
La première est :
La seconde est la distinction dans le créé du :
La troisième est la distinction dans l’homme de :
Nous nommerons ces trois triades : ontologiques. Elles prennent la création en tant qu’œuvre de Dieu, mais le péché a engendré de nouvelles triades, en lutte intestine, introduisant dans l’évolution du monde des soubresauts tragiques.
La première distingue dans la création trois aspects :
La deuxième concerne l’homme intérieur après le péché, trois volontés agissant en lui :
Le péché, entré dans le monde, suscite le salut ; c’est la raison pour laquelle nous appellerons ce type de triades ; sotériologiques (du grec « soteria », salut).
Nous avons choisi ces cinq triades parce qu’il nous paraît qu’elles sont les plus urgentes à connaître pour ordonner notre pensée et orienter notre action, laissant de côté les analyses unifiantes des triades plus subtiles.
L’univers en sa totalité, pour la plupart des anciens et des modernes est, psychologiquement, inconsciemment, éternel, non créé, infini. Le grand nombre, sinon la majorité, applique à la création les qualités divines, confondant l’universel et Dieu. Pour nous, le monde est relatif à la volonté divine, n’existant qu’en proportion où Dieu le veut. Il n’est pas « en soi » mais de, par et en Dieu. Il est Sa création.
Quelques-uns, par contre – donnons leur le qualificatif de « spiritualistes » – ne voient en la création qu’apparences, illusions, une sorte de manifestation de l’Esprit absolu. Le monde perd du même coup sa réalité et sa valeur propres. La foi orthodoxe, tout en reconnaissant la relativité de l’univers, proclame sa réalité, sa valeur et ceci au bénéfice de la matière autant qu’en celui de l’esprit. Dieu créateur confère à la créature une autonomie et la gratifie de la liberté.
Le monde[1] est de Dieu, mais autre que Dieu. Retenons donc : la dépendance de la créature du Créateur d’une part et, d’autre part, son existence propre. Sans Dieu, le monde n’existe pas ; par Dieu, il existe en soi, n’étant pas Dieu. L’univers est réel mais ni éternel en lui-même, ni infini en lui-même. Nous ne pouvons ni dévaloriser la nature, ni la surestimer en lui réclamant une qualité absolue.
Une phrase pourrait définir les rapports entre l’incréé et le créé, le Créateur et la création : l’Incréé est transcendant absolument, par sa nature, et totalement immanent par son action. En effet, la Divinité transcende tout ce que nous pouvons imaginer ou penser d’Elle. Elle est ineffablement autre. Aucune mesure de comparaison ne lui est applicable. Pourtant, en Dieu « nous avons l’être, le mouvement et la vie ». Il pénètre tout. « Il est partout et nulle part » écrit St-Cyrille de Jérusalem (IVe siècle) et, comme énonce l’apôtre Paul : « Tout est de Lui, par Lui et en Lui » ; ajoutons : rien n’est Lui. L’Innommable dans Son action se montre, se révèle[2] à l’être partiellement, en tant « qu’il peut le porter », supporter sa manifestation (théophanie). Et nous constatons parfois que la créature peut ignorer – volontairement ou involontairement – son Créateur. Un moine athonite se prosternant un jour devant un athée, ce dernier, surpris du geste, lui en demanda la raison ? « Je me prosterne, répondit le moine, devant Dieu qui est en toi, Dieu que tu ignores ». La différence dans ce contexte entre l’athée et le croyant vient du fait que le premier vit en Dieu inconsciemment et le deuxième consciemment.
La transcendance de l’Incréé du créé et la dépendance du créé de la volonté de l’Incréé, font que la créature est à l’image du Créateur, mais si la créature est à l’image de Dieu, Dieu n’est pas à l’image du monde. Il est inimaginable, insaisissable.
Nous avons indiqué plus haut que les triades sont des reflets imparfaits de la Divine Trinité, et que l’univers et ses parties en sont des images-ébauches. Un théologien orthodoxe moderne propose la comparaison du portrait : le portrait, image de celui qu’il représente, n’en a ni le corps, ni la pensée, ni le destin... Cette comparaison n’est pas adéquate, elle peut, néanmoins, nous aider à comprendre que l’univers et l’homme lui-même à l’Image divine, n’expriment qu’une partie infime de la Proto-Image incréée.
Nous avons touché en grandes lignes les rapports entre l’Incréé et le créé ; complétons nos remarques par le troisième terme : le devenir du créé.
Une des caractéristiques du créé est qu’il est en devenir. Dieu a tiré l’univers du néant à l’être, non afin qu’il demeure tel qu’il est né, mais pour qu’il progresse librement avec Son concours, vers l’épanouissement, la déification, l’union à Dieu pour que Dieu soit tout en tous et que le monde atteigne la perfection transfigurée.
Cela nous amène à la définition suivante : le monde n’est pas absolu ; relatif, limité, temporel (des milliards d’années ou mille ans ne changent en rien le problème de sa temporalité), il est axé vers la perfection. Selon l’expression d’un philosophe, le monde est absolu en devenir, éternel en devenir, illimité en devenir. Tel est le plan divin que la théologie désigne par : économie divine[3].
L’économie divine ! Elle achète le plus faible progrès de l’homme par le dépouillement, l’abnégation de Dieu Lui-même ; les Pères disent : la « kénosis »[4]. Le paroxysme de la kénosis (abnégation) est l’Incarnation du Verbe qui déclenche le plus formidable progrès – même dans la matière – : la déification.
Deux tendances contredisent la Révélation : l’une qui considère l’univers statiquement, emporté par un rythme sans but, l’autre qui reconnaît l’évolution du monde, en ignorant la kénosis divine, la participation du Créateur à notre devenir.
Récapitulons. Le chrétien orthodoxe se conforme vis-à-vis du monde à une triple attitude.
Il ne l’absolutise pas, sachant sa dépendance du Créateur et ne lui demande rien au-delà de ses limites. Il ne le méprise pas et l’aime car il est l’œuvre du Créateur. Il sert la création en la transformant selon le plan divin.
Le chrétien orthodoxe adoptera une semblable attitude envers l’humanité et se souviendra qu’elle est création. Qu’il ne réclame pas à la société, à son prochain, ni à lui-même plus que leurs possibilités. Qu’il aime l’homme, car l’homme est le chef-d’œuvre du Créateur et qu’il le serve en but de sa vocation divine.
(Fin de la 1ere partie - à suivre)
[1] « Monde » a deux sens : dans les Écritures et dans la théologie. Le monde-création, œuvre de Dieu « Et Dieu vit que c’était beau » ; le monde complexe des passions (haine, jalousie, luxure) ; il est laid. Nous devons aimer le premier et fuir le second.
[2] « Révélation » (apocalypse) a un double sens : se dévoiler et se voiler. Dieu se révèle ici et se cache là. L’Incarnation, sommet de la Révélation, dévoile la Personne du Fils, co-éternel au Père et à l’Esprit et cache sa divinité par son humanité et sa forme d’esclave.
[3] « Economie » vient du grec : « oikos » et « nomos » ; maison et loi ; de là le sens de gérer la maison, dresser un plan d’organisation, distribuer les biens.
[4] « Kénosis » : du grec « Kenos » : vide, privation, abnégation, dépouillement.