Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !
Aujourd’hui, mes amis, comme c’est le jour de ma fête, permettez-moi de ne pas vous commenter, exceptionnellement, l’Évangile du dimanche, mais de vous parler d’un autre sujet, de faire un genre de confession, une mise au point de l’œuvre que je dirige et à laquelle vous collaborez – c’est-à-dire l’Orthodoxie occidentale, l’Orthodoxie française –, de ce qu’humblement j’essaye d’apporter à cet effort admirable, et de ce qu’il peut produire dans l’avenir si nous suivons la volonté divine.
L’Orthodoxie occidentale, l’Orthodoxie française ! Elle se définit par ces deux mots : Orthodoxie et occidentale, ou française. Le premier terme : Orthodoxie, qu’est-ce à dire ? Est-ce quelque chose d’anti-romain, d’anti-protestant ? Non. Ce n’est rien de contre, car être contre serait un esprit de schisme.
L’Orthodoxie, mot étrange qui couvre une réalité merveilleuse. L’Orthodoxie, c’est la source de toutes les Églises, l’Église elle-même comme mère des autres Églises ; ce n’est pas un retour artificiel vers le passé, mais la présence de cette source dans les temps actuels.
L’Orthodoxie, prédominance de la vie chrétienne sur la doctrine abstraite, non qu’elle ne nous instruise – elle nous instruit à temps et à contretemps –, non qu’elle laisse de côté l’intelligence – elle la nourrit par la connaissance de la théologie et fortifie notre volonté – , mais au-dessus de la connaissance abstraite, l’Orthodoxie à l’image de l’Église indivise des premiers siècles ou de l’Église tout simplement, est la vie dans cette Église et dans l’Esprit-Saint.
Étrange Orthodoxie, étrange Église primitive présente dans les temps actuels. Elle ne contraint personne et pourtant l’on s’attache à sa vérité de telle manière qu’aucune épreuve ne peut nous en détacher, nous en arracher. Pourquoi ? Parce que dans les autres formes confessionnelles, on est lié à la confession par logique humaine, par intérêt spirituel, par contrainte et même par crainte d’être perdu – hors de l’Église, point de salut. On adhère à quelque chose en dehors de soi. Le mystère de l’Église des premiers chrétiens, de l’Orthodoxie de tous les temps, réside dans le fait qu’en elle, on est ; et bien plus que lorsqu’on s’accroche à quelque chose d’extérieur. J’ai connu des gens qui, ayant beaucoup souffert dans leur vie, subi de nombreuses attaques d’incompréhension de la part des orthodoxes, ne pouvaient cependant extraire leur attachement à l’Orthodoxie, sentiment qui pourrait être comparé à l’attachement au sol, à la patrie. Lorsqu’on est orthodoxe, on l’est organiquement, parce qu’on devient « Corps du Christ » non du point de vue d’une belle organisation ou de la fierté d’appartenir à une immense Église, ou parce que nous nous sentons forts en elle, mais parce que nous sommes « chair de sa chair, os de ses os ». Quand Adam vit Ève, il s’écria : « Voici la chair de ma chair, l’os de mes os ! »[2] L’Église du Christ, que l’on nomme maintenant orthodoxe, répond au Second Adam : « Nous sommes la chair de Ta chair, l’os de Tes os ». Nous sentons par l’Orthodoxie, unité tout intérieure, couler dans nos veines le sang de la Vierge.
L’Orthodoxie : certes, où est la liberté, sont parfois les difficultés, les disputes, les incompréhensions, mais aussi l’union intérieure, semblable à celle d’un enfant attaché aux entrailles de la mère. L’Orthodoxie nous fait entrer dans les entrailles maternelles de l’Église que le Christ a rachetée de Son Sang. Et voilà pourquoi nous n’avons pas, dans l’Orthodoxie, ce terrible conflit qui déchire tant de consciences, conflit entre l’Église et la science, l’Église et l’État, l’Église et notre conscience. Quelle en est la raison ? Lorsqu’il y a conflit, cela montre que l’Église n’est pas inscrite organiquement en nous. S’il se dresse un conflit entre l’Église et ma conscience, l’Église et mes convictions politiques, son enseignement et mes aspirations spirituelles, initiatiques ou scientifiques, c’est qu’elle n’est pas encore devenue chair de ma chair, os de mes os, qu’elle demeure extérieure à moi, s’imposant comme une autorité et une doctrine extérieures. L’enseignement de l’Église orthodoxe est différent ; il nous introduit dans les Mystères par la liturgie et la prière, par notre entrée dans la communauté et l’entrée dans sa vie.
Mais, je veux, aujourd’hui, dire ici la grandeur des Églises orthodoxes d’Orient. Elle ne consiste pas seulement en ce que l’âme slave sache si bien prier, ou que les Grecs soient de merveilleux et uniques poètes, tels un Damascène ou un Roman le Mélode. Elle n’est pas non plus seulement en la souffrance endurée par d’innombrables martyrs pendant que l’Occident jouissait de la tranquillité ; certes, tout ceci est grand, tout ceci est magnifique et peut nous fournir d’admirables exemples dignes d’apologie, mais ce qui est irremplaçable dans l’Église d’Orient, c’est qu’elle nous a préservé au travers de toutes les vicissitudes et les difficultés de l’histoire de l’humanité, cette Église-Mère, cette Église organique, cette Église qui est une intérieurement, qui a su placer la vie au-dessus de l’abstraction, de l’organisation et de la pensée. Elle nous a préservé ! Et s’il n’y avait pas eu d’Église d’Orient pour nous garder intact ce trésor que l’on appelle Orthodoxie, nous ne pourrions pas, au XXe siècle, faire artificiellement un saut en arrière et revenir aux sources. Car, comme me dit un jour un pasteur de Genève, en nostalgie de l’Église : « Nous la cherchons, nous les protestants, mais la tragédie est que l’Église ne s’invente pas, on est dans ou on n’est pas du tout ». Ma pensée s’élance vers les Églises orthodoxes de l’Orient et leur dit : « Soyez bénies ! Vingt siècles ont passé et vous avez gardé intact le dépôt, protégé la source qui vient des siècles primitifs. »
Il incombe à l’Occident, à nous tous, de faire couler cette source ici-même. Sommes-nous contre quelque chose ? Non, mes amis. Mais l’Orthodoxie est une nécessité pour des milliers d’âmes ! Si certaines n’en ont pas besoin, qu’elles demeurent surtout là où elles sont. Je vous l’assure, c’est une nécessité, un cri de multitudes et de multitudes d’âmes, celles qui sont déjà parties de cette terre et celles qui vivent encore ou qui viendront, une nécessité de retrouver l’Église indivise, dépouillée de conflit entre ma conscience et son enseignement, mes convictions et ses dogmes, sans crise permanente entre son autorité et ma liberté, crise qui provient de ce que, l’Église ayant perdu l’unité intérieure, l’autorité, la doctrine et l’unité extérieure sont, de ce fait, placées au-dessus de la vie. C’est une nécessité et, veut-on ou ne veut-on pas, y aura-t-il des difficultés ou n’y en aura-t-il pas, de jour en jour l’Église orthodoxe grandira jusqu’à parvenir au nombre voulu par Dieu.
Et maintenant, laissez-moi vous faire une confession personnelle. Vous pouvez vous demander, à juste titre, pourquoi un Russe comme moi a donné toute sa vie à cette Orthodoxie occidentale et française ? N’eut-il pas été plus naturel qu’à ma place, ici, aujourd’hui, soit un Français ? Que vous répondrai-je ?
Durant des années, j’ai cherché ce Français, je suis resté laïc, à la quête de cet occidental cent pour cent, capable d’occuper cette place. De 1925 à 1937, je suis resté en quête, priant Dieu de me faire rencontrer cet homme et Lui disant : « Seigneur, indique-le moi, afin que je le serve et lui remette l’œuvre. Qu’il vienne, qu’il prenne cette place ! » Et je ne trouvais personne. Enfin, il vint. C’était monseigneur Winnaert. Mais, à peine avait-il posé les premières pierres de l’Église orthodoxe occidentale, à peine était-il entré dans l’Église orthodoxe, que Dieu le rappelait au ciel. Et en mourant, il me dit : « Incline ta tête et accepte de travailler à ma place ». Je ne pouvais refuser à celui qui allait quitter cette terre ; je courbais donc ma tête et fus ordonné prêtre. J’acceptais. Mais en acceptant, mes amis, il me fallait réaliser un long travail…, car – et ici nous revenons à l’Orthodoxie occidentale et française – d’un côté, j’avais certes l’assurance de sortir moi-même de cette source orthodoxe, des profondeurs des entrailles orthodoxes pour vous apporter la pure doctrine, mais je comprenais en même temps qu’il y avait un autre travail à accomplir, un travail d’abnégation. Le Christ a dit : « Celui qui ne quitte pas son père et sa mère, n’est pas digne de Moi ».[3] Pour m’attacher à vous et à l’œuvre, je devais quitter mon père et ma mère, mon passé, ma tradition culturelle, épouser l’Occident et la France, tourner le dos à l’Orient, non en ce qu’il a de précieux du point de vue de la sauvegarde de l’Orthodoxie, mais en ce qui lui est spécifique. Ce fut mon monachisme, et maintenant, je puis le dire, je suis vraiment le serviteur cent pour cent de l’Occident et de la France orthodoxe.
Il est intéressant de noter que dans tous les pays d’Europe, en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, nous voyons des mouvements de retour à l’Orthodoxie. Je pense, néanmoins, que c’est à la France de prendre le flambeau. Le peuple français possède une qualité très particulière, que l’on pourrait désigner par : esprit chevaleresque et missionnaire, « Dieu premier servi ». Un archimandrite grec me disait à Paris, il y a dix ans : « Les Grecs ont pensé, les Russes ont senti, les Français réaliseront ». Il y a, en France, un esprit de conquête, un esprit de service, un esprit de sacrifice pour un idéal. Voilà la raison pour laquelle je crois que c’est la France qui réalisera, augmentera, fortifiera, propagera et confessera cette Église orthodoxe en général et occidentale en particulier. Et Dieu me souffla que si nombre de peines nous attendent encore pour nous purifier, nous ne sommes pas loin cependant d’une réalisation merveilleuse, et qu’en grandissant, cette Église donnera une infinité de grâces aux âmes, qu’elle aidera quantité d’êtres à se retrouver non seulement dans les épreuves personnelles, mais aussi dans les épreuves mondiales. Pendant les périodes très critiques que l’Europe subira bientôt, elle donnera la possibilité de connaître, avec l’espérance d’un Péguy, la puissance du Saint-Esprit et permettra de traverser les vagues de ce monde la tête haute et confiante.
Que Dieu soit loué, Père, Fils et Saint-Esprit, aux siècles des siècles.
Amen !
[1] D’après une publication d’un recueil d’homélies des éditions Présence orthodoxe de 1971. La saint Eugraph est le 10 décembre. Cette fête a été avancée au dimanche 9 décembre 1956.
[2] Cf. Gn 2, 23.
[3] Cf. Mt 10, 37.